Présentation
Synopsis
La fulgurance dun jeune auteur
A propos de Bérénice
Kristin Scott Thomas /
Bérénice, reine de Palestine
Didier Sandre / Titus, empereur de Rome
Bérénice / Les origines dun
désir
Tragédie de
labnégation / Oeuvre du renoncement amoureux
Loin de lOrient / Cet
ailleurs abstrait
Bérénice, entre deux
guerres / Les années trente
Le vers / La splendeur du verbe
racinien
Laction / Un
thriller dans un mouchoir de poche
François Regnault / Dramaturge
Stéphane Plassier
/ Plasticien, créateur de lespace
Christian Lacroix / Créateur des
costumes
Quelques mises en scène de Bérénice
« Depuis que jai connu Kennedy, je sais quun homme qui atteint le pouvoir
devient une machine », déclarait Norman Mailer
Bérénice, cest bien sûr et surtout lhistoire déchirante et intemporelle
dune séparation. Mais cest aussi lhistoire éternelle de lhomme
qui renonce au bonheur purement intime pour lui préférer son propre honneur, sa «
gloire », sa réputation (« Ma réputation, ma réputation, jai perdu la partie
immortelle de mon âme, et tout ce qui reste est bestial » fait dire Shakespeare à
Cassio dans Othello.)
Problématique du Fils, envahi par la peur, écrasé par limage dun père
inégalable et parfait, se forçant à laction. Car le temps presse pour accomplir,
accomplir au plus vite avant de mourir. Dans Bérénice, il y a bien sûr la Raison
dEtat, le peuple Romain, mais en fait, Titus potentiel dictateur peut
tout, y compris changer les lois, et cest lui, et lui seul, qui prendra la décision
dexiler celle quil aime, réalisant ainsi son pathétique destin dhomme
en quête déternité. »
Lambert Wilson mai 2001
Kristin Scott Thomas endosse le rôle-titre de luvre suprême du sacrifice,
le poème du renoncement accepté. Lactrice incarne Bérénice aux côtés de Didier
Sandre, alias Titus, général victorieux. Chéri par la reine de Palestine, Titus est
couronné empereur. Mais Rome naccepte pas quil sallie à une souveraine
étrangère, à une reine juive. Lambert Wilson, met en scène ces deux astres morts qui
renoncent l'un à l'autre dans la perfection de l'abnégation, et consentent à ne rien
devenir. Ils s'échappent vers le vide de la gloire du monarque pour Titus, vers le vide
de la sérénité impavide pour Bérénice. En 1670, Racine éclipse les farces de
Molière et écrase la gloire finissante de Corneille. A trente ans, il vient dire à la
cour du Roi que l'espoir est vain et que la liberté n'existe pas plus que le choix. En
guerre contre les jansénistes de Port-Royal, pourtant marqué par leur philosophie,
Racine invente la théorie de l'amour par le néant.
Le rôle dAntiochus, interprété par Lambert Wilson à la création aux Estivales
de Perpignan du 7 au 9 juillet et au Festival dAvignon du 17 au 26 juillet est
repris par Robin Renucci à partir du 19 septembre au Théâtre National de Chaillot.
Outre sa cruauté, on soupçonnait (Titus) de débauche parce quil prolongeait ses orgies jusquau milieu de la nuit avec les plus dissolus de ses amis, et aussi de libertinage parce quil était entouré dune troupe de mignons et deunuques et laissait éclater son amour pour la reine Bérénice, à laquelle, dit-on, il avait promis le mariage. ( ) Mais cette réputation tourna à son avantage et lui attira les plus grands éloges, lorsquon ne trouva en lui aucun vice, mais au contraire les plus hautes vertus. ( ) Il renvoya aussitôt Bérénice de la ville, malgré lui, malgré elle. ( ) Il ( ) se plaignit beaucoup que la vie lui fût enlevée, sans quil leût mérité ; car il navait à se repentir daucun acte, sauf un. Quel était cet acte ? Il ne le révéla pas alors et il nest pas facile de le deviner.
