Cymbeline

Marseille (13)
du 18 au 26 octobre 2001

Cymbeline

CLASSIQUE Terminé

Cymbeline est un chaos, une pièce hybride qui marque le changement d’un millénaire : un monde de transition et décadences. Elle demeure un mystère mais reste proche des contes de fées de notre enfance.

Présentation
Intentions de mise en scène
Cymbeline par Margaret Jones-Davies dramaturge de la pièce
Cymbeline, le texte
Commentaire In La Pléiade

Présentation

L’histoire d’Imogène, fille du Roi Cymbeline, commence comme un conte, Shakespeare les aimait et s’en servait souvent : il aurait, pense-t-on entendu une version ancienne de Blanche-Neige.

Cymbeline est l’histoire d’un père et de sa fille, d’un roi dont la cruauté pour son enfant fait penser à celle du Roi Lear, d’une fille qui pourrait ressembler à ces autres héroïnes des drames romanesques de Shakespeare que sont Marina, Perdita, Miranda, filles elles aussi de pères tourmentés et excessifs..

Injustement méconnue du public français, Cymbeline (1609) est une pièce d’actualité en ce début de millénaire puisqu’elle célèbre des événements remontant exactement à 2000 ans. Dans ce drame romanesque qu’il composa dans les dernières années de sa vie, Shakespeare met en scène Cymbeline, roi mythique de Bretagne, contemporain du Christ, de l’Empereur Auguste et précurseur d’Arthur. Véritable conte de fées, on y voit se profiler les ombres de Roméo et Juliette, du Songe d’une nuit d’été, d’Othello ou du Roi Lear et la trace de conflits antiques entre la barbarie et le monde civilisé, entre l’amour et la fortune, entre la naissance et la mort.

A l’image des amants de Cymbeline, Rome et la Bretagne s’opposent, pour finalement se retrouver dans l’harmonie d’une paix universelle rêvée par Auguste et Jacques 1er. Ainsi, malgré une potion magique, un oracle, une reine diabolique et une intrépide princesse, la pièce nous parle de préoccupations bien contemporaines ; même si pour déjouer le désenchantement de l’amour, elle redit les anciennes philosophies qui reliaient l’homme à l’univers et rendaient impossible l’amour d’un homme et d’une femme à moins qu’il ne s ‘accompagne de la rédemption du monde.

Si ce conte dramatique est une foisonnante réflexion allégorique sur les enjeux politiques et religieux de son temps, il est aussi l’une des plus fascinantes énigmes de l’œuvre de Shakespeare.

Acteur de théâtre et de cinéma, lauréat du Festival de Théâtre Etudiant de Nanterre, Philippe Calvario, 27 ans, a été l’assistant de Patrice Chéreau pour Henri VI et Richard III. Après Ma Solange, comment t’écrire mon désastre de Noelle Renaude, Et maintenant le silence, création collective, Cymbeline est sa troisième mise en scène.

Intentions de mise en scène

Cymbeline est un chaos, une pièce hybride qui marque le changement d’un millénaire : un monde de transition et de décadences. Elle demeure un mystère mais reste proche des contes de fées de notre enfance. Un des mystères reste l’ambiguïté de tous les personnages (masculins ? féminins ?) qui se retrouve déjà dans le titre (une consonance féminine pour un rôle masculin) et leur insatiable quête d’identité.

Je veux me perdre avec les acteurs dans tous ces mélanges : j’ai envie du trouble magnifique et ambigu de ne pas savoir.

Cymbeline est une pièce sur le pardon et la rédemption (valeurs qu’il est bon de retrouver aujourd’hui).

Les travestissements (Imogène deviendra un homme pour se reconstruire, un mystérieux serviteur s’avérant être une femme), la multiplicité des lieux et des actions, l’incroyable jeunesse de la pièce (et ses fausses imperfections) forment le matériau dont j’ai envie de m’emparer avec violence.

Philippe Calavario

Cymbeline par Margaret Jones-Davies dramaturge de la pièce

L'un des plus grands poètes victoriens, Tennyson, se fit enterrer avec un exemplaire de Cymbeline. Dans Ulysse, Joyce évoque la dernière vision paisible de la pièce. Curieux pouvoir magique que celui de cette pièce, inspirée d'un conte aussi archaïque que Blanche Neige, que parcourent des mythologies classiques et arthuriennes et d'énigmatiques symboles alchimiques. Cymbeline est la trente sixième pièce écrite par Shakespeare qui, en 1609, a quarante-cinq ans. C'est un drame romanesque comme le seront Le Conte d'Hiver et La Tempête, une tragi-comédie où l'on croit retrouver Roméo et Juliette, Othello et Desdémone, Antoine et Cléopâtre dans un contexte où leurs histoires finiraient bien.

Qui est Cymbeline ? II règne sur l'île brumeuse de la Bretagne des druides à l'époque où naquit le Christ. II a passé sa jeunesse à la cour de l'empereur Auguste. C'était l'habitude chez certains nobles bretons en ces temps qui suivirent l'invasion de par Jules César. La pièce raconte comment ce roi tyrannique envers sa fille Imogène, l'obligeant à se séparer de son mari Posthumus qu'il avait pourtant adopté à la mort de ses parents, devient l'artisan de la paix entre la Bretagne et Rome.

