En 1910, dans la courte nouvelle intitulée Leonora, addio ! , Pirandello raconte l’histoire de la famille La Croce, qui vit « à la continentale » dans une ville de la Sicile intérieure où son comportement fait scandale. La fille aînée, Mommina, finit par épouser un autochtone, Rico Verri, qui, possédé par la jalousie du passé, l’emmène dans sa ville natale et la séquestre avec ses deux fillettes, ne lui laissant comme échappée que le souvenir des opéras que chez elle, avec ses sœurs et leurs jeunes amis, elle chantait jadis sous la conduite de sa mère installée au piano. Tous ces opéras qu’elle sait par cœur, elle les interprète donc pour ses filles, en l’absence de son mari ; mais un soir, arrivée à la fin du Trouvère et de l’air Leonora, addio !, elle s’écroule, morte. Rico Verri rentre et repousse rageusement son cadavre du pied.
En 1928-1929, à Berlin où il s’est exilé, Pirandello conçoit et rédige le texte d’un « spectacle insolite » d’improvisation sur canevas. Il imagine qu’un metteur en scène moderniste, s’empare de Leonora, addio ! et demande à ses acteurs d’improviser sur la trame de ce « petit récit » afin de « rendre vie » aux personnages que l’écriture « a fixés à jamais dans l’immuabilité de leur forme », tandis qu’il assurera, lui, la théâtralité du spectacle par les « magiques effets » qu’il sait tirer des techniques modernes de la scène. Pris en otage entre la fiction sicilienne de Pirandello et leur metteur en scène mégalomane qui proclame que « le nom de l’auteur ne figure même pas sur les affiches parce qu’il eût été injuste de ma part de le rendre responsable, si peu que ce soit, du spectacle de ce soir », les acteurs finissent par se révolter et chasser le metteur en scène, afin de pouvoir vivre à nu leurs personnages. Mais ils découvrent, au final, que le metteur en scène n’a cessé d’agir en coulisse pour accompagner d’effets leurs improvisations, alors que chemin faisant, l’identification au personnage a été si intense que le Premier Acteur, qui joue le jaloux, a failli devenir fou, la Première Actrice, qui joue l’épouse séquestrée, a manqué de mourir. Tel est le dangereux tressage des rapports du théâtre et de la vie, de l’auteur, du metteur en scène et des acteurs, du personnage et de la personne qu’opère la folle expérience du metteur en scène dans Ce soir on improvise.
Ce n’est pas la première fois que Pirandello utilise certaines de ses œuvres narratives comme base de ses pièces. Et déjà dans Six personnages et Chacun à son idée, un récit antécédent constituait le noyau de la fiction que les personnages ou les acteurs jouaient devant le public. Mais avec Leonora, addio ! , il s’agit de la Sicile, terre des « passions fortes », terre secrète, aussi où se déploient certains des paysages biographiques, affectifs et mentaux les plus intimes de Pirandello.
La jalousie, « la plus féroce de toutes les passions » a eu pour Pirandello, pendant des années, le visage d’Antonietta, l’épouse tant aimée et tellement sicilienne, si hantée par le fantasme de la trahison qu’elle en était venue à soupçonner son mari d’avoir des relations incestueuses avec sa fille, obligeant Pirandello à se séparer momentanément de celle-ci. Rico Verri, avec sa jalousie morbide du passé, pourrait donc bien être une figure d’Antonietta.
En outre, l’utilisation du « petit récit » antécédent est présentée dans la pièce même comme résolument expérimentale, les acteurs devant improviser à vif, devant le public, sur le canevas que le metteur en scène dit avoir tiré lui-même du récit. Ainsi, presque vingt ans après, une sorte de Pirandello n° 2, incarné en Hinkfuss (le metteur en scène), réécrit et commente, parfois agressivement, la nouvelle sicilienne qu’avait écrite en 1910 un Pirandello n° 1.
Dans Ce soir on improvise, Pirandello met à l’épreuve les rapports entre les cinq termes constitutifs du théâtre : l’auteur, le metteur en scène, l’acteur, le personnage, le public. Ces cinq termes y sont revus et réarticulés de façon telle qu’au dénouement, « le théâtre puisse retrouver et intégrer à nouveau ses trois éléments fondamentaux : la poésie, la mise en scène, le jeu de l’acteur ».
Traduction de Ginette Herry.
Spectacle créé pour l’inauguration du Nouveau théâtre de Montreuil.
(...) Et c’est pourquoi Ce soir on improvise, la pièce de Pirandello s’est imposée : parce qu’elle repose toute entière sur la confiance de son auteur en la magie de son art, et parce que cette magie, au lieu d’agir de loin, y est sans cesse réamorcée par les allers-retours avec la réalité, par ces décrochements et ces courts-circuits entre acteurs et personnages, ou entre acteurs et public, qui font toute la singularité de ce théâtre sans cesse en train de déraper.
Théâtre sur le théâtre, qui en fait l’éloge et en décline les puissances d’illusion, mais qui le fait à partir des matériaux vivants de la vie sicilienne : il y a en effet dans cette pièce traversée par le chant et par le rêve d’une vie glorieuse quelque chose d’une « noce chez les petits bourgeois » déplacée vers le sud. Mais à son tour cet ancrage dans un terreau local n’enferme rien : la jalousie chronique, la solitude et l’abandon de ceux qui ont perdu jusqu’à la possibilité de rêver, la cocasserie des situations, les lieux mêmes – la rue, la chambre, le cabaret – tout cela parle à tous une langue contemporaine.
Gilberte Tsaï
Place de la liberté (Boulevard Foch) 57103 Thionville