Suétone, La Vie des douze Césars , Titus chapitres VI-VII, trad Maurice Rat.
Rome, 79 après J.C. Lempereur Vespasien est mort depuis une semaine. Son fils,
Titus, lui succède. Lempire tout entier, la cour, larmée, le sénat comme le
peuple attendent que le nouveau monarque épouse celle quil aime, Bérénice, reine
de Palestine. Vespasien disparu, plus rien nempêche cette union à laquelle
lempereur défunt sétait toujours opposé.
La pièce de Racine souvre alors que Bérénice, heureuse, attend que Titus lui
ordonne de lépouser. Antiochus, roi de Comagène, confident et amoureux éconduit
de la souveraine, est persuadé de lunion imminente des deux amants. Il
sapprête à un exil désespéré. Mais Titus, désormais Empereur, prend conscience
quil ne sappartient plus. Le pouvoir, lordre et les traditions
quil récusait ont force loi sur ses sentiments. Et Rome ne peut avoir pour
impératrice Bérénice, une reine étrangère, une princesse juive.
Brisé par la douleur, Titus confie à Antiochus le soin dannoncer à la femme
quils aiment tous deux sa décision de renoncer au mariage. Offensée, Bérénice se
révolte contre lempereur, contre son comportement indigne, puis menace de se
suicider. Antiochus, dévoué au seul contentement de Bérénice, tente alors de concilier
en vain les intérêts de la passion amoureuse et les intérêts de lempire. Il
échoue à contrecarrer la primauté du pouvoir sur le destin amoureux des deux êtres.
Mais Antiochus parvient à rapprocher Titus et Bérénice dans une communion où le
renoncement à la félicité atteint le même vertige sublime que lamour partagé.
Tous trois sengagent alors dans un sacrifice héroïque, et partent pour des vies de
solitude et de souffrance. Vaincus par lordre du monde et des choses, ils consentent
au caractère impitoyable de leur défaite respective afin datteindre le
dépassement de soi. Cest là quils demeureront, intacts et parfaits, dans la
volonté inaliénable daimer.
La fulgurance dun jeune auteur
Une princesse, fameuse par son esprit et par son amour pour la poésie, avait
engagé les deux rivaux à traiter ce même sujet
Corneille (
) voyait la Bérénice, rivale de la sienne, raillée et suivie,
tandis que la sienne était entièrement abandonnée.
Chapelle, sans louer ni critiquer, gardait le silence. Mon père enfin le pressa
vivement de se déclarer. Avouez-moi, lui dit-il, votre sentiment. Que pensez-vous de
Bérénice ? Ce que jen pense ? répondit Chapelle : Marion pleure, Marion
crie, Marion veut quon la marie.
Louis Racine, 1747, Mémoires.
Suétone, au deuxième siècle après J.C, dans la Vie des douze Césars , résume pour
jamais les destins de Titus et Bérénice : Il la renvoya, malgré lui, malgré
elle. La formule lapidaire de lhistorien fit survivre lanecdote
amoureuse à travers les siècles. Ce nest quau XVIIème siècle que la
littérature sapproprie enfin lhistoire des deux amants. Tragi-comédies,
tragédies, romans, dès le règne de Louis XIII, déclinent à lenvi
lhistoire de lamour contrarié des grands du monde antique.
En 1670, un génie de trente ans, lâge même du Roi Soleil, sempare du sujet.
Racine triomphe alors à la cour depuis la création dAndromaque, en 1667. Formé
durant onze ans chez les jansénistes de Port-Royal, héritier rebelle de leur morale
inflexible, il sélève contre leur condamnation du théâtre, qui pour eux
nest quune horreur devant Dieu . Il reçoit ainsi la faveur du
roi, grand amateur de divertissement, ébloui par le talent du poète. Très vite, Racine
incarne ce que Louis XIV veut pour la France ; la maîtrise de lesprit, la rigueur
du destin, le triomphe universel. Conscient de sa valeur et de son influence sur le roi
dont il devient, jusquà sa mort, lun des plus proches familiers, Racine
compose Bérénice dans lintention daffirmer son triomphe dauteur, de
garantir sa position privilégiée auprès du monarque, et de fonder son éthique
théâtrale.
