Dans les dédales du Congo
Entretien avec Lorent Wanson
La presse
Africare... Afrique... Icare.
Icare dans la furie foisonnante de “Kin-la-joie, Kin-la-folie”, de Bukavu ou de Kisangani. Icare dans l'immensité, la démesure et les fièvres du Congo, dans la brutalité vive d'une Histoire en train de se faire.
Icare, voyageur brûlant la cire de ses ailes au soleil du chaos, orgueilleux châtié à la conquête de l'inutile, ou artiste entreprenant bravant l'adversité et montrant le chemin à ceux qui voudront bien le suivre ? Icare échoué dans l'indifférence ou conquérant superbe au risque de se perdre ?
Icare dans le Congo de l'opulence, de l'or et du diamant, dans le Congo de l'oppression, de la corruption, de la prévarication, dans les tumultes du fleuve et dans les fureurs de la rue. Icare dans les guerres fratricides qui ne sont même pas oubliées puisqu'elles n'ont jamais été reconnues. Icare dans tous ces labyrinthes dont on ne peut s'enfuir, avec tous ces Minotaures et leurs geôles sordides et meurtrières, et toutes ces plumes laissées au terme de la lutte ou de l'exil ?
Africare avec Lorent Wanson, traqueur opiniâtre, griffant le palimpseste des douleurs entendues, des rêves entraperçus. Africare avec les comédiens rencontrés, compagnons d'aventures, plus que jamais nécessaires, comme autant de pourfendeurs d'interdits, nouveaux “ambassadeurs de l'ombre”, émissaires des misères, porteurs d'autres quotidiens. Africare, des images, des instants rapportés.
Africare, non comme une main moite de condescendance et de commisération mais comme une embrassade complice dans la fraternité d'un instant partagé, d'un élan réciproque, dans les mots et les images d'une attention, d'une confrontation.
Bernard Magnier
« C'est bien de la communauté des hommes dont il doit être question. L'altérité est la richesse. La culture de l'autre est le creuset d'une incompréhension qu'il convient de respecter. Le bien commun n'est pas une négociation des différences. Il est le chemin compliqué, mais fabuleux, l'épopée d'une prise de conscience que le sens de la vie de l'un ne peut être semblable à celui de l'autre. » Lorent Wanson
Bernard Magnier : Vous souvenez-vous dans quelle disposition vous étiez lors de votre arrivée en République démocratique du Congo ?
Lorent Wanson : Pour ce genre de projet, même si cela peut paraître étrange, j'essaie d'être une page blanche. C'est bien entendu impossible. Nous sommes - que nous le voulions ou non et avec la meilleure intention du monde - gavés d'a priori mais, dans la mesure du possible, j'essaye de faire en sorte que le travail démarre vraiment au moment où toutes ces "dispositions" sont mises à mal, et qu'alors les idées préconçues ne tiennent plus la route. Cette attitude a été facilitée par la conception même du projet. Celui-ci a commencé par deux mois d'immersion et d'approche qui ont permis de proposer quelque chose qui était le fruit des rencontres et non pas de placer ce que j'aurais pu chercher dans un moule idéal. Désormais, de plus en plus, mon travail est avant tout obsédé par l'honnêteté. La justesse qui conduirait à une "justice".
S'agissait-il de votre premier voyage en Afrique ?
Absolument.
Vous souvenez-vous de vos toutes premières impressions ?
Je suis arrivé de nuit à Kinshasa. On a traversé toute cette agitation nocturne et urbaine. Le hurlement des décibels, les petites échoppes à la lueur des lampes à pétrole, les embouteillages… On ne peut jamais avoir qu'une vision assez parcellaire d'une ville comme Kin, avec ses sept millions d'habitants. Mais le vrai et terrible choc, c'est le lendemain, lorsque nous nous sommes envolés vers Bukavu, au sud Kivu, à la frontière du Rwanda. Sur la trentaine de kilomètres qui mènent de l'aéroport à la ville, j'ai découvert un paysage de collines, hallucinant de force et, une pauvreté tout aussi suffocante. Des femmes descendaient de ces collines en portant des dizaines de kilos de marchandises. J'avais emporté avec moi un livre de peinture de Bruegel et je retrouvais les mêmes images à des milliers de kilomètres et à plus de quatre siècles de distance…
Qu'est-ce qui a changé ensuite dans votre regard ?
