Un point de ralliement de la vie
Notes de mise en scène
C’est l’été. Dans le sud de la France. Ça brûle partout. L’autoroute est bloquée dans les deux sens. Des gens vont se rencontrer… inévitablement. Les téléphones portables ne fonctionnent plus. Une jeune fille, Lola, s’est écartée de l’autoroute à la recherche d’un endroit pour téléphoner. De son côté, une autre jeune fille, Elsa, a fait pareil. Elles arrivent, sans s’y croiser, dans un endroit reculé où se trouvent un café et une vieille cabine de téléphone. Cette espèce de no man’s land va pourtant se révéler habité…
Habité par un homme, Zek. C’est lui qui tient le café. Il est bizarre, Zek. Parfois il n’est plus lui, il se prend pour un autre. Il vit comme si passé et présent se confondaient. Il en deviendrait suspect. C’est peut-être lui qui a mis le feu aux poudres. Sa facilité à parler de la vie est telle qu’il apparaît comme le révélateur des personnages qu’il croise, en premier lieu, Lola et Elsa.
L’endroit va se révéler habité tour à tour par les jeunes filles et leurs fiancés, les jeunes filles et leur mère, leurs parents ou leurs grands-parents, en couple, à leur âge, à cet endroit, où ils ont vécu, ou du moins où ils sont passés, ou au plus où ils sont morts.
Cette ancienne aire de repos à l’écart d’une nationale quelque part au sud de Lyon devient le point de ralliement de la vie de 14 personnages morts et vivants, issus de familles, française, hongroise-roumaine, espagnole, italienne, personnages réunis pour un carnaval intemporel sous le regard d’une vieille, France, la mère de Zek, qu’il déteste mais qui est là pour le protéger.
La chair du théâtre, c’est l’acteur. Pas de coulisses pour les acteurs. Dissociation de plusieurs temps dans le même espace. Dissociation de plusieurs espaces dans le même espace. La lumière est la maîtresse du découpage de l’espace en trente lieux de rencontre. La lumière est la maîtresse dans le déroulement des récits qui se jouent en parallèle. Des effets de lumières suggèrent le rythme d’avancement de la pièce. La scénographie se réfère au langage cinématographique. La particularité de cette pièce de théâtre est que chaque personnage de cette pièce pourrait faire l’objet d’une pièce de théâtre à part entière. L’auteur se réserve le droit de rompre le récit d’un personnage pour voyager vers d’autres personnages, chacun des univers vécus contribuant à éclairer le contexte dans lequel vivent les 2 jeunes filles Elsa et Lola.
La démarche d'écriture et l'inter-culturalité
Couleurs de femmes est la nouvelle aventure d’écriture de Kazem Shahryari. Elle répond à son désir profond de prolonger ses recherches sur la place des femmes dans nos sociétés européennes.
Elle se situe dans la continuité de Départ et Arrivée, partition théâtrale écrite par l’écrivain irlandais, Dermot Bolger, et Shahryari, qui s’attachaient à croiser les destins de deux jeunes femmes, l’une irlandaise et l’autre kurde. Le Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine avait été partie prenante de ce chantier d’écriture. Gérard Astor, son directeur, a proposé à Shahryari une résidence de 3 ans à Vitry pour lui permettre de poursuivre son travail d’écriture sur des destins de femmes, tout en gardant l’idée initiale d’ancrer ce travail dans une dimension européenne. Shahryari a intitulé cette nouvelle expérience : Couleurs de femmes.
Pendant un an, durée pendant laquelle il s’est interdit d’écrire, l’auteur a rencontré des femmes dans plusieurs pays d’Europe (en France, Roumanie, Hongrie). Août 2006, Shahryari a écrit le premier volet de la trilogie prévue et l’a nommé « Couleurs de femmes : L’été ».
Un nouveau concept d'écriture
"Travailler avec l’humanité qui est en moi, c’est là l’objet de la création.