Racine doit donc son apothéose à une pièce avec laquelle il écrase la Tite et
Bérénice de Corneille. Le vieil auteur du Cid, en disgrâce auprès du public et de la
cour, se risque en effet à proposer sa version des amours contrariés de la reine de
Palestine en même temps que son jeune rival. Il ne sen relèvera pas. A
limage de son roi, Racine est désormais le monarque absolu du classicisme
français.
En 1670, pourtant, le duel avec Corneille nest pas lunique motif du jeune et
ambitieux auteur pour sintéresser à Bérénice. Le roi, comme Titus, est, en
effet, épris dune princesse que la raison dEtat lui recommande
décarter. La présence de Marie Mancini, nièce du sulfureux cardinal Mazarin -
premier ministre de Louis XIII puis de Louis XIV enfant - perturbe les jeux politiques de
la cour.
Contrarié, le souverain se résout à éloigner sa maîtresse, et déloigner avec
elle lombre inquiétante de son défunt oncle. Métaphore lointaine, lhistoire
de Titus et Bérénice sert décrin prodigieux au renoncement, somme toute banal, de
Louis pour une de ses favorites. Par la grâce de Racine, le roi est désormais héros en
matière de raison dEtat comme il létait déjà à la guerre. Toute sa vie,
lauteur de Bérénice bénéficiera de ce que le Soleil aura dû de sa gloire au
poète. Racine deviendra académicien, Trésorier de France, historiographe du roi et
gentilhomme. Corneille est supplanté, et avec lui sombreront le héros positif, les
dilemmes chevaleresques et les péripéties houleuses, loptimisme sur la nature
humaine et le culte du Moi. Racine a enfin le champ libre pour concevoir et imposer son
éthique tragique. Dépouillement de lintrigue jusquà la disparition de
laction ; passion dévastatrice où la cruauté daimer conduit à la mort ;
angoisse des êtres condamnés à lerrance, et prédestination des âmes à la
fatalité. Bérénice dit tout de ce que sera luvre racinienne jusquà
son sommet, Phèdre, sept ans plus tard. Incandescence du classicisme, Bérénice est
aussi lamorce de son chant du cygne
Titus a beau rester Romain, il est le seul de son parti ; tous les spectateurs ont épousé Bérénice. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à dAlembert.
Toutes les fois quil sest trouvé un acteur ou une actrice dignes de ces rôles de Titus et de Bérénice, le public a retrouvé les applaudissements et les larmes. Voltaire, Remarques sur Bérénice.
Quoiquon en dise, je ne lis jamais Bérénice sans répandre de larmes. Dites que je pleure mal à propos, prenez-en ce que vous voudrez ; on ne me persuadera jamais quune pièce qui me remue et qui me touche soit mauvaise. Frédéric II, roi de Prusse, Lettre à Voltaire.
Je ne suis pas contente de vous. Si vous navez pas pleuré en lisant la Bérénice de Racine, si vous ny avez pas trouvé la plus horrible des tragédies, vous ne me comprendrez point, nous ne nous entendrons jamais. Balzac, lettre de Louise à Félipe, Mémoires de deux jeunes mariés.
Bérénice, chez (Racine), cest la veine secrète, la veine du milieu. Sainte-Beuve, Sur la reprise de Bérénice au Théâtre Français.
Quelle est votre héroïne de fiction préférée ? Bérénice Marcel Proust, Questionnaire de Proust de 1892.
Cest cette espèce de noyau du cur humain qui a fasciné Jean Racine et allumé en lui cette curiosité dévorante, oui, la même, cette passion dintelligence, dune intelligence dans les délices doù toute son uvre est sortie. Paul Claudel, Conversation sur Jean Racine.
