Face au changement
Notes de mise en scène
Actualité du texte
Propositions de travail
Allégorie
Mouvements
Une révolution a lieu dans la très traditionnelle Bavière, qui bouleverse toutes les sphères de la société, jusqu’au théâtre lui-même. Les formes sont bousculées, les valeurs sont transformées, et tout le monde est appelé à se libérer de toutes les oppressions. Face aux changements radicaux proposés par les révolutionnaires, la famille Heure légale tente de sauver ses possessions, résiste et se déchire.
Le spectacle oppose une révolution de clowns aux déraisons burlesques d’une famille conservatrice. Jusqu’à ce qu’un drame mette en péril la révolution et menace la continuité du spectacle...
Voilà qui pose la situation d’une pièce sur la société et l’individualisme, étonnante par sa modernité et dérangeante par son cynisme réaliste. Mal-aimée du répertoire de Fassbinder, Anarchie en Bavière est une pièce très peu montée en France. Pourtant elle est passionnante sous bien des aspects.
Au moment où se joue une élection essentielle pour la France, où chaque candidat déroule ses propositions de changement pour les soumettre au peuple, où le mot rupture est l’argument d’une campagne fondée sur la peur, cette pièce ouvre une réflexion très moderne sur les possibles d’un changement.
Si les révolutionnaires échouent dans leur tentative de transformation sociale c’est bien parce que ce changement terrorise la classe moyenne représentée ici par la famille Heure légale. Le changement, au lieu d’être imaginé ensemble, leur est imposé. Ceux qui se définissent par les biens qu’ils possèdent, qui mettent le matériel au centre de leur vie, ne peuvent pas accepter la disparition de ce qui les détermine : argent, religion, mariage… La famille Heure légale se voit dans l’obligation d’accepter une nouvelle société où tout est permis. S’en suit une perte de valeurs doublée d’une peur de l’inconnu : la nouvelle liberté, synonyme de vide identitaire laisse place à l’accomplissement de fantasmes monstrueux qui les entraîneront jusqu’au meurtre…
Fassbinder dit avec cette pièce combien il est impossible de changer une société dans la peur, l’ignorance et l’incommunicabilité. Il interroge les possibles d’une révolution qui provoque de nombreux bouleversements politiques, sans qu’une réelle prise de conscience ait eu lieu dans la société.
Par la Compagnie Théâtre en Question. Texte publié sous le titre Gouttes d’eau dans l’océan, Anarchie en Bavière aux Editions de L’arche, 1997.
Anarchie en Bavière est un portrait de la société, et pour peindre ce tableau Fassbinder a choisit l’allégorie. Ainsi, les personnages sont désignés par des vocables qu’aurait pu emprunter la moralité du moyen-âge : Nouvel amour romantique au féminin, Vieil amour romantique au masculin, Mariage/auto, Phénix heure légale ou Bureaucratie Nouvelle… Ils désignent des positions sociales « typiques » et déterminées, celles-là même que la fable entend mettre à mal.
Ecrite pour l’antitheater, la troupe de Fassbinder de la fin des années 60, la pièce renonce aux caractères psychologiques et leur préfère l’incarnation de types sociaux propres à mener une analyse de la société. Chacun sera déterminé par sa manière de parler, par un ensemble de gestes typiques, fera corps avec sa position de classe.
Néanmoins, parce qu’il est question de sentiments humains dans une situation déterminée, parce que les valeurs du vieux monde sont appelées à s’écrouler, cette « typisation » des personnage se trouvera peu à peu transformée : comment reproduire les mêmes gestes instinctifs lorsque « plus rien n’est comme ça doit ». La mécanique familiale, appelée à s’effondrer, se grippe dès lors que chaque personnage incarne des réactions individualistes. L’unité de classe succède à la destruction de celle-ci par la somme des comportements individuels.
Plutôt que de tenter d’actualiser le propos de la pièce en la ramenant « ici et maintenant », la mise en scène fait le choix de maintenir au contraire toutes les distances possibles. L’action se tient dans une Bavière imaginaire, traditionaliste et arriérée, bien différente de notre France moderne qui va jusqu’à proposer une femme à la présidence de la République !
En cette période de grâce pour le mot changement, Fassbinder nous rappelle qu’il ne suffit pas de changer l’ordre des choses, il faut encore pouvoir le faire avec les premiers concernés, oeuvrer à la prise de conscience de la nécessité du changement. Si la révolution promet d’échouer, c’est bien parce que les idées avancées divisent des groupes qui peinent à communiquer, à s’entendre.
Comment ne pas penser aux forums sociaux, aux grands débats en marge des mouvements de grève, où le désir de changement, pourtant partagé, se heurte chaque fois à l’incapacité de traverser les clivages pour parvenir à un début de « programme commun » ?
Comment ne pas y voir, également, une représentation des réactions de rejet des classes supérieures au progrès social (réduction du temps de travail, minima sociaux...) ?
Ceux qui ont des avantages ont bien peu de raisons d’accepter d’y renoncer. Un nouveau projet de société semble pourtant n’être possible que partagé par tous, issu d’une grande concertation que l’organisation même de la société empêche en tout point. On peut y voir encore la division actuelle de la gauche « antilibérale » française, qui partage un même programme mais présente quatre candidats, anéantissant de la sorte toute éventualité de participer au pouvoir.
Pour monter cette pièce, d’abord burlesque puis de plus en plus tragique, se pose en premier lieu un problème de style. Les scènes sont très courtes, efficaces, montrent des personnages très « typés », « fonctionnels ». Leur élaboration passe par un traitement physique marqué, gestuel, qui n’élude pas la finesse de leurs comportements et de leurs réactions.