Au départ, je ne savais pas comment j’allais faire. Je ne rencontre jamais l’écriture pour les mêmes raisons. Je suis parti de l’idée que chaque être humain, chaque femme est un livre ouvert. J’aimerais, si elles le veulent bien, que des femmes viennent me lire quelques lignes de leur livre."
Le Théâtre Jean-Vilar a fait passer une petite annonce dans la revue de la ville. Et plusieurs femmes ont demandé à rencontrer Shahryari. L’auteur a fixé quelques règles pour ces entretiens : qu’ils soient limités dans le temps (45 minutes maximum), que ce soient les femmes qui sollicitent la rencontre, pas l’inverse,… et surtout, qu’il n’y ait pas de prises de notes, pas d’enregistrement.
Aller au-delà du collectage de paroles
"J’explique à chaque femme que nous nous trouvons chacun dans un triangle dont chaque angle représente une porte de sortie : la nature, la loi et soi-même. Je lui demande de me raconter ce qu’elle veut, de sa confrontation à ces trois aspects de la vie de l’être humain.
Je lance cette idée puis lui pose des questions simples sur sa première rencontre avec un homme (papa, frère, copain…), sa première rencontre avec son corps (sa puberté, le regard des autres…), sa première rencontre avec l’enfant…
Mes questions sont simples. Le regard d’une femme, le nombre de fois où elle cligne des cils avant de dire les premiers mots, la petite rougeur qui vient sur ses joues, les « hein » qu’elle fait avant d’entamer sa réponse, pour moi c’est ça l’écriture. Le reste ça ne m’intéresse pas, ce sont des histoires qui peuvent être vraies ou non. Ce qui me motive c’est que ces femmes-là, sont de ma famille. Parce que je sais autant d’elles que de ma sœur, peut-être même plus. Tout à coup nous sommes ensemble, et il y a un rapport à soi-même qui s’installe, qui est pour moi la création même. Je suis face à la création même."
Comme Shahryari ne juge pas, ne parle pas ou peu, n’enregistre pas, ne prend pas de notes, la confiance s’installe. Au-delà de la parole de ces femmes, il s’imprègne de toutes les vibrations qui accompagnent cette parole.
"Maintenant que je suis au stade de l’écriture, je sais que le mouvement des doigts d’une femme a fait que j’ai créé un personnage. Ce n’est pas son histoire que je rapporte en particulier, mais son mouvement de doigts. Même si dans la pièce, je n’écris nulle part que le personnage remue ses doigts. Ce mouvement est dans mon écriture. Et ça, c’est l’acteur qui devra le trouver. Et moi, mon travail c’est que derrière chaque morceau d’écriture, il y ait une sensation forte. Avoir fait venir ces femmes, les avoir fait parler… c’était pour qu’à un moment donné, quelque chose me fasse vibrer et me reste."
L'écriture de Shahryari, c'est la poésie
Tous ces signes humains rejaillissent dans son écriture. Son théâtre est poétique, car, comme en poésie, le mot se trouve chargé.
"C’est ça le théâtre. Je pense que toutes ces femmes, à un moment ou à un autre, vont se reconnaître. J’en suis certain. Parce qu’elles étaient en moi, tout simplement. Je recevais et je rendais la même chose sans le vouloir parce que je vivais la chose. Si j’avais été un œil extérieur, j’aurais été un voyeur et elles n’auraient pas pu continuer. Elles continuaient. Je leur ai laissé autant de traces qu’elles m’en ont laissées. Parce que je suis professionnel, je prends acte de ce qu’elles m’ont laissé, tandis qu’elles vont garder un souvenir global de cette rencontre. Pour moi c’est quelque chose de plus détaillé, fait de petits gestes, d’habits, des couleurs, de la façon dont elles croisent les jambes, la façon dont je leur offre le thé, la façon dont elles le boivent, dont elles le laissent refroidir ou pas, ce n’est pas grand-chose, mais ce pas grand-chose pour moi c’est tout."