Nous ne vieillirons pas Rien ne se fanera. Rien ne se refroidira. Nous serons jeunes éternellement. Jusquà la fin je pourrai dire : sa voix na pas cessé de me troubler, ses mains sont ma fête. Jusquà la fin je pourrai dire : Je suis celle quil a aimée sur terre, il na aimé nulle autre que moi. Andrée Chédid, Bérénice dEgypte, Seuil.
Pourquoi on se ment encore là-dessus ? Bérénice et Titus, ce sont des récitants, le metteur en scène, cest Racine, la salle, cest lhumanité. Pourquoi jouer ça dans un salon, un boudoir ? Ca mest complètement égal ce quon peut penser de ce que je dis là. Donnez-moi une salle pour faire lire Bérénice , on verra bien. ( ) le vent du divin souffle dans les grandes forêts de Racine. Sur les cimes de la grande forêt racinienne. Cest Racine mais pas détaillé, pas lu, pensé. Cest la musique de Racine. Cest la musique qui parle. Ce nest pas autre chose, on sy trompe beaucoup ; cest Mozart, Racine aussi, à un point criant. Marguerite Duras, La Vie Matérielle, POL.
Bérénice par Lambert Wilson Propos recueillis par Pierre NOTTE mai 2001
Kristin Scott Thomas / Bérénice, reine de Palestine
Kristin rêvait de revenir en France par le biais dun grand texte. Elle est pour moi la quintessence de lintelligence, de la fragilité, comme une féminité alliant la force et la violence. Elle est la personnification dune certaine sensibilité européenne, celle de lentre-deux guerres. Ce nest pas un hasard si les cinéastes et les metteurs en scène la sollicitent souvent pour incarner des personnages de cette période. Nous avons elle et moi suivi un parcours semblable ; je me suis retrouvé étranger à Londres comme elle fut étrangère à Paris, étudiante de la rue Blanche. Je cultive une réelle fascination pour les acteurs anglais, pour leur capacité à mêler le drame, la tragédie avec le concret, le réel. Les acteurs français sont davantage habitués à la transposition, à labstraction. Si javais voulu situer Bérénice dans la Rome antique ou fellinienne, jaurais suivi des pistes très différentes, celle de lorientalisme, par exemple. Mais je préfère me consacrer à létrangeté dune héroïne, aimant sur un territoire qui nest pas le sien.
Didier Sandre / Titus, empereur de Rome
Il me fallait trouver lacteur qui puisse incarner un guerrier, mais un guerrier qui pense. On est demblée du côté de Bérénice, nous lépousons, comme dit Rousseau, mais la question morale posée par Titus est terriblement complexe, et fait de lui le héros de la tragédie au même titre que celle qui en porte le nom. Je me suis beaucoup identifié à cet abominable questionnement ; peut-on renoncer à un amour pour une idée abstraite ? Quelque soit la réponse, le dilemme est une torture. Il me fallait trouver lacteur qui puisse incarner ce doute, cette dimension existentielle de Titus. Il est lHamlet racinien, le héraut de la question de lêtre. Didier Sandre porte en lui ce questionnement. Il apporte également un savoir formidable du vers racinien, il connaît parfaitement la difficulté de cet exercice. Les interprètes de Titus et de Bérénice, me semble-t-il, doivent par ailleurs incarner une certaine maturité de leurs personnages. Si les héros de Racine étaient adolescents, on pourrait penser quils se remettront de cet arrachement. En loccurrence, Bérénice na aucun futur affectif, aucun espoir après Titus. Tous les deux sont des êtres de la maturité. Ils en ont la clairvoyance, la lucidité, et ils en ont aussi le terrible aveuglement.