Après, les impressions sont si multiples et j'étais si plongé au plus proche des réalités, que les choses se sont déplacées. Mais il reste les gens. Toujours les gens ! Obstinément. Leurs histoires. Et on se rend compte alors que les tragédies humaines sont universelles.
Comment aviez-vous préparé votre rencontre avec la RDC ?
Comme pour mon travail en ex-Yougoslavie (Rupe/Trous), j'avais presque obstinément refusé de me documenter. La dimension philosophique du projet veut resituer les gens dans l'histoire. On constate trop souvent que les gens sont dépossédés de leur histoire et placés, soit sociologiquement, soit politiquement, dans un endroit que l'histoire a choisi pour eux. C'est pourquoi, je préfère m'attacher au récit des gens eux-mêmes plutôt qu'à ce que les exégèses en disent et en font. La principale source de "documentation" demeure le vécu même des gens. Mais pas question de prendre parti politiquement sur les événements. Etrangement, pour cette deuxième étape, je propose à mes équipes de regarder les films de Pasolini, Oedipe Roi, ou Médée, car ce sont des films qui ne cessent concrètement d'interroger le mythique et le quotidien, l'archaïsme et la civilisation.
Comment se sont déroulées vos premières rencontres “professionnelles” ?
Les deux premiers mois furent finalement très chargés, puisque nous avons rencontré plus de 350 artistes en travail et aussi beaucoup de groupes, d'associations qui nous ont menés à des gens qui, eux-mêmes, nous conduisaient vers d'autres… Nous avons parlé, échangé, écouté. Une extraordinaire diversité d'expériences, avec cette impression, toujours étrange, qu'au fond toutes ces histoires viennent à se rejoindre. Seules, quelques intuitions que je pouvais avoir ont été bien vite dépassées par la violence du réel et l'étrange "normalité" de cette violence que je pouvais croiser.
Je vais vous donner un exemple. Lors de notre premier passage au Sud Kivu, nous avons suivi une équipe de vidéastes qui faisaient une campagne de sensibilisation aux élections. Nous avons débarqué dans une commune tout en haut des collines, Kabare. Une foule impressionnante nous a accueillis. Très vite, une quinzaine d'adolescents et d'enfants sont venus me parler. Outre la situation de misère gigantesque dans laquelle vivent ces villageois, leur village est entouré de forêts où se trouvent cachés les ex-génocidaires rwandais, qui allègrement descendent, encore de nos jours, tous les deux ou trois mois, piller, violer, puis retournent en forêt…
J'ai senti un besoin énorme de témoigner et de tenter un tout petit peu de sortir ces villageois du cloisonnement infernal dans lequel ils se trouvent. Nous sommes revenus par la suite travailler trois ou quatre jours, et… ils vont participer au projet ! Voilà souvent comment les choses se passaient. Mais je savais d'expérience, depuis le projet en ex-Yougoslavie, que les vraies rencontres sont celles qui se passent à la marge.
Comment doit-on entendre votre titre ?
Le mythe d'Icare était une pierre à casser, une intuition. On ne peut venir quelque part qu'avec ce qu'on est. On ne va pas mentir là-dessus. En Belgique et en France, nous nous levons tous les matins avec le récit des émigrants clandestins échoués sur les plages de la forteresse de Shengen. Ce sont tous des Icares, ayant cherché à approcher ce soleil trompeur que nos pays représentent. Et puis, il y avait la peinture de Bruegel qui interroge si fortement la question du point de vue, puisque le héros mythique est un détail et que la focale est mise sur ceux pour qui cet "événement" mythologique ne change rien. Mais j'étais bien décidé à ce que ces idées de base se fracassent. Finalement, le mythe d'Icare, le cadre labyrinthique, la nécessité de s'en sortir, la débrouillardise et la force de l'artisanat, la prise de risque, le danger et la perte constituent une fable qui raconte assez bien l'absurdité tragique que traverse le continent, et principalement, ce pays gigantesque, foisonnant de richesses que d'autres exploitent, et qui a été, par bien des moyens, déconnecté de ses richesses culturelles. Le mythe d'Icare est demeuré une trame sur laquelle une multitude d'autres récits sont venus se coudre, comme notre décor qui est un océan et un ciel de plumes.
