Lorsque Jupiter jette son dévolu sur Alcmène, jeune mortelle mariée à Amphitryon, il ne peut parvenir à ses fins que sous les traits de son mari parti en campagne. Sosie, valet d’Amphitryon, vient rassurer la jeune épouse et annoncer le prompt retour de son maître. Seul dans la nuit, apeuré, il répète son ambassade, jouant tous les rôles à la fois, mais il se heurte à Mercure qui lui a emprunté son apparence et garde la porte du logis où Jupiter et sa bien-aimée s’ébattent.
Les confrontations successives et croisées des personnages et de leurs imposteurs jettent un trouble croissant parmi les mortels. Dans cette comédie baroque, Molière révèle sa conception du théâtre comme carrefour de la réalité et du virtuel, qui prend ici la forme de dieux omnipotents, maîtres des apparences qu’ils créent aux dépens des humains. Il mène une réflexion sur l’acteur, incarnée par Sosie, comme point de départ de l’art théâtral. Dans sa scène inaugurale, jouant tous les rôles y compris celui du metteur en scène, Sosie donne à voir une naissance du théâtre dans lequel les figures du double finissent par proliférer dans un excès à la fois euphorisant et anxiogène. Le merveilleux vient ici en contrepoint d’interrogations plus inquiétantes sur l’identité.
Jacques Vincey cherche ici à témoigner de tous ces aspects de la pièce car pour lui, dans Amphitryon, Molière cherche la vérité révélée par l’illusion, voire l’invraisemblable. Dans cette pièce, le vertige du jeu fait vaciller le monde des personnages d’Amphitryon et invite le spectateur à aiguiser son regard sur le réel.
« Metteur en scène à la vaste palette, Jacques Vincey a réuni autour de lui une équipe aux petits oignons (...) Vive, franche et sagace, cette mise en scène nous offre un bonheur sans nuages. » Laurence Liban, L'Express, 25 mai 2012
Amphitryon est la pièce de Molière la plus shakespearienne. Voltaire disait d'elle qu’elle offrait « de quoi plaire aux plus simples et aux plus grossiers comme aux plus délicats. » Elle déploie effectivement un large spectre dramatique, de la tragédie au vaudeville, et propose des entrées multiples : féériques, philosophiques, sociologiques, psychanalytiques.
En inscrivant sa comédie dans l’antiquité grecque et en se réappropriant, après Plaute et Rotrou, l’histoire des amours de Jupiter avec la mortelle Alcmène, Molière contourne la censure que subit encore son Tartuffe pour mieux pointer l’arbitraire du pouvoir et l’imposture de ces dieux qui se font passer pour des hommes afin de donner libre cours à leur bon plaisir. Le détour par la mythologie lui permet également de questionner l’ambivalence du rapport entre foi et raison, mensonge et vérité : à quoi veut-on/peut-on/doit-on croire ? Le théâtre est, bien sûr, au coeur de cette interrogation. Le choix d’une versification libre qui fait alterner des alexandrins, des décasyllabes, des octosyllabes, et parfois même des heptasyllabes, confère à la pièce une légèreté mais aussi une instabilité qui peuvent devenir inquiétantes. La farce alterne avec la tragédie, selon un principe de contrepoint ou de miroir, qui révèle les situations sous des éclairages différents.