Bérénice / Les origines dun désir
A la lecture de Bérénice, dès mon plus jeune âge, je fus frappé par la notion de séparation, par lidée du ratage relationnel et des destins brisés, cet arrachement de deux êtres, ce désir de mort par lamour. Voilà ce qui ma bouleversé. Je suis probablement assez sentimental, je reste attaché à lémotion. Je nen ai pas honte, et je ne vais pas au théâtre que pour être éclairé mais aussi pour être ému. On ne ma hélas jamais proposé daborder luvre de Racine en tant quacteur. Je ne men suis pas offensé dans la mesure où jai appris très tôt que le métier dacteur consistait essentiellement à accumuler les frustrations. Celle-ci ou une autre, après tout Par ailleurs, mon cheminement dans le théâtre nest pas absolument solitaire. Je me sens comme lhéritier dune vision particulière de la tragédie. Je ne veux pas le revendiquer, je nen éprouve aucune fierté particulière. Je suppose quIrina Brook, de la même façon, est lhéritière dune réflexion singulière sur le théâtre. Pour ma part, jai reçu certains codes de la scène depuis lenfance, par mon père, par ceux avec qui il a travaillé. Je partage aujourdhui avec eux un même respect de la langue, de lécriture, un goût de la simplicité.
Tragédie de labnégation / Oeuvre du renoncement amoureux
Le renoncement à lamour est décrété par Titus avant même que la pièce ne commence. La tragédie nous conduit à travers le parcours queffectue Bérénice vers labnégation, comment elle laccepte, comment elle sy soumet. Lexistence de Racine nous éclaire sur cet aspect de son uvre, en particulier sur Bérénice. Selon sa conception janséniste dun monde mauvais, Dieu existe mais ne donne aucun signe. Lhomme doit admettre Dieu, et renoncer au monde. Titus renonce à vivre pour régner. Il suit une ambition personnelle, il lutte contre sa peur de la mort. En quittant le monde, il devient un personnage tragique. Antiochus, quant à lui, ne renonce pas à lamour puisquil aimera toujours. La pièce sachève sur son Hélas ! ; rien ne dit quil se soumettra à la demande de Bérénice. Antiochus, me semble-t-il, est le seul individu véritablement suicidaire. Bérénice et Titus parlent du suicide, font un spectacle de leurs menaces. Seul le suicide dAntiochus est probable. De surcroît, il passerait inaperçu. En cela, il appartient au XXè siècle. Il se déteste lui-même. A chaque instant, dans chaque choix quil fait, il se méprise lui-même. Il appartient à un romantisme du début du siècle, il porte une noirceur dostoïevskienne. Il est banalement tragique, pathétique au premier sens du terme.
Loin de lOrient / Cet ailleurs abstrait
Ma lecture de la pièce nen relève aucun écho oriental ou judaïque. Je
veux développer la problématique de létranger, de celui qui vient
dailleurs, sans rapprocher la pièce dune réalité topographique et concrète
qui, me semble-t-il, léloignerait de lessentiel.
Racine est formidablement lettré, il parle le grec et le latin sans difficulté, mais en
matière de géographie, que connaît-il pratiquement de la Palestine ? Reconstituer le
puzzle des régions quévoque Bérénice elle-même est dune grande
difficulté. Est-elle reine de Palestine, de Judée ? LOrient de Racine est avant
tout un Ailleurs poétique. Loin dune vision orientaliste, qui ne semble pas
concerner Racine lui-même, je veux évoquer la superposition des cultures opposées, et
lisolement dun individu nappartenant à aucune. Je veux raconter la
solitude infinie de celle qui se donne et appartient à lennemi, tel un trophée de
guerre.
Bérénice, entre deux guerres / Les années trente
Je rapproche la pièce de notre temps pour que les notions du pouvoir et de ses
conséquences nous soient moins étrangères, nous paraissent moins lointaines. Pour
quelles trouvent un écho en nous, spectateurs daujourdhui.
Linscription de Bérénice entre la tradition romaine et la tragédie classique
éloigne de nous les enjeux du pouvoirs. Létau où Titus se trouve pris, même
sil participe de cet enfermement, nous semble dautant plus concret que le
contexte nous est familier, que les circonstances nous sont connues.
