Vêtir ceux qui sont nus est une des pièces les plus admirables, les plus mélodramatiques et violentes politiquement aussi, de Pirandello. C’est l’histoire d’Ersilia Drei, la jeune femme à la rue, débarquée d’Orient, qu’un écrivain héberge, que ses amants pourchassent, que la presse veut sanctifier comme l’Exclue des magazines, et qui jamais ne pourra dire la vérité de ce qui lui est arrivé. Car cette vérité n’intéresse personne. La vérité du malheur ce n’est jamais comme la Fiction la voudrait, comestible, conforme, érotisante. Ersilia Drei, c’est le réel, la vie, l’époque concrète, dont Pirandello demande si le théâtre peut être le lieu de leur abri et de leur parole.
C’est le troisième Pirandello mis en scène par Marie-José Malis. Avec cet air de défi : et si chaque année, un Pirandello était découvert ? Et si, à la fin de ces quelques années, on connaissait et aimait pour ce qu’il est, ce génie jeune de Pirandello ?
Le titre de cette pièce s’inspire de l’une des 7 oeuvres de miséricorde corporelle. Ces oeuvres de piété reprennent les indications des Évangiles, notamment le chapitre 25 de Matthieu :
« Donner à manger aux affamés,
Donner à boire à ceux qui ont soif,
Vêtir ceux qui sont nus,
Accueillir les étrangers,
Assister les malades,
Visiter les prisonniers,
Ensevelir les morts »
L’Église les propose comme modèle de charité aux fidèles. La preuve de la piété se donne là à travers le sentiment de pitié que l’on peut ressentir envers autrui. Or, dans le dénuement et la souffrance, et au moment de se donner la mort, Ersilia Drei cherche moins à inspirer la pitié, qu’à sauver quelque chose de son existence, à ses propres yeux d’abord. Elle cherche à s’offrir métaphoriquement un habit, un linceul décent, celui de la jeune fiancée abandonnée.
Mais les bons sentiments ne s’émeuvent que du mensonge des apparences et ne cherchent pas à comprendre la profondeur d’un être, et s’effraient de la réalité. Dans la tentative de mettre à nu la vérité des faits, avec l’acharnement de la miséricorde, ils dépouillent la jeune femme de « sa petite robe décente » et reculent devant la laideur de la nudité.
Seul l’écrivain reconnaît que les fictions que l’on se donne, permettent et sont légitimes à transformer la réalité, que l’imagination peut et doit nous tirer du « bourbier de la vie ordinaire ». L’art, partant de vérité subjective, peut informer le monde pour le rendre plus beau.
RANCO : Tu as menti ?
ERSILIA : Oui ! J’ai donné une raison... la dernière. À ce moment-là elle était vraie, maintenant elle ne l’est plus.
FRANCO : Elle ne l’est plus ? pourquoi elle ne l’est plus ?
ERSILIA : Parce que pour mon malheur, je vis, je suis encore vivante !
FRANCO : Pour ton malheur ? Mais c’est une chance !
ERSILIA : Ah, non, merci ! Une belle chance !
Vous voudriez tous me condamner à être celle que j’ai voulu tuer ? Non, non, on l’a assez vue, celle-là ! - Ou bien laissez-la tranquille avec la raison qu’elle a donnée alors ! Maintenant, cette raison n’a plus de valeur ni pour moi ni pour toi ! - Ça suffit !
LUDOVICO : Mais pourquoi n’a-t-elle plus de valeur ?
FRANCO : Puisque c’est pour cela que tu as voulu mourir...
ERSILIA : Voilà ! Justement ! Mourir ! Finir ! - Je ne suis pas morte : ça ne compte plus ! ...
ERSILIA : C’est que tu ne peux pas comprendre, toi, cette chose horrible, une vie qui revient à vous comme si c’était... comme un souvenir qui ne serait pas là, au fond de soi, mais qui viendrait... qui viendrait, à l’improviste, du dehors... Un souvenir tellement changé qu’on a du mal à le reconnaître. On ne sait plus quelle place lui trouver en soi-même, parce qu’on a changé aussi, et qu’on arrive plus à se sentir vivant dans ce souvenir. Et pourtant vous savez bien que oui, que c’était votre vie, que c’était vous sans doute, hier encore, telle que vous existiez - mais non pour vous-même ! -, telle que vous parliez, vous regardiez, vous vous déplaciez dans le souvenir de l’autre, sans que ce soit vous.
Après la mort accidentelle de la fille du consul de Smyrne dont elle était la nurse, Ersilia Drei, une jeune fille issue d’un milieu modeste, est chassée de la maison de ses maîtres. Elle se retrouve à Rome, à la rue, seule et désemparée. Après une vie de pauvreté et de services, elle avait rêvé que sa vie pourrait prendre consistance, quand elle était tombée amoureuse d’un jeune lieutenant de vaisseau, Laspiga, et que ce dernier lui avait promis le mariage. Mais une « vérité honteuse » se cache derrière la mort accidentelle de la fillette, et dépossédée d’elle-même, elle a souhaité mourir à son tour.
Parce qu’elle pense mourir, Ersilia tente d’habiller sa vie de la décence dont elle avait rêvé. Elle raconte à un journaliste avoir voulu mourir parce que son fiancé l’a trahie en s’apprêtant à épouser une autre femme. La jeune femme est sauvée de sa tentative de suicide. Mais entre temps, le journaliste s’est emparé de cette histoire, en en accentuant tous les traits pathétiques. Parue dans la presse locale, la chronique de cette « triste histoire » émeut toute la ville.
Un écrivain Ludovico Nota, recueille alors Ersilia, avec des intentions ambigues, entre désir de remédier à un mal d’inspiration littéraire et espoir secret d’en faire sa compagne. Tous les acteurs du drame de la vie d’Ersilia apparaissent alors un à un dans le meublé de l’écrivain, poussés par le remord et souhaitant réparer leurs torts.
Au début de la pièce, autour de la jeune femme sont rassemblés l’écrivain et Mme Onoria, la propriétaire du meublé, puis font irruption le journaliste, Franco Lespiga, le fiancé dont la future épouse, bouleversée, vient de rompre les fiançailles, et enfin le consul de Smyrne. Ce dernier étant le seul à connaître la vérité des faits, que tous les autres cherchent à pénétrer. Prenant d’abord en pitié la jeune femme, ils vont peu à peu devenir à nouveau ces ennemis, lui refusant ce dernier élan vital, cette dernière tentative de sauver subjectivement, au-delà de « l’apparence des faits », « quelque chose » d’une vie.
2, rue Edouard Poisson 93304 Aubervilliers
Voiture : par la Porte d'Aubervilliers ou de La Villette - puis direction Aubervilliers centre
Navette retour : le Théâtre de la Commune met à votre disposition une navette retour gratuite du mardi au samedi - dans la limite des places disponibles. Elle dessert les stations Porte de la Villette, Stalingrad, Gare de l'Est et Châtelet.