Une pièce de rage et d’imprécation
Cabale masquée
Du lieu de ma répétition
Note de mise en scène
Thomas Bernhard (Heerlen 1931 - Gmunden 1989)
La presse
Avant la retraite est une « comédie de l’âme allemande », une bouffonnerie où l’horreur côtoie la folie et l’outrance. Du théâtre politique inscrit dans l’Histoire et dont le récent 60ième anniversaire de la libération des camps d’extermination vient en rappeler l’urgence et la nécessité.
"Que l'on n'attende ni retenue ni mesure dans cette pièce de rage et d'imprécation, traversée de bout en bout par un humour ravageur. Cette pièce ne se contente pas de démasquer, mais démontre qu'un masque peut en cacher un autre derrière lequel l'humain est tout bonnement introuvable."
Durant toute sa vie, Thomas Bernhard (1931-1989) a entretenu des rapports difficiles, souvent violemment conflictuels, avec la société autrichienne, dont il n’aura cessé de dénoncer le conformisme étouffant, fondé sur un consensus délibérément mensonger visant à faire passer l’Autriche pour une victime de la barbarie nazie, alors que tout concourt à prouver qu’elle en fut la complice active - la lamentable affaire Waldheim n’en n’étant qu’un indice parmi d’autres.
Sur le mode de l’imprécation et de la férocité, l’oeuvre de Thomas Bernhard est donc profondément politique, dans la mesure où son objet est de jeter un éclairage sans concessions sur les mille et une manières dont la culture national-socialiste est recyclée dans le présent autrichien : « Il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 1938 », affirme ainsi un des protagonistes de Heldenplatz, sa dernière pièce, créée l’année de sa mort. Comme la plupart des pièces de Thomas Bernhard, Vor dem Ruhestand (Avant la retraite) a provoqué un scandale retentissant lors de sa création en 1979.
Le texte est publié aux éditions de l’Arche, traduction de Claude Porcell.
Rudolf Höller, ancien officier nazi reconverti en respectable président de tribunal, s’apprête à prendre une retraite bien méritée au terme d’une carrière exemplaire au service du droit et de la justice. Sous le vernis d’honorabilité bourgeoise, cependant, sommeille encore la bête immonde. C’est ainsi que chaque année, le sept octobre, il endosse son plus bel uniforme pour fêter dans le secret de son appartement l’anniversaire du Reichsführer SS Heinrich Himmler, lequel fut, faut-il le rappeler, l’organisateur méthodique des camps d’extermination.
Dans cette sordide mise en scène clandestine, qu’il orchestre comme une « conjuration », avant que ne vienne le temps où, il n’en doute pas, il pourra le faire « au grand jour devant tout le monde », il revit dans une extase teintée de paranoïa l’époque héroïque où il était commandant de camp, entraînant sa soeur - et amante - dans un duo d’amour-haine proprement hallucinant. Cette grande plongée orgiaque dans le passé pourrait donner lieu à un bonheur sans mélange, n’était la présence violemment réprobatrice de sa seconde soeur, paraplégique, qui les observe, enfermée dans son silence sacrifié. En d’autres temps, on l’aurait « tout simplement gazée », mais pour l’heure on se contentera de lui raser la tête et de lui faire endosser une veste de déportée, afin qu’elle tienne le rôle qui lui revient dans cette insupportable mascarade.
Que l’on n’attende ni retenue ni mesure dans cette pièce de rage et d’imprécation, traversée de bout en bout par un humour ravageur. Sous-titrée « comédie de l’âme allemande », c’est sur le mode du grand guignol et de la danse macabre qu’elle fouille au couteau dans les recoins les plus nauséabonds de la bonne conscience et de l’hypocrisie d’une société toujours travaillée par ses vieux démons. Construite comme une partition de musique répétitive, servie par une langue obsessionnelle, elle ne se contente pas de démasquer, ce qui serait trop naïvement optimiste, mais démontre qu’un masque peut en cacher un autre derrière lequel l’humain est tout bonnement introuvable. Parfois, on s’attend au pire, mais on a tort, car il s’avère que c’est encore pire.