Létrange séduction quopère le vainqueur, en loccurrence Titus sur
Bérénice, ne nous est pas étrangère. Cette figure dun pouvoir fort, exercé sur
un peuple dont on pressent linquiétude et la fragilité, ne nous est pas inconnue.
Un contexte identique régissait lentre deux guerres des années trente. Une
semblable instabilité générale qui a favorisé lavènement au pouvoir des grandes
figures monstrueuses du XXe siècle. Mille raisons historiques nous rattachent à cette
période incertaine. Il est par ailleurs curieux dobserver que la figure politique
et décisive reste absente. Paulin, confident de Titus, reste dans lombre, comme
tous les Mazarin, Richelieu, et autres hommes de lobscurité.
Le vers / La splendeur du verbe racinien
Je lisais Bérénice à quinze ans sans en comprendre les enjeux. Je me laissais enivrer par la beauté de la langue, du vers. Comment ne pas tomber à la renverse à son écoute ? Mon travail, aujourdhui, consiste à ne pas privilégier la forme au détriment du sens, ni le fond aux dépens de la forme. Pour Racine, la forme est un passage obligé, la règle imposée dun jeu. Je veux respecter cette règle tout en préservant laction et lénergie dune uvre qui nest en aucun cas une succession de lamentations. Nous restons très attentifs à la construction du vers, mais nous lavons suffisamment assimilée pour ne pas nous laisser posséder par la langue. Nous ne voulons la faire entendre ni dans la déclamation ni dans labstraction, mais avec rythme, vitalité, vivacité.
Laction / Un thriller dans un mouchoir de poche
Nous tentons dimaginer ce que nous pourrions obtenir si nous parvenions à nous défaire du mythe que représentent Racine et la tragédie classique. Les anglais parviennent à cet état dignorance, dobjectivité, puisquils abordent le texte par sa traduction. Jai vu une version de Britannicus dirigée par un metteur en scène anglais, Jonathan Kent, où les enjeux et les caractères étaient présentés avec efficacité, rapidité, dans une merveilleuse agilité. Ce Britannicus était à lopposé des habitudes théâtrales que je déteste : la vénération du texte, le verbe tout puissant, le formalisme, le maniérisme. Grâce à lexercice du cinéma, les acteurs ont trouvé les moyens dexprimer la passion réelle, de lincarner. Ils ont appris à en exprimer la violence. Nous ne devons pas nier cet apport du jeu cinématographique. Par ailleurs, si Racine sinscrit dans la tradition littéraire de son époque, sa Bérénice est révolutionnaire dans la mesure où elle présente des personnages doubles, pour le moins. Racine fait état de la violence des passions, des amours destructrices, et sort de la convention cornélienne du héros noble, orgueilleux, entier. Ses protagonistes sont complexes, multiples. En cela, ils sont modernes, et cest cette modernité qui me trouble.
François Regnault / Dramaturge
Linguiste, spécialiste de la langue du XVIIe, François Regnault nous livre les clés du texte et de son interprétation. Il nous expose les termes de la règle du jeu, ses conventions strictes que nous voulons respecter et restituer tant que peut le supporter une écoute daujourdhui. Nous avons découvert par exemple linterdiction formelle du hiatus né de lespace entre deux voyelles. Les mots doivent être liés les uns aux autres, implacablement ; leurs liaisons font entendre la musique des alexandrins. Nous devons approcher la précision des musiciens à la lecture de leur partition, et établir la synthèse entre cette règle de jeu et de la justesse des sentiments humains, des sentiments par nous identifiables. Cest pourquoi nous tentons dinsuffler un rythme particulier, une énergie vive pour restituer laction et le suspens propres à la pièce.
Stéphane Plassier / Plasticien, créateur de lespace.