Pouvez-vous nous retracer les grandes étapes de la construction du spectacle ?
Il y a quatre axes qui s'interpénêtrent. Un premier avec la vie même de ceux qui sont sur le plateau. Ils y sont par défaut. Ils ne sont que les ambassadeurs de tous ceux qui ne peuvent pas nous accompagner. Ils ont chacun à porter un "témoin". Ces témoins, acteurs du réel, ont tous été traversés par des tragédies : enfants accusés de sorcellerie, victimes d'esclavage sexuel en temps de guerre, réfugiés rwandais, etc. La présence de ces témoins se fait par des projections qui permettent une intimité très grande entre l'acteur et son témoin. Le but est d'arriver à une expression artistique qui puisse rendre compte, avec le plus de justesse et de justice, de la dignité du témoin. Le troisième axe est le mythe d'Icare, que nous faisons osciller entre modernité et archaïsme. Ce sont les choeurs d'artistes que nous avons rencontrés qui assumeront ce récit dans chacune des villes. Enfin, il y a les choeurs de témoins, des groupes avec lesquels nous avons élaboré des textes rendant compte à la fois de leurs histoires communes et individuelles. La construction du spectacle s'apparente à une "tragédie grecque" contemporaine, mais qui serait enrichie des traditions, des rites de passage, de l'immense diversité de la culture congolaise.
Comment s'est effectué le choix des artistes ? des lieux ? des propos ?
Nous n'avons jamais cherché à faire un casting. C'est la raison pour laquelle nous avons fait ces ateliers. Nous cherchions avant tout des gens. En fin de compte, les six artistes retenus ont chacun leur spécificité (génération, discipline artistique, etc). Il était pour moi important que nous ayons une mosaïque sur laquelle il serait possible de projeter toutes les autres. Il aurait pu y avoir d'autres villes, d'autres gens et donc d'autres propos. J'ai bien conscience que le spectacle ne sera pas "complet" mais il n'était pas question pour nous de faire un catalogue. Tous ceux qui sont là, physiquement ou par l'image, n'y sont que parce que nous nous sommes rencontrés et que nous avions des choses à partager.
Y a-t-il un écart important entre votre projet initial et le spectacle tel qu'il est aujourd'hui ?
Evidemment ! Car chaque rencontre humaine modifie tout. A vous dire vrai, je n'aime pas l'idée qu'Africare puisse être un spectacle sur l'Afrique, ou même sur le Congo. J'ai essayé d'écrire ou d'expliquer à des amis pourquoi je me sentais si profondément bien, là-bas ; ce qui, malgré l'étendue des difficultés, me convenait parfaitement là. Dans les romans auxquels je m'essaie, j'ai remarqué que je voulais envoyer mes protagonistes en Afrique, mais chaque fois que j'y parvenais, je devais constater que je n'arrivais pas à en parler de façon satisfaisante. Que, dès que j'en parlais, je devenais indécent. J'étais forcé de faire des raccourcis qui me blessaient. Alors mes personnages se taisaient. Ils étaient allés en Afrique. Quelque chose s'était passé qu'ils ne voulaient pas partager… Notre rapport européen à l'Afrique est compassionnel, voire culpabilisé, et, la plupart du temps, moral. En débarquant dans l'ancienne colonie (de mon pays, pas la mienne !), j'ai voulu de suite mettre la morale de côté. Sinon tout aurait été biaisé.
Un metteur en scène européen qui se rend en Afrique, qui sélectionne des artistes, qui organise des ateliers… et créé un spectacle… Ne peut-on pas qualifier cette démarche de néocolonialiste ?
