Spectacle en allemand surtitré en français.
Dans la célèbre tragédie de Strindberg, Julie, la noble, et Jean, le valet, se rencontrent dans la cuisine de la propriété du Comte. Tandis que Christine, la fiancée de Jean, passe de temps en temps par la cuisine, où elle finira par s’endormir, Jean et Julie y flirtent sans retenue l’un avec l’autre.
Au petit matin de cette longue nuit d’été, Julie accompagne Jean dans sa chambre et couche avec lui. Mais après leur nuit d’amour, les rôles s’inversent : Jean est le plus fort et Julie est l’humiliée. Jean convainc Julie de voler de l’argent à son père et de s’enfuir avec lui. Mais lorsque le Comte revient et sonne Jean, celui-ci redevient le valet soumis qu’il était. Il donne son rasoir à Julie et la pousse au dernier recours possible : le suicide.
C’est depuis la perspective de Christine, la cuisinière, que Katie Mitchell et Leo Warner racontent la pièce et donnent à voir ce qui se passe en elle pendant que le combat des sexes fait rage, par le biais d’un film qui se réalise en direct sur le plateau.
Une version de Katie Mitchell traduite par Maja Zade.
« Une pièce de théâtre transposée dans un studio d’enregistrement, qui se dévoile de manière filmique, chorégraphiée avec une extrême précision. […] Peut-être existe-t-il une esthétique théâtrale féminine : ce plaisir de la souffrance, cette tension irrépressible vers l’obscurité. » Der Tagesspiegel
Qu’est-ce qui vous a conduit vers Mademoiselle Julie ?
Katie Mitchell : J’ai toujours aimé cette pièce et ses extraordinaires didascalies. Strindberg avait lu, je crois, un article de Zola sur le naturalisme et s’était donné pour tâche d’écrire la première pièce naturaliste. Au début de Mademoiselle Julie, il y a cette indication : « Christine est debout près de la cuisinière en train de faire cuire quelque chose dans une poêle… ». Elle doit faire la cuisine sans être troublée par les spectateurs et ne doit pas changer son tempo, ce tempo scénique qui s’apparente à celui de la vie. C’est vraiment la première fois que le naturalisme s’articule ainsi dans une pièce. Le personnage doit accomplir des actions réelles dans un temps réel, des actions semblables à la vie dans un temps semblable à celui de la vie. J’ai toujours été passionnée par cette problématique. J’ai passé un certain temps en Suède où j’ai monté Påsk (Pâques) de Strindberg. Dès ma jeunesse, j’ai baigné dans les films de Bergman qui m’ont conduite droit vers Strindberg.
Puis j’ai rencontré les interprètes de ces films comme Erland Josephson ou Gunnel Lindblom, avec lesquels j’ai parlé de Mademoiselle Julie. Alors lorsqu’on cherchait avec la Schaubühne une pièce du répertoire à monter, ce titre est passé et je l’ai attrapé au vol.
Pourquoi avez-vous décidé de vous concentrer sur la cuisinière, Christine, plutôt que sur mademoiselle Julie ?
Parce que la subjectivité m’intéresse au plus haut point. Avec cette création, je voulais utiliser les techniques du film pour observer le point de vue d’un des personnages. (…) Je voulais voir jusqu’où il était possible d’aller dans la subjectivité. J’ai donc pris le personnage le moins important, en me demandant ce qu’il pourrait arriver aux scènes les plus célèbres si je les observais à travers ses yeux. Qu’y aurait-il de neuf alors dans la pièce ? Quels en seraient les nouveaux défis ? C’était l’occasion d’une expérimentation à partir d’un seul personnage. (…)
Comment travaillez-vous avec le vidéaste, Leo Warner ? À quel moment intervient-il ?
C’est très difficile de séparer nos rôles. Je fais tout ce qui concerne le texte, toute l’écriture et la préparation ainsi que la plus grande partie du processus de la mise en scène. LeoWarner, quant à lui, dirige les prises de vues, même si cela ne m’empêche pas d’avoir des idées sur la question. Par exemple, je savais que je voulais voir le canari décapité à travers la fente d’une porte, c’était une idée forte, je ne savais pas comment les caméras allaient filmer ça, mais Leo a imaginé la solution.
Préparez-vous un story-board ?
