La pièce
Un mot du dramaturge
Une insolence débridée
Entretien avec Gérard Desarthe
Frontin : J'admire le train de la vie humaine. Nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d'affaires, l'homme d'affaires en pille d'autres : cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde.
A mi-chemin entre Molière et Marivaux, Alain René Lesage l’auteur du picaresque Gil Blas compose une comédie grinçante sur les milieux financiers de la fin du règne de Louis XIV, où le sexe utilisé comme valeur d’échange rivalise avec l’argent.. Gérard Desarthe a décidé de monter cette pièce rarement jouée, tant elle renvoie à la société de toutes les époques le miroir de ses turpitudes et de sa décadence.
Ancien laquais devenu riche, homme d'affaires, usurier, parvenu vulgaire et inculte, Turcaret aimerait être d'un monde qui le refuse. A Paris, loin de sa femme à qui il verse une pension pour qu'elle reste en province, il se dit célibataire. Il aime une baronne avide qui le méprise, accepte ses riches cadeaux et lui préfère un chevalier. On le moque, on le trompe… il finira ruiné, dépouillé, et le valet qui, hier le servait, finira par déclarer " Voilà le règne de monsieur Turcaret fini ; le mien va commencer ".
«Les hommes et les affaires ont leur point de perspective. Il y en a qu’il faut voir de près pour bien en juger et d’autres dont on ne juge jamais si bien quand on est éloigné» La Rochefoucauld
" Des hommes et des affaires ". Voilà le point de perspective de Turcaret sous deux distances de regards au travail dans le texte de Lesage. Turcaret, le rôle titre est le point focal d’une perspective qui s’inscrit dans le plan de l’époque : celle des prédateurs de la finance qui, par ces temps de disette et de froid de canard, s’emplument et se pavanent au crépuscule du règne où le jeu, sous toutes ses formes, dame le pion de la grâce sanctifiante des théologiens. Rien dans la vie individuelle et sociale de ce début de XVIIIème siècle n’est sérieux.
Tout est jeu et seuls réussissent ceux qui font du jeu le principe même de leur existence, le grand art est d’en faire un art de vivre. Le monde est devenu horizontal et quantitatif, avoir c’est être, exister c’est paraître. Tant qu’on singe la cour. Le scandale d’une richesse ostentatoire, bâtie sur la spoliation et l’usure, fait de Turcaret la "tête de turc" idéale d’un peuple aux prises avec l’urgence de la survie quotidienne. La haute aristocratie régnante y trouve son compte : haro sur le parvenu ! Mais ce point focal de la rancune de proximité, n’est qu’un trompe-l’œil chez Lesage. Derrière le bouc émissaire s’annonce le sacrificateur aux mains blanches : Frontin, le valet auto-promu valet-maître. Lui, dont la convention théâtrale avait fait du jeu le principe même de son existence, devient, avec Lesage, le maître du jeu: le metteur en scène de son propre règne sur le sacre d’une comptabilité bien ordonnée, rien que des additions. Frontin ne réclame plus ses gages, il se paie cash sur la comédie humaine " des hommes et des affaires ". Ce froid réalisme de la logique comptable, morale ultime du jeu social, en disait peut-être trop sur la vérité des temps.
Les financiers parvenus et leurs Comédiens Français protégés, se contrarièrent de ce miroir trop lucide et trop proche. Le réconfort pouvait-il venir d’en haut, du regard exotique de ces deux clandestins Asmodée et Don Cléofas, sortis du Diable Boiteux, que Lesage pose ici en voyeurs de la représentation ? Mais qui sont-ils ces voyeurs ? : " Je m’appelle Asmodée surnommé le Diable boiteux. Je suis le démon de la luxure ou, pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon " L’autre, Don Cléofas, un jeune étudiant à déniaiser au cours d’un voyage où le démon de la luxure lui soulève le toit des maisons et celui du Théâtre Français. Ils y sont. Lesage les place au centre de ce panoptique social : le théâtre, scène et salle. C’est sur le mode du constat qu’Asmodée reconnaîtra son œuvre. Le fonctionnement débridé de ce microcosme affairé est mu par le désir, aux formes changeantes : concupiscence, cupidité, vanité, luxure.
Ainsi donc, vues d’en haut, les interactions enchevêtrées du désir livrent la mécanique de la comédie qui se joue, alors que, du parterre, la froide logique comptable nous livrait le secret de la circulation de l’argent dans le commerce des corps. Lesage joue le théâtre comme un lieu d’optique sociale. Asmodée ne cache pas, dans un ultime trompe-l’œil, un Lesage contre-réformiste qui nous représenterait le triste sort d’une humanité qui, privée de la grâce, tomberait dans tous les pièges du malin. Cupidon est au travail et le désir est une flèche aveugle. La comédie de mœurs, vue par Lesage, offre la cible : l’homme, cette machine désirante. La représentation amusée du ridicule et de l’odieux " des hommes et des affaires " ouvre alors sur la condition humaine et la réalité constitutive du désir. Avec pour perspective, hors champ, la prise de conscience de nos contradictions afin de fonder une raison de vivre, mais mieux.