Alors, si c'est le cas, j'espère bien que ça s'est opéré dans l'autre sens. Je me sens assez colonisé par les Congolais. Trêve de plaisanterie, les principaux pourvoyeurs de fonds pour les artistes en RDC, sont les organisations humanitaires. Cela suscite un certain nombre d'interrogations, tant sur le fond que sur la forme. J'ai l'impression qu'un projet comme Africare doit tendre à créer un pont artistique, non une méthode. Mes ateliers n'étaient pas des ateliers de formation. Je ne suis pas en mission en RDC pour le bien de la culture congolaise. Je suis ici, comme face à n'importe quel autre projet, à chercher les contradictions, à partager les expériences et à tenter cette chose, primordiale pour moi, qu'est la création horizontale. Nous voulons, Congolais et Belges, avec ce projet, créer un terrain vierge sur lequel construire quelque chose qui n'est pas. Une langue artistique qui sera celle de l'expérience et juste celle-là ! Cela se développe évidemment au-delà de la question de l'artistique, puisqu'ici le porteur de l'expérience est celui qui peut au mieux apporter sa contribution à la création de quelque chose de neuf. Les témoins, par exemple, avant d'être considérés comme des victimes sont avant tout des vivants ! Des sur-vivants, si vous préférez. Cette richesse de la vie au-delà de l'impossible à vivre est un cadeau insensé que les gens peuvent faire à tous les autres vivants de la terre.
En quoi Africare est-il différent de vos précédents spectacles ? Dans son contenu, sa conception, son élaboration ?
Toute création, vous le savez, est une expérience unique. Si elle ne l'était pas, elle ne serait pas honnête. Donc, est-ce par sincérité ou naïveté, j'ai l'impression de toujours faire ce que je n'ai jamais tenté auparavant. Je cherche ce que je ne sais pas que je cherche. L'objet qui jaillira de tout ceci sera l'enfant de notre chemin commun. Mais c'est vrai qu'avec des projets comme Les Ambassadeurs de l'ombre pour Bruxelles 2000, capitale européenne de la culture, et Rupe/Trous avec les acteurs et témoins de l'ex-Yougoslavie, j'ai cherché, avec un certain acharnement, une certaine opiniâtreté diront certains, une langue artistique au plus pointu de la réalité. A contre sens du documentaire, mais plein du croisement des cultures et expériences. Une sorte d'hommage rendu à la vie.
Quelle est la place accordée au texte dans Africare ?
Il est assez présent, en fin de compte. Sous forme de choeurs, de chants, de fables. En français, en lingala, en swahili. Et puis, il y a le langage des images, du film. Comme tout le reste du spectacle, le texte est artisanal, bricolé... Il n'y a pas de “pièce” à proprement parler. Il n'y a pas de “ personnages”. Les gens sont eux-mêmes et portent parfois la parole des autres.
Quel en est le calendrier de création ?
Comme vous pouvez vous en douter, la création d'un tel projet est compliquée. Elle s'étale sur trois villes, Kinshasa, Bukavu et Kisangani, avec une multitude de participants. La création aura lieu à Kisangani, en province orientale, le 17 juin 2007, puis ce sera Kinshasa et ensuite l'Europe…
Propos recueillis fin mai 2007
"Un spectacle magnifique, bouleversant, profondément humain. L'émotion est évidemment palpable, mais Lorent Wanson, tout en pudeur, respect, tendresse, n'en rajoute pas. La musique et la danse sont également essentielles. Avec des moments étonnants et somptueux lorsque, sur la musique de Bach, les six dansent à la congolaise." Véronique Kiesel, Le Soir, 3 juillet 2007
"Africare est un voyage à travers un pays immense et magnifique, à travers des récits jamais racontés par les voies officielles, à travers des mémoires et des richesses culturelles foisonnantes. En quatre langues, en chant, en danse, en choeurs et en images. Un hommage à la vie, à l'humanité." Le Potentiel, Congo RDC, 22 juin 2007
"Africare remet la pendule à l'heure et ressuscite l'espoir car il redonne la parole aux sans-voix. Il éclaire et sème la paix." Eddy Kabeya, Le Phare COngo RDC, 26 juin 2007
La mise en scène m'a d'abord laissé perplexe, mais on devient vite touché et très ému. Les témoignages - filmés et/ou rapportés par les comédiens - sont poignants. Chaque tableau est heureusement ponctué de chants, de danses qui ramènent la vie, l'espoir, presque l'insouciance, sur le plateau. Un spectacle à découvrir et à partager.
La mise en scène m'a d'abord laissé perplexe, mais on devient vite touché et très ému. Les témoignages - filmés et/ou rapportés par les comédiens - sont poignants. Chaque tableau est heureusement ponctué de chants, de danses qui ramènent la vie, l'espoir, presque l'insouciance, sur le plateau. Un spectacle à découvrir et à partager.
Parc de la Villette 75019 Paris