Il existe un tableau de Paul Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble avoir dessein de s'éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’Histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.
Walter Benjamin, Benjamin et son ange, traduction Philippe Ivernel
« Je crois que tout mon travail antérieur, le choix des textes qui ont été les miens, devaient immanquablement me conduire vers Thomas Bernhard ; l’actrice même, ayant abandonné Rosel, y était inconsciemment vouée et engagée. Il fallait pour me décider le processus d’une histoire singulière, la mienne à Béthune et la pratique du théâtre de George Tabori, surtout Mein Kampf (farce), pour faire éclater les réseaux mystérieux qui font qu’à tel moment un texte, un auteur, s’imposent à vous avec une urgence absolue. Si j’ai cité de prime abord George Tabori et la farce autrichienne Mein Kampf, qu’il créa avec succès à Vienne en 1987, c’est pour mieux croquer la pomme d’insolence que me tend Thomas Bernhard avec Avant la retraite - bref la dénazification de l’Allemagne et l’univers, circonscrit à la famille Höller dans l’Autriche des années 80 qui s’était revendiquée victime et innocente d’un passé nazi.
Les deux textes ont été créés en Autriche et ont tous deux eu un grand retentissement. Celui de Thomas Bernhard fit violemment scandale. Il s’appuyait et dénonçait un fait réel que voici : en 1978 éclatait en Allemagne « l’affaire Filbinger », du nom de ce juge militaire qui, malgré la capitulation nazie, avait continué après le 8 mai 1945 à condamner à mort de jeunes soldats de la Wehrmacht déserteurs. Filbinger était ensuite devenu Président du Conseil du Bade Wurtemberg à Stuttgart. Puis son passé nazi fut découvert et cela déclencha une crise politique majeure en Allemagne. Avant la retraite est sous-titrée « comédie de l’âme allemande », et c’est à prendre au sérieux : une bouffonnerie à la Gogol où l’horreur côtoie la folie et l’outrance, un théâtre d’acteur, aime à signaler Thomas Bernhard, d’interprète, de soliste, où l’acteur, lové dans une parole limpide et haletante, peut accéder « au merveilleux éclat ». Mais ce n’est pas tout : la voix de Thomas Bernhard est mise en acte, elle est politique, indépendamment de son contenu, dès lors qu’elle appelle au débat, aux conflits, aux alternatives fortes, aux ruptures - incompatible avec l’utopie.
La force théâtrale que doit prendre cette « comédie de l’âme » est affaire d’attention, d’intuition, une fois établi l’espace scénique où la présence des corps et des actes doit s’articuler - la chorégraphie du mouvement sur le canevas des sentiments. On peut être poussé à tous les excès par la richesse du matériau. J’ai établi une sorte de « grille de conduite » à cet effet : pas de naturalisme, mais pas de formalisme non plus ! Pas de fable, mais pas le désengagement non plus ! Pas d’esthétisme, mais pas de contingence non plus ! L’homme Thomas Bernhard veille à l’intérieur de ses oeuvres - il parle par la bouche de ses personnages et souvent ceux-ci accèdent à une compétence étonnante de la forme, puis retombent dans leur délire d’insoumis. Tel l’ange de Walter Benjamin, Thomas Bernhard regarde avec ironie ses créatures se débattre et inscrit sur le registre de l’Histoire les ruines qui s’accumulent à ses pieds. »
Agathe Alexis
Un imprécateur retiré du monde ;
L’horreur de la mort, et par conséquent de la vie que la mort de toutes parts
investit, envahit et détruit, tel est bien le grand thème de l’œuvre de
Thomas Bernhard.