Oui, mais à cela près que ce story-board n’est pas tout de suite dessiné plan par plan, n’est pas entièrement écrit dès le début. Ce sera, par exemple : « Christine prépare les rognons ». Une phrase et quatre jours de travail à chercher comment filmer ça. (…) Je prépare tout cela. Il y a deux étapes de répétitions. La première avec une maquette sommaire de la cuisine, deux caméras et on prépare les prises de vue. On parle du style. Leo me demande : « Veux-tu que ce soit comme Michael Haneke, très graphique, ou plutôt lyrique comme dans les premiers Bergman en noir et blanc ? ». Puis on effectue des essais. J’observe et je donne mon avis. On met ainsi en place le story-board, prise après prise, ce qui prend environ trois semaines, avec un seul acteur. Dans la seconde étape, on répète avec les vrais acteurs et le cauchemar technologique commence. Les plans prévus impliquent des câbles qui doivent passer par-dessus ou par-dessous les uns des autres. C’est comme enfiler des fils dans une aiguille ! Il y a un impératif technologique et un impératif poétique. Il faut travailler les deux en permanence avant les répétitions.
Les séquences sont-elles des séquences cinématographiques ou des séquences théâtrales ?
Ce sont des séquences cinématographiques. Les spectateurs vont voir émerger un film de la mise en scène, un film complètement différent de ce à quoi ils s’attendent. Pour cela, nous devons concevoir très tôt la scénographie. Chercher comment l’installer, comment y permettre les prises de vues. Une fois qu’on a gommé ce qui n’était pas nécessaire dans le texte, cela se rapproche de l’écriture d’un court métrage : le script indique « extérieur » ou « intérieur », comme un script de film.
Il y a beaucoup de gros plans dans votre travail…
Les caméras nous rapprochent des acteurs. Elles saisissent des détails impossibles à atteindre autrement. Dans le visage seul, il y a deux cents muscles ; dans les doigts, plus de vingt os. Dans un grand théâtre, à partir du quatrième ou du cinquième rang, vous ne pouvez plus voir ces muscles au travail. Si vous vous éloignez encore, ces deux cents muscles vont devenir une tache blanche et vous ne verrez pas les tremblements des doigts. J’ai toujours souffert à l’idée de perdre ces détails, qui saisissent ce qui se passe à l’intérieur de quelqu’un. L’introduction de la caméra dans l’oeuvre dramatique permet de montrer aux spectateurs ces détails et à l’acteur de faire découvrir le paysage complet du personnage. Pour moi, tout cela est hautement théâtral. Quand une femme tend sa main et qu’un homme la repousse légèrement, cela passe par un mouvement infime des muscles. Pourtant voir cela, c’est voir un des événements majeurs de la vie. Quelques millimètres et la personne qui a déplacé sa main sait qu’elle ne sera plus jamais aimée. Cet événement est impossible à saisir dans un grand théâtre.
Effectuez-vous des exercices particuliers avec vos acteurs pour qu’ils apprennent à maîtriser ces détails ?
La précision est un exercice très difficile et chacun y répond différemment. Les acteurs qui travaillent avec Leo et moi doivent être habitués à la caméra. Pour Christine, d’après Mademoiselle Julie, tous les acteurs y étaient habitués. Tous ont tourné dans des films. Ils savent que la précision est exigée, que le cadre et la lumière communiquent soixante pour cent de la psychologie, ils n’ont donc pas à en faire tant. Les acteurs qui ne sont pas habitués
souffrent au début car ils pensent que cela diminue leur savoir-faire. Mais après un certain temps, ils deviennent immensément fiers, parce qu’ils ont appris à mieux contrôler ce qu’ils font. D’autant que je leur demande d’atteindre une série d’objectifs très précis, techniquement et émotionnellement.
On dit en général que chaque représentation théâtrale est légèrement différente d’un soir sur l’autre, qu’en est-il pour vous ?
Je pense qu’il doit y avoir un contrat établi entre le metteur en scène et les acteurs. Un accord sur les objectifs, sur une sorte d’idéal. Chaque soir, cet idéal doit être atteint, chaque soir la précision doit s’accroître, chaque soir elle doit ressembler un peu plus à la vie pour les spectateurs. (…)
Propos recueillis par Jean François Perrier pour le Festival d’Avignon, mai 2011.
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