Il y a un mythe Galilée. Selon la vulgate, il est avec Copernic l'un des martyrs fondateurs du savoir moderne ; quant à l'Église qui le condamna, elle incarne les puissances obscurantistes du dogme et de l'autorité. Or Jean-François Peyret (qui a lu Brecht de près, et qui s'intéresse assez à la science pour cosigner des spectacles avec Alain Prochiantz, le neurobiologiste) interprète tout autre chose dans le destin de Galilée. Il y déchiffre l'avènement de la science-passion (comme on parle d'amour-passion), d'un désir de voir-savoir-pouvoir visant à se soumettre l'univers, dût-il pour cela se soumettre aux grands de ce monde.
Aussi, entre foi et raison, Peyret convoquera-t-il d'autres figures afin de compliquer le débat : celle d'un sage méfiant (Olivier Perrier), pourceau d'Épicure flanqué de sa truie, qui aura pour mission ironique d'observer l'observateur ; celle aussi de la fille de Galilée, l'émouvante Virginia (Jeanne Balibar), digne Antigone de cet Oedipe qui s'ignore.
Texte de Jean-François Peyret et d'Alain Prochiantz.
Certains, et même des amis, remarquant que mon théâtre flirte depuis quelques années avec la science (je ne formulerais pas les choses ainsi, mais enfin…) medemandent parfois pourquoi, au lieu de tourner autour du pot, je ne monte pas la pièce qui par excellence traite du sujet, La Vie de Galilée de Brecht, chef-d'oeuvre incontournable et qui brille dans le firmament du répertoire théâtral (image), un peu solitairement, tant il est vrai que le théâtre européen (il faudrait plutôt dire, continental) a comme évité, ignoré la science (et ses conséquences, la technoscience) à laquelle n'échappent ni nos vies privées ni notre vie publique.
Brecht appelait ça l'âge ou l'ère scientifique. Alors, pourquoi je ne monte pas…, etc. ? D'abord, je ne monte jamais de pièces (j'ai même oublié pourquoi) ; ensuite j'en serais probablement incapable ; enfin un reste d'esprit brechtien entretient chez moi une vague méfiance quant à l'usage des classiques. […] Nous ne monterons pas La Vie de Galilée […]. À la place nous tenterons plutôt ce que Heiner Müller appellerait un commentaire, voire une anatomie de la pièce, nous autorisant ainsi quelques variations sur des thèmes de La Vie de Galilée. Matériau, oui, et matière à réflexion, terrain de jeu aussi. Non pas jouer la pièce, jouer avec ou la faire jouer, comme joue le vieux bois.
Sur quoi jouer ou avec quoi ? Une entrée de jeu : le jeu curieux que Brecht joue avec le mythe de Galilée : car il s'agit bien d'un mythe, tout le monde connaît un peu l'histoire, tout le monde sait que Galilée s'est rétracté, nul n'ignore les démêlés du savant avec l'Église, chacun en connaît les enjeux : la raison contre la foi, le savoir contre le pouvoir, les Lumières contre les Ténèbres ; bref, se joue quelque chose comme la scène primitive de la science moderne. Eh bien, Brecht ne cherche pas à réécrire le mythe, mais à le déjouer pour en donner une nouvelle version, à le détruire pour tenir un autre discours : Galilée ne serait plus une victime mais un coupable, […] coupable d'avoir coupé définitivement la science du peuple pour la livrer aux puissants et aux intérêts qu'ils défendent. La rétractation n'est ni une tragédie ni une ruse de la raison dans l'histoire, c'est une erreur politique, une faute sociale. […]
J'ignore si notre petit théâtre est capable de reprendre à son compte une telle question, et s'il peut être à la hauteur de ce qui taraude les esprits d'aujourd'hui […]. Soit, mais que fait-on quand ces questions font le siège de votre imagination, qu'on ne sait guère s'exprimer qu'au théâtre (que cette joie demeure !), et que, selon une formule célèbre, on a des picotements au ventre pour « y aller » ? Et y aller, c'est aller voir derrière ce mythe, de quelque manière qu'on le raconte, voir ce qui le motive, voir ce qui est peut-être le motif principal de la pièce, ce qui véritablement met en mouvement Galilée, et qu'il faudrait appeler la science-passion, comme on parle de l'amour-passion. Ces deux passions ne sont-elles pas du reste les deux grandes affaires de l'Occident ? […] Ce qu'il y a de plus beau, de plus fort dans la pièce, ce qui donne le plus envie de jouer avec, c'est la peinture de cette passion de savoir. Increvable et énigmatique, car, après tout, comment nous est né ce désir de lire le grand livre de la Nature, écrit en langage mathématique, comme on sait, au lieu de se contenter de contempler le paysage ? Et ce désir de connaître est-il aussi pur et désintéressé que les fondamentalistes de la science (on parle bien de recherche fondamentale, non ?) veulent nous le faire croire ? De même que l'amour-passion n'est pas seulement le désir de l'autre mais celui de sa possession voire de sa destruction, on sait que le désir de connaître cache mal le désir de devenir comme « maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes), possesseurs, voire destructeurs. Le pur désir est désir de mort, disait l'Autre. Un jeu : qu'est-ce que la recherche de la vérité ? Et qui se cache sous le masque de l'homme de vérité ?
Extrait de notes de Jean-François Peyret
"Une création à l'univers décentré où le temps et l'espace se téléscopent. [...] une rêverie poétique et sensible sur le grand astronome avec au centre sa fille, interprétée par Jeanne Balibar [qui] assume avec retenue et une grâce très simple le personnage de cette enfant enfermée dès l'âge de 13 ans dans un couvent de clarisses." Hugues Le Tanneur, Les Inrockuptibles, 27 mars 2008
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