Le trouble suscité par la pièce trouve également son origine dans la problématique du double. Molière la pose, je crois, dans la perspective suivante : « que serions-nous si nous étions un autre ? » Et comme cet autre est un autre divin, il nous confronte à notre part fantasmée, notre part irrésolue, cette part animée d'une volonté de toute puissance et d'insouciance à la fois, affranchie des pesanteurs de la raison et de la morale. Comme l’avoue Sosie à son maître : « Le moi que j’ai trouvé tantôt / Sur le moi qui vous parle à de grands avantages. » Qui n’a jamais rêvé d’être « soi en mieux » ? Mais ces dieux qui peuvent tout se permettre parce qu’ils sont au dessus des lois sont eux-mêmes victimes de l’ennui et de la vacuité (on pense à l’aphorisme d’Alphonse Allais : « L’éternité c’est long, surtout vers la fin ! »). La seule chose qui reste à ces immortels pour mettre un peu de piment dans leur vie, c'est de prendre la place des humains et de se jouer d'eux. Mais à quel prix et pour obtenir quoi ? En filigrane de cette insoutenable légèreté, résonnent le viol de l’intégrité physique et morale d’Alcmène, le vol de l’identité sociale et intime d’Amphitryon, la résignation amère de Sosie qui conclut ainsi la pièce : « Sur telles affaires, toujours / Le meilleur est de ne rien dire. »
Principe de réalité / principe d'illusion. La pièce commence par un prologue où deux personnages mythologiques, la Nuit et Mercure, se plaignent d’être des créations des poètes, et dénoncent leur statut de créatures de fiction. D’emblée, le spectateur est placé par Molière en position de complice de cette imposture dont vont être victimes les autres personnages : Sosie, Alcmène, Cléanthis, Amphitryon et les capitaines vont se trouver confrontés à une réalité qui échappe à toute appréhension rationnelle et logique. Ils sont piégés par ces dieux de théâtre dont la toute-puissance réside en leur capacité à faire prendre le faux pour le vrai et à imposer leur vérité en dépit des évidences. Mais le public a intégré les ressorts de la supercherie et rit de les voir se débattre désespérément. C’est un rire de supériorité ; un rire cruel mais qui n’exclut pas une certaine compassion. Cette position moralement ambiguë, entre identification aux dieux et pitié pour les humains, fait de chaque spectateur un témoin actif de cette comédie acide et le place au coeur du dispositif mis en place par Molière.
Tiraillé entre le réel et l’illusion, le public est concrètement traversé, bousculé et pris à parti par ces soldats qui rentrent victorieux de la guerre mais se trouvent empêchés de rentrer chez eux. Seul garant de la vérité, mais garant muet, il participe de cette tension du tangible vers le sublime, de la souffrance vers le plaisir, des pesanteurs humaines vers la liberté des dieux. La maison, lieu symbolique de l’identité dans lequel Amphitryon et Sosie ne peuvent pénétrer a été usurpée par Jupiter et Mercure : ils sont donc condamnés à rester sur le seuil d’eux-mêmes, à la porte de leurs désirs les plus profonds. Le plateau du théâtre, devenu terrain de jeu des dieux, leur demeure à jamais inaccessible. Dans la salle, il se fait arbitre d’un jeu de dupes horriblement drôle orchestré par Molière lui-même.
À l’époque de sa création, le spectateur du XVIIe siècle accédait aisément à une lecture allégorique de la pièce : les frasques du Roi Soleil transparaissaient sous les amours de Jupiter, même si le motif était inversé et que c’était un homme qui était investi d’un pouvoir divin. Notre lecture se fait désormais dans l’épaisseur du temps : des images s’ajoutent aux images et des paroles aux silences des époques passées. Comment faire, selon la formule de Walter Benjamin, « exploser le passé dans le présent » et trouver les harmoniques entre l’acuité du regard de Molière et notre humanité du XXIe siècle ? Le vide métaphysique qui constitue un des ressorts comiques de la pièce, avec ces dieux dont les « miracles » ne peuvent être que manipulation ou imposture, me semble trouver des échos puissants dans notre réalité contemporaine. Le rapport de force inégal entre les tout puissants et le commun des mortels, l’impunité des nantis qui sont au dessus des lois font résonner singulièrement ces vers de Mercure : « Lorsque dans un haut rang on a l’heur de paraître / Tout ce qu’on fait est toujours bel et bon / Et suivant ce qu’on peut être, les choses changent de nom. »
Les dieux de Molière sont légers, désinvoltes et sans scrupules. Leur seule boussole est la satisfaction de leurs désirs. L’esthétique leur tient lieu d’éthique et ils s’autorisent tout ce qui est communément interdit. Mais la récente et formidable avancée des technologies ne nous permet-elle pas, de plus en plus, de repousser les limites physiques mais aussi morales de notre humanité et de nous projeter dans des univers dans lesquels tout semble possible ? Et cette virtualité qui repousse toujours plus loin les limites de la réalité ne nous conduit-elle pas aussi, parfois, à avouer comme Amphitryon : « Je ne sais plus que croire, ni que dire » ?
Jacques Vincey
21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris