« N’examinons donc plus la justice des causes. Et cédons au torrent qui roule toutes choses. » Corneille, La Mort de Pompée.
Le monde d’Antoine et Cléopâtre est dominé par une seule puissance politique, économique et militaire : Rome. Maître de la partie orientale, Antoine succombe au vertige de sa passion pour Cléopâtre et met en péril l’équilibre de l’empire. Tandis qu’Antoine et Cléopâtre sont occupés à faire de leur passion un spectacle grandiose, à Rome la fureur des prétendants au pouvoir se déchaîne contre le scandale de ce couple, avec une violence inouïe.
Présenter cette pièce aujourd’hui, c’est tenter de mettre à jour le processus ordinaire qui, dans certaines circonstances, entraîne tous les membres d’une collectivité - et pas seulement deux ou trois personnages illustres entourés de figurants stupéfaits - dans une spirale aveugle : la destruction de la joie et de la beauté pour l’humanité entière.
Traduction d'Yves Bonnefoy.
Sylviane Bernard-Gresh Comment s’inscrit le
choix de cette pièce dans ton parcours
théâtral ?
Noël Casale C’est une pièce que je travaille en
atelier depuis une quinzaine d’années. Dans
les textes que je monte - je ne le fais pas
vraiment exprès - il y a toujours un personnage
qui met en péril une partie ou l’ensemble
de la société de son temps. Ici,
Marc-Antoine, l’homme qui gouverne la
moitié de l’empire romain va, par amour
pour une femme, mettre en péril l’équilibre
de cet empire. Et cela engendre tout un
ensemble de questions importantes pour
cette société. Comment penser cet événement,
comment l’accueillir ou non, l’accompagner
ou pas, dans quelles limites ?
S.B.-G. Pour Antoine, peut-on parler de l’histoire
d’une autodestruction ?
N.C. Si l'on se dit que l'autodestruction est
un processus de métamorphose aussi vivant
qu'un autre, peut-être. Dans la pièce - où l’on
assiste à des meurtres politiques, au déclenchement
d’une guerre « mondiale » et à une
longue série de suicides - les portraits et les
récits que l’on y fait d’Antoine, de Cléopâtre
et de leur vie à Alexandrie sont d’une splendeur
poétique et d’une puissance de vie extraordinaires.
Alexandrie est alors un des foyers
de civilisation les plus intenses du monde sous
un ciel et devant une mer continuellement
bleus - il fait tout le temps beau dans Antoine
et Cléopâtre. Et c’est là, en une période bien précise
(de -40 à -30 avant J.-C.), qu’a lieu entre
une femme et un homme une histoire qui n’a
pas encore fini de nous faire réfléchir. Alors,
autodestruction ? je ne sais pas.
S.B.-G. Est-ce que cette passion et ses incidences
sur l’état du monde ont des échos
dans notre actualité ?
N.C. Non. Si la pièce est métaphorique
d’autres réalités que celles qui l’ont engendrée
(pour moi, bien sûr, elle l’est), ce n’est pas sur
ce plan-là. Je ne vois pas dans notre actualité
de situations où l’intimité amoureuse des
gens qui nous dirigent aurait des incidences
aussi importantes sur l’état du monde.
En revanche, on peut voir avec cette
pièce comment une civilisation jeune d’à
peine quatre siècles, Rome, se persuade et se
prépare à en attaquer une très ancienne,
l’Égypte. Cela est bien sûr métaphorique
d’un des aspects de notre monde.
S.B.-G. Comment, dans ta mise en scène, astu
traité la confrontation entre l’Orient et
l’Occident et les différents espaces-temps ?