Lécriture de Shahryari, c'est l'utopie
"Moi, je n’aime pas traiter la violence. Dans ma pièce, il y a une violence sourde qui circule. Il y a de choses que sciemment je ne fais pas. Je n’aime pas mettre en scène une violence. Je l’ai déjà fait dans une pièce, que je n’aime pas d’ailleurs. Je sais le faire, mais je n’aime pas le faire. J’aimerais le travailler autrement. Ce sont des décisions qui appartiennent à ma conception de l’écriture. C’est ma cuisine. Mon écriture, c’est l’utopie. On est toujours face à ce que l’on aimerait être. Il y a une sorte de beauté chez les hommes. J’aime la vie grâce aux hommes et aux femmes. (…)
Pour moi, l’homme doit toujours se porter, marcher avec l’idée utopique qu’on se fait de l’homme. (…) Cela explique l’aspect poétique de mon écriture. Même dans le choix des verbes, je ne peux pas y couper. Il faut qu’il y ait un poème ou deux. C’est comme ça, quand il vient je ne l’en empêche pas et il vient. Je l’écris et, une fois qu’il est écrit, je n’y touche plus. Je ne peux pas effacer ce que je fais, parce que je ne le fais pas selon une décision. Si le personnage commence à chanter, je ne peux rien y faire, sauf peut-être rajouter une ou deux lignes à la chanson, ou la mettre en rythme mais si le personnage commence à chanter, il chante, il n’y a rien à faire."
L'intérêt pour le destin des femmes
J’ai écrit un poème :
« Face au monde musulman, je suis une femme, je suis un juif, je suis un athée…
Face au monde juif, je suis une femme, je suis…, je suis…
Face au Vatican, je suis une femme, je suis…, je suis… »
"C’est un poème, et c’est profondément en moi. Je n’aime pas théoriser, ce n’est pas mon affaire, moi je suis dans le monde sensible. Et dans le monde sensible, la femme est au premier rang, la liberté et la femme vont ensemble, je n’y peux rien. Je pense qu’obligatoirement autour d’une femme il y a un avenir. (…) L’enfant ce n’est pas quelque chose d’extérieur pour une femme, pour nous oui. Pour une femme, c’est quelque chose d’intérieur."
La dimension internationale du projet
La résidence de Shahryari à Vitry ne se limite pas seulement à Vitry. Le projet a pris racine en Roumanie, en Hongrie, et en Grèce.
"Je suis citoyen du monde. Je ne peux pas m’enfermer dans un quartier. On s’est tourné vers la Roumanie et la Hongrie parce que j’y ai des attaches. Comme autre pays d’Europe, j’ai proposé la Grèce la patrie d’Antigone à laquelle je suis extrêmement sensible et le Théâtre Jean-Vilar a été partant."
L’aventure d’écriture continue pour Shahryari avec la formule « Un art citoyen pour créer son peuple, sa république »
"Je vais garder cette manière de travailler tant que je n’en ai pas trouvé une autre. Je vais la garder comme un élément essentiel à ma vie. Pour moi, ce sont des lectures de livres ouverts qui ont commencé et qui ne sont pas finies.
Je pense que cette manière de travailler est profondément humaine et qu’elle engendre un extraordinaire rapport avec son public. Les femmes que j’ai rencontrées vont me lire non pas en tant qu’experts, non pas en tant qu’artistes mais en tant que personnes intéressées par un écrivain qui travaille. C’est une façon de se faire citoyen. C’est un art citoyen.
Je sais écrire. Je pourrais écrire sur un sujet donné, ce n’en serait pas une mauvaise pièce, mais il y a un moment donné où l’on aimerait bien travailler avec ceux qui nous entourent. Nous sommes attachés aux hommes et aux femmes avec lesquelles nous vivons.. Donc, on crée un autre monde. Comme je le dis dans un poème : Je crée mon peuple, je crée ma République. C’est ça mon peuple, c’est travailler avec pour créer. La création est dans notre rencontre, puis dans l’œuvre. Puis elle continue son chemin et revient dans notre vie. "
Isabelle Renson
120, bis rue Haxo 75019 Paris