Mieux vaut mourir d’amour que de mourir d’ennui », écrivais-je en préface de la pièce commandée à Agnès Verlet sur le thème d’Yseult qui devait devenir Yseult et Tristan. Trente ans plus tard c’est un propos que je ne renierais pas, aussi n’ai-je jamais trouvé Roméo et Juliette, cette première pièce de Shakespeare, tragique ou désespérée.
Joyeuse au contraire, vitale, ardente, où les moments les plus sublimes d’une poésie raffinée côtoient des scènes grotesques, triviales, assaisonnées de grosses blagues subtilement obscènes ou carrément grossières. L’amour – Eros est le moteur de toute l’action. Et pourquoi les plaindrais-je ces deux-là ? qui en quelques jours vivent cent vies, approchent de l’extase foudroyante, s’y brûlent, s’y consument et très vite – parce qu’en dehors de cette extase, la vie au fond n’est pas très intéressante – en meurent.
D’ailleurs, si l’on détaille la pièce, à part les « vieux » qui, eux, y tiennent à leur vie, les autres, Juliette, Benvolio, Mercutio, Tybalt, Roméo, d’emblée ne parlent que de mort, une mort rapide, violente, glorieuse si possible, infiniment plus enviable que cette vie sans histoire, ennuyeuse et tranquille. C’est cette urgence, cette vitalité, cette joie sidérante dans l’amour et les combats, cette désinvolture face à la mort, cette franche rigolade aussi qui n’existent qu’en des temps dangereux, que j’ai souhaité faire renaître.
Apologie de la mort ? Non. Triomphe de la vie dans son incandescence. Violence des temps ? Certes, mais celle-ci n’est-elle pas récurrente qui fait que « l’on doit vivre aujourd’hui comme si l’on devait mourir demain » ?
Violence de la guerre de clans, ici les Capulet et les Montaigu, guerres civiles propres à la Renaissance italienne, mais qui embrasent toujours une partie du monde aujourd’hui. Ainsi, la musique de Monteverdi, exact contemporain de Shakespeare, jaillira-t-elle en réminiscence de ces passés intimes et collectifs, chantée par certains acteurs-chanteurs, percutée par des bruits de guerre et de fureur de la Deuxième Guerre mondiale, traversée par les musiques et danses jazzy de la fin de l’occupation.
Je situerai l’action au cours de cette période trouble où résistants et collaborateurs s’affrontaient en des temps dangereux et « déraisonnables ». J’ai souhaité m’entourer d’acteurs jeunes et fougueux. Même les « vieux » sont jeunes dans Roméo et Juliette, ils se battent, ils chantent, dansent comme des fous.
La traduction d’Yves Bonnefoy, le poète, a su rendre à la fois le lyrisme, les métaphores et les jeux de mots d’un texte perpétuellement à double entente. C’est avec une joie profonde que j’aborde cette pièce de Shakespeare qui me fait pleurer de beauté à chacune de mes lectures.
Françoise Chatôt
L’espace-temps dans Roméo et Juliette s’inscrit dans une période dangereuse, une période de guerre.
Relisant Vie et Destin de Vassili Grossman, je me rends compte que durant cette épouvantable bataille de Stalingrad, les assiégés « festoient » au fond des caves, chantent, dansent, blaguent, philosophent et aiment avec une intensité exacerbée par l’imminence de la mort.
Tout se joue sur un fond sonore d’éclats de grenades, de roulements de canons et de chars avec soudain dans la poussière et la boue des ciels d’une beauté sidérante, l’éclat bleuté de la Volga, le chant solitaire d’un soldat auquel se mêlent les trilles du rossignol ou bien de l’alouette…
Je souhaiterais rendre cette alternance de beauté, de gaîté et d’amour fou avec ces moments de violence presque archaïques, une atmosphère de danger traversée de lumineuses accalmies, le sourire des deux amants transcendant toute angoisse, dans une nature de paradis omniprésente.
Françoise Chatôt
« La transposition (1944-45) voulue par Françoise Chatôt reste au stade de l’évocation. Pour le reste, l’essentiel : c’est le verbe, et le jeu. Roméo et Juliette sont des amants « résistants » qui traversent cette époque-là comme ils traverseraient toutes les époques. Et ce verbe-là est porté avec intensité par des acteurs tout simplement exceptionnels. Au bout de 2h15 passées dans un immense souffle, ce Roméo et Juliette-là ne fut que fraîcheur, générosité et émotion. L’essentiel encore. » Denis Bonneville, La Marseillaise
« On est littéralement bouleversé. Les acteurs servent magnifiquement le texte et l’intention de Françoise Chatôt de faire passer l’émotion sans rien céder, dans cette guerre des clans sur laquelle viennent se fracasser les désirs d’être, à la dynamique de l’action et de l’urgence des temps déraisonnables où l’on met les morts à table. L’urgence de la jeunesse, de l’amour et de la vie. » Frédéric Marty, ruedutheatre.com
« Un parti-pris joliment servi par une bande-son faite de bruits de guerre, de bebop et de lyrisme montéverdien. » Annabelle Kempf, La Provence
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