Labstraction du lieu simpose. Stéphane Plassier dessine un espace intermédiaire, une antichambre, no mans land entre lintimité de la chambre et le monde extérieur. Le lieu, cest la nuit. Tout se passe ici lespace dune nuit au terme de laquelle Bérénice disparaît. Elle avance dans la face cachée des mondes solaires de Phèdre. Cette obscurité tient aussi à la paranoïa de Titus, à sa terreur du monde. La scénographie nous rapproche également des années trente, dune esthétique architecturale qui doit beaucoup à la symbolique romaine. Là, limmensité des lieux sacharne à réduire lhomme à létat dinsecte. Lespace scénique de Bérénice rappelle ladmiration que cultivaient les fascistes pour cette disproportion entre la grandeur architecturale et la dimension humaine, où lindividu est sacrifié sur lautel du pouvoir, notion qui écrase tout le monde jusquau leader lui-même.
Christian Lacroix / Créateur des costumes
Les costumes restent fidèles au temps singulier des années trente. Jai demandé à Christian Lacroix de réfléchir à lidée dune cour en deuil. Titus impose autour de lui la règle de cette désolation. Il entre dans une phase très austère, et Bérénice le rejoint dans le même renoncement. Les costumes signifient également les divisions qui séparent le monde du pouvoir, représenté par Titus, Paulin, Rutile, et le monde de la cour, incarné par Antiochus, Arcase, Bérénice et Phénice. Les entités de la cour peuvent apparaître sous un aspect mondain, et porter des costumes de soirées, des robes de bal. Lunivers du pouvoir, quant à lui, se caractérise davantage par des habits formels, uniformes, plus proches du code daustérité que dicte Titus."
Quelques mises en scène de Bérénice
1670 : le 21 novembre, création de Bérénice à lHôtel de Bourgogne avec Melle
Champmeslé (Bérénice), Floridor (Titus), Champmeslé (Antiochus).
1670 : le 14 décembre, représentation à la cour devant le roi.
1717 : jusquà 1730, Adrienne Lecouvreur (Bérénice)
1893 : Mounet-Sully dirige les comédiens, dont Julia Bartet (Bérénice).
1946 : Comédie-Française. Mise en scène Gaston Baty, avec Christiane Carpentier
(Bérénice), Jean Yonnel (Titus), André Falcon (Rutile), Louis Seigner (Paulin).
1955 : Théâtre Marigny, Paris. Mise en scène de Jean-Louis Barrault, avec Marie
Bell (Bérénice), Jacques Dacqmine (Titus), Jean-Louis Barrault (Antiochus).
1956 : Comédie de lOuest, Paris. Mise en scène de Hubert Gignoux.
1964 : Théâtre de lAthénée, Paris. Mise en scène de Tania Balachova, avec
Françoise Spira (Bérénice).
1966 : Villeurbanne, Théâtre de la Cité. M.e.s de R. Planchon, avec F. Bergé
(Bérénice), S. Frey et Roger Planchon (Titus), Jean Bouise et Claude Lochy (Rutile),
1981 : Théâtre des Quartiers dIvry, Nanterre Amandiers. M.e.s dAntoine
Vitez, avec M. Marion (Bérénice), P. Romans (Titus), A.Vitez (Antiochus), D. Valadié
(Phénice), J-H Anglade (Rutile).
1984 : Comédie-Française. Mise en scène de Klaus-Michael Grüber, avec Ludmila
Mikaël (Bérénice), Richard Fontana (Titus), Marcel Bozonnet (Antiochus).
1989 : TNS Strasbourg, T.E.P. Mise en scène de Jacques Lassalle, avec Nathalie Nell
(Bérénice), J.F Sivadier (Titus), Jean-Baptiste Malartre (Antiochus).
1994 : la Métaphore de Lille. Mise en scène de Daniel Mesguich, avec Sandy Boizard
(Bérénice), Laurent Natrella (Titus).
2000 : Festival dAvignon. Mise en scène de Frédérich Fisbach et Bernardo
Montet.
En 2000, Arte a diffusé une version de Bérénice réalisée par Jean-Claude Carrière et
Jean-Daniel Verhaeghe, avec Carole Bouquet dans le rôle-titre.
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