Lorsque l’homme meurt à cinquante-huit ans, le 12 février 1989, et que la presse mondiale y va de ses conjectures sur l’éventuel suicide du grand méchant pessimiste, cela fait déjà vingt-cinq ans que l’auteur est statufié en ermite inabordable, retranché dans sa ferme carrée d’Ohlsdorf en Haute-Autriche. Prix littéraires, premières théâtrales retentissantes, incidents et scandales, procès parfois : depuis 1965, la biographie de Thomas Bernhard paraît se réduire à l’histoire de son œuvre et à ces péripéties aussi spectaculaires qu’accessoires. Le reste est silence : refus, retrait, retraite.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les quinze années précédentes, de 1950 à 1965, le futur solitaire, tandis que sa vocation mûrit, s’affirme et se précise, vit tout à fait dans le monde, à tous les sens du mot. On le voit surtout beaucoup à Vienne et à Salzbourg, et dans des activités multiples qui le plongent dans les milieux de la presse, de la littérature et de la musique. Lui qui a appris le violon et le chant, il fait cinq ans d’études au Mozarteum de Salzbourg, en musique et en dramaturgie, et obtient son diplôme en 1957 avec un travail sur Brecht et Artaud. Il gagne sa vie comme journaliste pigiste dans un quotidien socialiste de Salzbourg, auquel il donne des billets d’humeur et d’atmosphère, et surtout des chroniques judiciaires (dont ses récits ultérieurs porteront bien des traces) et déjà quelques articles de critique littéraire ou théâtrale laissant transparaître une mauvaise humeur terrible... C’est également l’époque où, confronté à ces divers mondes, l’écrivain se cherche et se trouve.
De ses poésies des années cinquante, dont le contenu est religieux, voire mystique, et la facture néo-expressionniste, Thomas Bernhard passa à d’autres formes et à des thèmes nouveaux. En poésie, Les fous - Les détenus (1962) succède à des titres comme In hora mortis ou Sous le fer de la lune (1958). Mais surtout, Bernhard se risque peu à peu en direction des deux genres où il ne tardera guère à s’imposer, le théâtre et le récit.
Bernard Lortholary, Préface à L’origine - La cave - Le souffle - Le froid - Un enfant Editions Gallimard
Le survivant note : Vers la fin de la guerre, on creuse des galeries dans les deux collines de la ville, dans lesquelles les gens affluent, parce que l'anéantissement les menace. C'est uniquement parce qu'ils entrent dans les galeries qu'ils ont la vie sauve. D'abord, ils n'osent pas se risquer à la lumière du jour. C'est seulement en hésitant qu'ils laissent franchir les portes à ceux qui leur semblent sans valeur et faibles, aux enfants aussi pour finir, et l'après-midi ils quittent, tous en silence, les galeries, où beaucoup d'entre eux sont morts étouffés, parce qu'ils avaient trop peu d'oxygène. À titre volontaire, ils vont chercher les morts et les enterrent en masse devant les sorties. Mais une fois que la guerre est finie, il se passe quelque chose que personne ne parvient à comprendre : ils ne murent pas les galeries, ils y vont au contraire, comme ils en ont pris l'habitude. Tous les jours à la même heure. Aussi longtemps qu'ils vivront, ils fréquenteront les galeries.
Thomas Bernhard, événements
« Il faut souligner l’excellence du travail d’Agathe Alexis... » Jean-Pierre Han, Témoignage chrétien, juin 2005
« La mise en scène choc d’Agathe Alexis et son jeu, à l’unisson de ceux d’Emmanuelle Brunschwig et de Philippe Hottier, conduisent par de brusques accès d’hystérie grimaçante en deçà de l’humain, où se tapit toujours la bête immonde. » Jean-Luc Bertet, Le journal du dimanche, juin 2005
Superbe pièce, servie par un trio d'acteurs époustouflants de justesse.
Superbe pièce, servie par un trio d'acteurs époustouflants de justesse.
10, place Charles Dullin 75018 Paris