Les Balkans à l’orée du tumultueux 20ème siècle
Notes de mise en scène
La presse
Osman, souverain vassal du sultan, épaulé de Rasim, bras droit fidèle et homme à tout faire, fait régner la domination déclinante de l’Empire ottoman sur la Macédoine. Spase, le chef des koumitas, combattants du mouvement de libération nationale, est mû par le code de l’honneur et se doit de tuer Osman, anciennement assassin de ses parents.
Kemal, jeune diplômé, fomente quant à lui une révolution, afin de créer une République à l’image de celles de l’Occident. Enfin Ikonomo, commerçant fortuné et avisé, investit son or auprès d’Osman, afin de se protéger du sultan, dont il a séduit une courtisane. L’amour est matérialisé par un edelweiss, fleur symbole de la noblesse et du courage.
L’edelweiss est par ailleurs apparenté à l’étoile de Vergina, qui sera pour une brève durée le premier drapeau de la République de Macédoine.
Des femmes de caractère précipitent les évènements tragiques qui sont en train de se dérouler. Cveta, jeune vierge, perd Spase, son grand amour, par la main de Rasim alors que le koumita mettait en joue Osman. Telle une Antigone des Balkans, Cveta va chercher la dépouille de son amoureux, mais devient la prisonnière d’Osman, frappée également par un irrésistible amour. Eleni balaie tous les codes de l’honneur en s’offrant le temps d’une nuit d’ivresse au jeune Kemal, lui-même voué à la fuite par la fureur du père d’Eleni, riche marchand grec et ennemi juré des Turcs. Edis, une des femmes du sultan, brave tous les interdits en devenant la maîtresse d’Ikonomo.
Si les femmes ont une place extraordinaire dans les cœurs de ces jeunes conquérants, Cveta en est l’héroïne. Celle par qui la paix doit être instaurée, celle qui ne cherche aucunement la vengeance mais l’oubli pour une reconstruction, celle qui préconise l’union salvatrice entre les peuples. Cveta fera plier le cruel Osman et l’épousera lors de noces sanglantes dans une église macédonienne. Sanglantes car l’Histoire, ultime ironie, est une roue meurtrière et c’est sur le sang de ce couple réunificateur que débutera la fameuse République laïque du futur Kemal Atatürk.
Balkans’ not dead est une reprise, façon pastiche trash, d’une autre œuvre, Les Noces de sang macédoniennes de Vojdan Cernodrinski, l’une des principales œuvres classiques du théâtre macédonien. En effet, Dejan Dukovski reprend l’histoire du meurtre sanglant de la jeune Cveta, symbole de la Macédoine, et pose ici la question de la possible renaissance des Balkans.
Les dernières scènes de la pièce fondatrice sont reprises au début du « remake ». L’héroïne, blessée à mort par les balles ottomanes, lance dans une dernier soupir : « Je meurs, mais je ne suis pas devenue turque. » Dans la version moderne, le leader ottoman devient un anti-héros. Autant par amour de l’héroïne que par haine de lui-même, il choisit de se faire chrétien. L’héroïne tombe ensuite également sous les balles ottomanes, comme dans la version classique. Mais elle ne peut achever son soupir : « Je meurs, mais… » La situation est inversée, et devra laisser les spectateurs avec leurs questions.
La traduction de Balkans’ not dead par Jeanne Delcroix-Angelovski a été soutenue par le Centre national du Livre et a obtenu l’aide à la création du Centre national du Théâtre.
Dominique Dolmieu
Balkans’ not dead est une farce sur la rencontre – une collision, faudrait-il dire. Deux mondes se confrontent brutalement, sur une large partie de la planète, depuis un certain temps. Ici, le monde chrétien occidental, là le monde musulman oriental. Dans l’épisode qui nous concerne, ce sont les Slaves de Macédoine et les Turcs de l’Empire ottoman. La ligne de front passe par le Vardar, le principal fleuve de Macédoine. La frontière est le théâtre des évènements.
C’est aussi une vision grotesque de la résistance et du patriotisme. La lutte pour la liberté et les nobles idéaux se transforme en un combat incessant pour la survie, le pouvoir, l’adrénaline, les sensations fortes, l’alcool, le sexe, l’argent… Chacun selon sa situation sociale. L’humanité dans toute sa splendeur. Le vainqueur n’est jamais la liberté, mais seulement l’amour. Dans cet univers corrompu au possible, où la seule idéologie est l’individualisme forcené, l’amour reste la seule chose qu’on ne peut pas acheter.
Il s’agit de mettre en exergue la forme singulière proposée par Dukovski : un théâtre sans concession – un tourbillon, un chaos, une spirale infernale. Une mise en scène qui travaille sur le choc, le conflit, la fracture. Le langage est direct et brut, le discours prend presque systématiquement le contre-pied de l’action. Balkans’ not dead est comme un slogan sur un mur ou un cri dans une foule. Poétique de la violence. On donne un edelweiss ; encombrante, inattendue, une possible respiration qui bouleverse l’ordre des choses.
Il convient aussi de travailler sur l’humour. Un humour décalé qui naît de l’audace, des défis et provocations que se lancent inlassablement les protagonistes. Risque presque le vaudeville, qui tient notamment de la version classique initiale, tant on ourdit intrigues, complots, traîtrises et coups tordus. C’est aussi un humour de fin de règne, de monde qui s’effondre : le « Vieil Homme sur le Bosphore » rend les armes, l’anarchie s’installe, le cynisme et la dérision sont les valeurs en hausse.
Suivre le rythme de l’ensemble, construit sur la séquence,à l’image du monde moderne, concentré, binaire, infernal, où les ruptures se bousculent. Le temps s’emballe. Les scènes sont courtes et s’entrecroisent, les changements sont nombreux, et doivent donc être aussi rapides que possible : la scénographie devra faire preuve de sobriété et d’efficacité. Des objets simples, des jeux de lumières travaillés. Une danse endiablée.
Transposer la proposition vers un univers plus contemporain, où la montagne, lieu de la rébellion, devient une banlieue, et le milieu urbain le centre du pouvoir, avec ses salons privés et ses bordels de luxe. Le décalage entre la pièce de Vojdan Cernodrinski et le langage de Dukovski s’y reflète, comme une sorte de bégaiement de l’histoire, et la mise en abyme continue avec l’arrivée de la troupe de comédiens, qui représente l’action déjà en cours.
Élaborer également de nombreuses ambiances sonores, inspirées du groupe de musique industrielle allemand Einstürzende Neubauten.
"Reprenant le modèle des pièces du théâtre patriotique du dix-neuvième siècle, notamment Noces de sang macédoniennes, de Vojdan Cernodrinski, Dejan Dukovski en propose une version nouvelle et pleine d'humour. Au manichéisme de rigueur viennent s'ajouter un grossissement caricatural et une réactualisation qui donnent à la pièce les aspects d'une farce identitaire. À l'heure où les Balkans n'en finissent pas d'accoucher de nouveaux États, Balkans' not dead prend donc le parti d'accorder à l'idée patriotique ni plus ni moins qu'une considération circonspecte et distanciée. Son théâtre en ressort soudain plus optimiste, et porteur, malgré tout, d'une légèreté salvatrice." Étienne Leterrierain - La matricule des anges.
78, rue du Charolais 75012 Paris