Jean Badin
Jouée en février 1709, soit deux ans après le succès de librairie du Diable boiteux, Turcaret confirme l'avènement d'un moraliste piquant. A la manière d'un La Bruyère, Lesage fustige l'évanouissement de l'idéal de l'honnête homme - fantôme du passé qu'aristocrates fortunés et coquettes avides de plaisir piétinent allègrement en ce début de XVIIIè siècle, seulement préoccupés qu'ils sont par la fureur du jeu et la passion de l'argent.
On s'est plu à cataloguer Turcaret comme une comédie de mœurs, qui évincerait la comédie de caractère brillamment illustrée par Molière. Dédaignant les ridicules prononcés de caractères trop intemporels, Lesage proposerait au spectateur la peinture réaliste d'un délabrement des relations sociales et amoureuses, d'un monde gangrené par l'argent où chacun ne songe qu'à tromper son prochain. Il est vrai que Turcaret entre en résonance avec la fin du règne de Louis XIV, marqué par l'accroissement indécent de certaines fortunes et la paupérisation croissante d'une partie de la population: les inégalités criantes suscitent envie et frustration.
Dans un tel climat délétère, la colère du peuple accablé d'impôts prend pour cible privilégiée la personne du fermier général. Lesage participe lui aussi de cet accablement des profiteurs en choisissant de porter à la scène Turcaret, parvenu richissime usant sans retenue des prérogatives du traitant.
Une telle charge n'est pas sans rappeler la fracture sociale et les "affaires" que d'aucuns ont pu dénoncer à notre époque, et justifierait à elle seule la représentation d'une pièce aussi moderne par la virulence de son propos. Toutefois, la fantaisie de Lesage teinte Turcaret d'une gaieté que menaçait d'assombrir la noirceur du constat social: si le spectateur s'indigne de la tromperie généralisée qui prévaut dans cette pièce, il ne peut que s'amuser des noms malicieux dont l'auteur gratifie certains personnages (Messieurs Rafle et Furet, le poète Gloutonneau), ou de la résurgence du caractère (la coquette, le profiteur, la dupe) et donc de la marionnette grotesque derrière le vivant. Après 1709, Lesage se brouillera avec la Comédie Française, et se consacrera désormais aux théâtres de la Foire, écrivant des dizaines de pièces seul ou en collaboration avec d'Orneval et Fuzelier, et participant à la naissance de l'opéra comique, genre tant apprécié des Parisiens.
Mais déjà dans Turcaret, l'irrévérence qui caractérise si bien ce théâtre en liberté donne lieu à quelques coups de griffe particulièrement bien sentis envers les codes de la tragédie, et les reconnaissances abracadabrantes en particulier. Aussi Lesage mérite qu'on lui rende cet hommage: pourfendeur sarcastique des dérives d'une société profondément viciée, il nous convie à un spectacle où le constat navré ne prend jamais le pas sur l'insolence débridée.
Isabelle Degauque
Université de Nantes
Tandis qu'il travaillait début décembre sur la dramaturgie de la pièce, Gérard Desarthe, nous a confié pourquoi et comment il montait " Turcaret ". Brèves séquences à propos d'un auteur à mi-chemin entre Molière et Marivaux et d'une étonnante satire des milieux financiers à la fin du règne de Louis XIV.
La pièce
Elle a été créée en 1709 à la Comédie-Française et jouée sept fois. C'est un texte qui a été très peu souvent représenté. Il y a quelques années on put le voir au Français et au Théâtre de la Ville. Avant cela, Jean Vilar a monté la pièce à la fin des années cinquante au TNP à Chaillot, avec une musique de Duke Ellington. Ce qui devait être très étonnant.
Lesage fait partie de ces " petits maîtres " à la charnière entre Molière et Marivaux. C'était un auteur très apprécié à son époque du fait notamment de ses romans picaresques : " L'histoire de Gil Blas de Santillane " et " Le diable boiteux "... " De son théâtre, aujourd'hui, ne nous est parvenu qu'une faible part. Seulement un tiers environ de son œuvre a été rééditée. Et pour lire aujourd'hui certaines de ses pièces, il faut se plonger dans les collections de la Bibliothèque de l'Arsenal. J'avais lu " Turcaret " il y a longtemps. J'aime bien retrouver des dramaturges oubliés qui souvent en leur temps ont été très célèbres.