N.C. On joue sur un plateau nu avec
quelques éléments de décor mobiles et fonctionnels,
quelques objets, les coulisses sont à
vue. Les costumes sont faits de vêtements
portés aujourd’hui et pensés à partir du corps
de chaque acteur. Le texte shakespearien
crée des personnages et des espaces. La
question de les figurer passe pour moi au
second plan. L’exercice est donc : sans rien
d’ostensiblement riche, sur un sol nu entouré
de murs nus, nous nous proposons de faire
entrevoir aux spectateurs le monde d’Antoine
et de Cléopâtre selon Shakespeare - un
monde infiniment désirable, merveilleux. Et
pour cela, nous n’avons que la poésie de ce
texte. Par exemple, la théâtralité fantastique
dont Antoine et Cléopâtre ont besoin pour
nourrir et représenter leur passion se manifeste
essentiellement dans notre travail par
ce qu’ils se disent et par la façon qu’ils ont de se le dire.
Sur la question des espaces-temps différents,
je cherche systématiquement à en
mettre plusieurs en scène simultanément.
On peut ainsi créer d’autres niveaux de lecture
et de compréhension de la pièce et cela,
strictement, à partir du plateau.
Le traitement des différences entre
Rome et l’Égypte (pour ne parler que des
deux entités les plus remarquables) se manifeste
par le jeu (donc par des corps), et par
l’élaboration de paysages sonores (voix,
musiques, bruits…), relativement contrastés.
S.B.-G. Après plusieurs expériences d’atelier,
tu as donc choisi la traduction d’Yves
Bonnefoy. Pourquoi ?
N.C. Parce que c’est un projet poétique d’où
se dégagent (entre autres) deux directions de
réflexion dramaturgique qui me semblent
primordiales.
La première est liée à la fluidité de la
langue d’arrivée. Le vers de Shakespeare par
Bonnefoy donne lieu à une suite de mètres
de 8 à 14 syllabes qui s’agencent toujours
autour d’un même vers de 11 pieds. Alors, à
le lire et à le relire à voix haute et en écoutant
les acteurs le dire, ce texte (ce choix)
d’Yves Bonnefoy ne me donne pas l'impression
que tous les personnages parlent
de la même façon (comme on a pu le dire) - mais il me fait entendre un battement (un
tempo) commun - comme le pouls d’une
communauté dont l’énergie et la volonté de
chacun des membres convergent vers le pire. Ici, vers le déclenchement d’une guerre « mondiale ». Ça, c’est quelque chose qui me tient à coeur et que j’essaie de rendre perceptible dans le spectacle : l’acharnement
extraordinaire que tous (et pas seulement deux ou trois personnages illustres) vont déployer pour aller vers le pire.
L’autre réflexion dramaturgique inaugurée par le travail d’Yves Bonnefoy est celle de la métamorphose de Cléopâtre. Il n’est à aucun moment possible de la cerner. Impératrice d’une civilisation vieille de trois mille ans au début et «ravagée», à l’approche de la fin, « Par les mêmes pauvres accès que la pauvre fille / Qui trait les vaches et fait les basses besognes », elle subit une transformation absolument remarquable. Ce « devenir- femme » de Cléopâtre est beaucoup plus évident dans la traduction d’Yves Bonnefoy.
Cette puissance de vie d’une femme, Cléopâtre, est bien entendu inadmissible pour Rome. Comme elle devait l’être pour la société anglaise (à laquelle, comme on le sait depuis Hamlet, Shakespeare se plaisait à « tendre un miroir »), après la mort d’Elisabeth et le retour des Puritains autour du trône de Jacques Ier. Et qu’en est-il aujourd’hui des relations entre les hommes et les femmes sur les questions de pouvoir - des pouvoirs ? That’s one question.
Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
Navette : Sortir en tête de ligne de métro, puis prendre soit la navette Cartoucherie (gratuite) garée sur la chaussée devant la station de taxis (départ toutes les quinze minutes, premier voyage 1h avant le début du spectacle) soit le bus 112, arrêt Cartoucherie.
En voiture : A partir de l'esplanade du château de Vincennes, longer le Parc Floral de Paris sur la droite par la route de la Pyramide. Au rond-point, tourner à gauche (parcours fléché).
Parking Cartoucherie, 2ème portail sur la gauche.