Instincts et violences
maternels
Quelques questions en guise de notes d'intention
« Le deuil d’un enfant est l’expérience la plus insolite qui soit », dit Nicole. Trois femmes se font prêtresses d’un rite initiatique centré sur l’épreuve ou le désir de la maternité. Elles se rencontrent dans un parc de quelques centaines d’hectares, jardin municipal, vaste espace qu’une mère parcourt en criant : « Ma fille a disparu ! »
Magiciennes, fées rêvées ou sorcières ordinaires, les trois femmes de Cannibales observent les aspirations et les pulsions maternelles, interrogent la transmission comme l’appropriation de la vie. Elles fouillent ensemble les voies énigmatiques de l’accès à soi-même.
Instigateur du projet, acteur, figure familière de la série Navarro dont il incarne Bain-Marie, Jacques Martial apprécie « la dimension ouverte, universelle de l’écriture de José Pliya, jamais enfermée dans les écueils de l’esthétisme ou de l’exotisme ».
Metteur en scène, fondateur de la compagnie de la Comédie Noire, il passe commande à l’écrivain d’un texte au thème libre destiné à trois voix de femmes. Lecteur assidu de Genet, de Koltès et de Claudel, impressionné par L’Échange que présente la Comédie Noire, José Pliya livre en moins de quatre mois cet affrontement de trois Parques, djinns ou Médée en puissance.
Professeur de lettres modernes, directeur de l’Alliance française de Roseau à la Dominique, l’écrivain franco-béninois compose une langue singulière, minutieuse, où des associations inattendues de mots finissent par composer une musique détonante qui appelle notre rire avant de le figer. Auteur notamment d’Une famille ordinaire et du Complexe de Thénardier, José Pliya tient le lyrisme à distance surveillée pour aborder de front les désastres de mondes d’aujourd’hui. Dans cette dernière œuvre, Jacques Martial décèle « la tragédie retrouvée : pas l’ensanglantée, mais la poétique, celle qui nous éclaire sur nos besoins irrépressibles, sur nos propres crimes, et nous purge de nos frayeurs ».
Pierre Notte
… Parfois, nous oublions que les dieux existent. Peut-être les ayant oubliés, pensons-nous les avoir fait disparaître à jamais. Mais alors que nous pourrions les croire morts définitivement, ils se rappellent à nous, parfois, répondant à un appel qu’on ne pensait pas avoir lancé…
Cannibales !
Trois femmes sont assises sur trois bancs dans un jardin municipal.
Christine, Martine, Nicole.
Le jardin est vaste. Plus de mille hectares.
A côté de l’une d’elles, un landau.
Tout pourrait être calme et tranquille si un cri ne retentissait : « Ma fille a disparu »…
Quel est ce jardin ? Quel est cet enfer ? Quel est cet Eden ?
Quel est cet enfant ou ce rêve d’enfant ? Et qui, quelles, sont ces femmes ?
Quel est ce théâtre sur lequel s’accomplit quel rite expiatoire de quelle culpabilité ?
Ma fille a disparu…
Notre espace scénique figure ce que, un moment, j’ai appelé des limbes et que j’imagine, au moment où j’écris ces lignes, le lieu d’un temps arrêté, théâtre où les mutations opèrent, ou les émotions se troublent telles des liquides précipités. Sous terre, sous des escaliers oubliés de tous, dans un palais ancien, nous avons trouvé trois Cannibales, trois Bacchantes, trois Femmes. Trois désirs brûlants de maternité ? Un désir brûlant de maternité ? Une mère ? Une mère en mal d’enfant ? Un désir ?
Plus nous découvrons ces trois femmes et plus leur mystère s’empare de nous. Questionnement des personnages. Questionnement des spectateurs. Qui nous interpelle ? Quel est ce hasard qui Les/Nous a réunis là ?
Christine ? Martine ? Nicole ? Nous ?
Sommes-nous témoins de la scène qui se déroule sous nos yeux ou sommes-nous les adeptes d’un rite auquel nous convie Pliya ? Pour l’enfant disparu, pour l’enfant à venir, pour Christine, pour Martine, pour Nicole, pour Nous ? Une fois encore, faire face à nos peurs fondamentales, pour retrouver l’en-vie ?
Attention, chez les Cannibales de Pliya, la parole est dangereuse. Elle infecte de son sens tous ceux que se laissent prendre à sa musique.
D’une sculpture aujourd’hui disparue, n’émerge plus que la trace d’une tête jadis monumentale alors que nous percevons la rumeur lointaine de la vie qui passe, quotidienne, l’arbre sous lequel repose ces femmes décline son irréalité ? Et ce landau ou ce rêve de landau. Et ces bancs et ces chaises de jardins… Ce monde peut-il être une image du nôtre ? Avec Cannibales s’invente à nouveau le jeu de miroirs déformants dont les dérèglements nous entraînent irrésistiblement vers nos terreurs. Tandis que ces trois femmes semblent se repaître des sentiments contradictoires qu’elles éveillent en nous, notre hurlement de rire s’étouffe dans un cri ?
Jubilation, perplexité, amusement, compassion, effroi.
Effroi.
Cannibales !
Le sens premier de la tragédie nous est restitué. Alors que les Antiques continuent d’effrayer nos âmes en nous contant leurs mythologies, Cannibales nous transperce soudain de son chant moderne. Chant de la cruauté retrouvée, de la peur essentielle qui bouleverse, de la terreur salutaire par laquelle nous nous laissons envahir, dévorer avec plaisir alors que se réveille en nous le souvenir que nous sommes vivants, le sentiment que nous sommes toujours seulement humain.
Femmes, magiciennes, prêtresses, Cannibales, trois femmes sont assises sur trois bancs dans un jardin municipal lorsque retenti le cri de l’une d’entre elles - ma fille a disparu. Et notre raison est mise à mal. Il lui faut lâcher prise. Ici, plus de sens connu aux choses. L’intelligence est viscérale.
Jacques Martial
A voir absolument
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1, Place du Trocadéro 75016 Paris