Le contexte
C'est une pièce extrêmement curieuse. Tout d'abord parce que c'est une comédie en cinq actes (alors qu'à l'époque, la forme " classique " en compte trois). C'est le regard de Lesage, du diable boiteux, d'un démon de la luxure sur son époque . Ce qui est intéressant c'est qu'on est, ici, dans le constat. On est plus proche de Restif de la Bretonne que de Marivaux. En même temps le texte fait des clins d'œil à la manière dont Molière parle de la société. Est-ce qu'il s'en amuse ? Difficile à dire. Ce qui est sûr c'est qu'il parle d'une société parisienne corrompue par l'argent, des agioteurs plus que des usuriers qui sont d'un autre siècle. On est ici dans le temps de la spéculation du papier monnaie, des affaires... On a affaire à des boursicoteurs.
Le personnage
Turcaret, c'est " la tête de turc ", " le turc arrêté ". C'est un personnage en référence aux fermiers généraux. Ils étaient alors haïs par le peuple pour qui ce n'étaient que des sangsues. Turcaret est à la charnière de deux époques dans un monde violent et marchand. On sort ici de la monarchie de
Louis XIV. On est dans les prémisses d'une société qui va basculer dans un autre sens, vers un monde où tout est jeu : les rapports sociaux, les rapports amoureux... Bientôt on va basculer dans cette société gouvernée par le libertinage, le marivaudage...
L'argument
On y voit une baronne veuve et ruinée qui est courtisée et entretenue par un fermier général
très riche. Ces hommes-là étaient à l'époque les gens les plus riches du royaume et entretenir
une femme était alors le fin du fin. La jeune femme va se lancer dans la vie et faire entrer dans sa maison un valet. Lequel va la "gruger " car il sait " la vache à lait " que représente Turcaret. Au final c'est Frontin, ce valet
qui va devenir l'homme fort de la place après avoir dépouillé le financier. On est ici dans les
prémisses du théâtre de Beaumarchais, dans ce que représentera par la suite une autre valet : Figaro. Mais les personnages ne sont pas, ici, des symboles politiques, ce ne sont que des caractères, des emplois.
La langue
C'est une pièce en prose, servie par une langue, très souple, très parlée qui ressemble à la langue de Molière. C'est un ton particulier dans 1' époque. Il faut savoir qu'à la suite de cette pièce, Lesage écrira ce qu'on nomme Le théâtre de la foire : des pièces en un acte ou deux accompagnées par de la musique, qui font de l'auteur de " Turcaret " un des précurseurs de l'Opéra comique.
La mise en scène
Je laisse les classiques à leur place. On doit laisser les pièces dans leur siècle. Elles ne voyagent pas souvent très bien dans le temps. "
Turcaret " sera joué dans des costumes d'époque. La pièce sera jouée en lieu unique. J'ai seulement perverti un peu le décor. Les comédiens vont évoluer dans du mobilier 1970. Ceci afin de ne pas tomber dans piège du réalisme naturaliste. C'est un petit décalage esthétique que je m'autorise, mais il ne faut pas y voir un quelconque jeu de correspondances avec l'époque contemporaine.
Le jeu et le regard
Jouer, mettre en scène. Chacun a son destin. En tant qu'acteur, j'ai fait beaucoup de choses. C'est à partir d' "
Hamlet " que s'est déclaré mon intérêt pour la mise en scène. C'est venu de mon travail d'enseignant au Conservatoire. Dès lors il fallait que quelque chose se passe, qu'une porte s'ouvre. D'où la mise en scène. En tant qu'acteur, je ne suis pas de ceux qui se mettent en scène dans les premiers rôles. C'est une manière qui n'est généralement pas très heureuse. Là, je tiens juste le rôle de Flamand, un serviteur.
La troupe
On ne peut pas vraiment parler de troupe. C'est d'ailleurs une notion qui tend à disparaître, à
part quelques petits noyaux de comédiens ici et là. Me concernant j'aime bien retrouver des
gens avec qui j'ai travaillé, cette idée d'une famille d'acteurs. Mais je change aussi très
souvent de collaborateurs. Ce qui m'intéresse c'est de solliciter un acteur, de voir les choses
éclore et se mettre enjeu.
Ici, j'ai aussi le bonheur de travailler en nombre, avec onze comédiens qui incarnent douze personnages. On a pu monter un grand spectacle d'envergure grâce à la coproduction entre la Maison de la Culture de Loire Atlantique, le Théâtre des Célestins à Lyon, la MC93 à Bobigny et le Théâtre du Nord à Lille.
La dramaturgie
Je travaille avec Jean Badin. Ensemble nous avons monté " Electre " de Giraudoux "
le Partage de Midi " de Claudel... Nous n'avons pas de méthode dramaturgique à proprement
dit, sinon un jeu dialectique, des lectures nombreuses et contradictoires... de longues
discussions.
Le répertoire
J'ai beaucoup d'envies. Je n'ai rien contre ce qu'on nomme le théâtre de divertissement, mais je cherche des textes qui peuvent encore troubler le public, qu'il s'agisse d'auteurs classiques (Molière, Shakespeare...) ou de contemporains européens comme Lars Noren.
4, place du Général de Gaulle 59026 Lille