Il s’agit de signifier radicalement cette incommunicabilité sociale et relationnelle en oeuvre dans la pièce par des différenciations des modes de jeu.
La pièce agit comme une « concentration », un « catalyseur » des réflexes de classe. Ceux-ci, parce qu’ils sont réalistes, demandent un véritable travail d’observation, de compréhension et de composition que le jeu burlesque ne peut contenir en lui-même. Nous chercherons donc à développer une concrétisation des personnages non seulement à partir des objectifs qui sont les leurs, mais également de peurs qui les caractérisent.
Nous faisons là le pari d’un théâtre réaliste, renonçant carrément au « naturel », lui préférant des modes d’expressions spécifiquement théâtraux, gestuels, sans pour autant éluder les caractères. Il en va de même pour le décor, empilement de mobiliers et d’objets empruntés à la réalité mais décalés par leur nombre et détournés de leur fonction.
La mise en scène a consisté à révéler à partir du texte les moyens de l’incarnation de ces personnages. Tout d’abord par l’arrangement des groupes (la famille, les révolutionnaires, les putes…) et la détermination de comportements « communs », puis par la définition de gestuelles propres à chacun des caractères. Il en ressort une mécanisation de l’action qui emprunte tant au burlesque qu’à la biomécanique, bientôt altérée par la mise en scène des situations de crise où le geste auparavant mécanisé se dérègle en réaction aux changements, déréglant la machine toute entière.
Stéphane Arnoux a travaillé sur une automation du geste, un geste dans lequel on se reconnaît mais que la mécanisation rend étrange. Les révolutionnaires empruntent au clown, chacun dans un registre qui le caractérise. De leur côté, les membres de la famille Heure légale reproduisent des types de gestuelles propres au théâtre bourgeois, mais de manière répétitive, nerveuse. Le geste de nettoyer, par exemple, de Mariage-Auto, peut d’un moment à un autre signifier le bonheur d’exécuter cette tâche quotidienne dans un monde inaltérable, puis devenir un refuge presque autistique lorsque l’altérité survient.
Au burlesque des premières scènes d’exposition qui mettent en scène les peurs de la famille, succède le drame intime des personnages, empêchés de reproduire leurs habitudes, forcés de réagir, de s’incarner en propre, quittant toute sécurité. La pièce montre comment cette transformation libère les uns et dérègle les autres, jusqu’à la folie et au crime, réaction ultime à la violence du changement.
L’allégorie invite à un travail proche de la marionnette, qui définit avec précision le mouvement et le corps de l’acteur. Une marionnette qui va bientôt prendre vie, à la manière de Pinocchio. La partition familiale, d’abord bien réglée, devient par la suite une cacophonie d’instruments solistes : c’est l’anarchie sur le plateau.
Au début l’on rit de l’absurdité burlesque des espoirs et des peurs collectives. Puis le rire se décale lorsque les personnages s’incarnent : il devient troublant de s’y reconnaître alors que les personnages et l’action glissent vers la monstruosité. Le réel, glissant du comique au tragique, apparaît transformable, moins solide qu’il ait pu paraître. Et dans la salle, on rit en réaction quand tout se bouleverse, on découvre le cynisme d’un auteur capable de montrer des mécanismes de classe poussés jusqu’à l’horreur.
Un rythme envolé
Anarchie de Fassbinder à été créée par la troupe du Théâtre en Question une première fois en juin 2006 au Théâtre de la Reine Blanche, il s’agit donc ici d’un travail enrichi d’expériences et de réflexion. En collant au plus près de la dramaturgie de Fassbinder, Stéphane Arnoux a accentué son travail sur le rythme, afin de traduire une lutte intérieure très forte entre exister et se réaliser. Une série d’événements se produisent sur scène comme l’illustration de la réaction de peur que produit la révolution sur la famille Heure Légale ou bien sur les prostituées qui s’affolent de la disparition de l’argent, (elles ne seront plus payées - elles n’existent plus en tant que putes, pourtant elles ont lutté pour en arriver là et s’y tenir). La mère répète les tâches quotidiennes avec attention et minutie, sert la famille et répète les leçons apprises. Mais quand la voiture familiale est collectivisée, elle se met à boire, distribue les injures, sort enfin d’elle-même. Ce qui faisait son bonheur se révèle être l’instrument même de son oppression, mais elle y tient. Et quand un révolutionnaire vient dormir sur le canapé du salon, c’est elle qui convainc la famille de le mettre à mort. Un tel personnage demande une grande précision : ce qui peut paraître un peu brutal ou rapide dans le temps de la pièce, renvoie néanmoins aux désordres possibles de la réalité.
Du collectif à l’individuel
Anarchie en Bavière, propose un questionnement autour des liens établis entre l’individu et la société : sans changement de l’individu peut-il y avoir changement de la structure sociale ? Comment l’individualisme nuit-il au progrès social ? Le personnage de Vieil amour romantique au masculin apparaît au début comme l’incarnation de la « valeur travail ». Le travail représentait pour lui toute son existence sociale : l’argent obtenu correspondait à la voiture qu’il pouvait se payer. Mais lorsque qu’il apprend que le temps de travail et réduit à deux heures par jour pour tout le monde et que l’argent est supprimé, alors il décide de ne plus travailler du tout. La suppression de ce qui l’opprimait et le définissait à la fois va faire de lui le type même de l’asocial. Il ne peut pas profiter individuellement d’un système conçu pour l’intérêt collectif alors il préfère ne pas y contribuer, quel que soit l’effort, pourtant moindre, qui lui est demandé.
Ainsi la « révolution de théâtre » qui nous est proposée révèle ce qu’il y a d’asocial dans les comportements traditionnels de la société actuelle.
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