Il y a six ans déjà que Jacques 1er est monté sur le trône d'Angleterre à la mort d'Elisabeth Tudor en 1603 réunissant par la conjoncture de cette ascension l'Écosse dont il était le roi, l'Angleterre et le Pays de Galles. Grâce à lui, les îles britanniques désormais s'appellent la Grande Bretagne. Jacques renoue avec la lignée interrompue des anciens rois bretons d'avant les invasions. La Bretagne de l'an 0, qui sert de décor à Cymbeline ne peut que faire rêver Jacques. Shakespeare écrit Cymbeline pour parler à ce roi anxieux et absolutiste de ses peurs et de ses ambitions impérialistes. Avec Le Roi Lear (16o4), il avait déjà ressuscité l'un de ces anciens rois bretons qui régnaient sur une Bretagne unie. Écrite en vue de l'investiture du Prince de Galles en 1610, Cymbeline est une pièce de circonstance, censée plaire à ce roi protestant qui rêve d'un grand empire protestant en Europe. Comment expliquer que quelque vingt ans plus tard, cette même pièce plaise aussi au censeur de l'Inquisition chargé d'expurger l'œuvre de Shakespeare, qui la qualifie de "rare" ?

C'est l'un des miracles opérés par cette pièce qui parle de pardon, de tolérance, de paix, définie comme un équilibre entre des forces inégales où le vainqueur paie un tribut au vaincu. Des mondes anciens se mêlent aux mondes nouveaux, permettant des synthèses jamais vues encore à l'orée de ce XVIIème siècle. La modernité de Cymbeline tient à ce qu'on ose y parler du mal, de l'abject, comme le XXème siècle a appris à oser parler du mal sans détour, dans la lumière blême du désespoir, de la séparation et de la mort. Cymbeline parle du mal pour pouvoir parler d'amour, de paix, de tolérance: en ceci, c'est une pièce du XXIème siècle qui cherche peut-être à apprendre à oser parler du bien, de ces choses comme l'espoir, l'émerveillement, les retrouvailles qui semblaient n'appartenir, il n'y a pas si longtemps encore, qu'au conte de fées.

A la cour, le mal règne, inéluctable, rendant toute relation humaine suspecte. Le roi Cymbeline dominé par une marâtre qui cherche à marier Cloten, son fils d'un premier lit à sa fille Imogène, sépare celle-ci de son mari, le roturier Posthumus Leonatus. La séparation n'attise pas l'amour. A Rome, sous l'influence pernicieuse de Iachimo, le doute s'installe dans l'esprit de Posthumus éloigné de sa femme. Posthumus, le fougueux Roméo des premières scènes, se métamorphose en Othello.

A l'acte II, le mal invente ses stratagèmes ; dans le lieu clos, miniaturisé de la chambre d'Imogène dont le décor baroque évoque un théâtre dans le théâtre, Imogène endormie a la beauté des divinités évoquées par les peintres de la Renaissance. Dans une des scènes les plus célèbres du théâtre de Shakespeare inspirée d'un conte de Boccace, Iachimo ayant pénétré dans la chambre est à l'affût du détail qui deviendra une preuve d'intimité irrévocable, salissante. II note, il enregistre. Son regard est parfois si précis qu'il en devient poétique. Ce nouveau Iago réussira à convaincre Posthumus que sa femme lui a été infidèle. La jalousie inspirera au mari d'Imogène une tirade dont la misogynie reste légendaire.

L'univers clos de l'acte II s'ouvre dans l'acte III sur de vastes horizons désolés comme la terre Baste des légendes d'Arthur. La vérité désormais est voilée dans un brouillard. L'errance d'Imogène que l'on voit s'éloigner vers l'ouest, poursuivie par le désir de meurtre de son mari et par le désir de viol de Cloten, devient la quête de la foi dans un monde vide et désespéré comme les landes du Roi Lear. L'identité vacille, les noms changent, Imogène se déguise en garçon, se réfugie dans une grotte où elle est accueillie par trois hommes dont deux d'entre eux sont ses frères, les fils de Cymbeline enlevés dans leur petite enfance. Son faux nom Fidele est le seul signe de vérité dans le brouillard de ce monde perdu.

Le monde est devenu si corrompu qu'il est, à l'acte IV tourné à l'envers, en proie au grotesque, à l'illusion qui fait que les sens se troublent et que le bien semble être le mal et que le mal semble être le bien. Croyant boire un breuvage bénéfique, Imogène s'endort pour la deuxième fois, victime de la reine. Son sommeil ressemble à la mort mais n'est pas la mort. Imogène la pure, Imogène la fidèle doit confronter sa pureté et sa foi à l'abjection d'un cadavre, comme Juliette dans le tombeau des Capulets. Devant le corps décapité de Cloten, elle croit voir celui de Posthumus. L'imaginaire gothique de Cymbeline recouvre le monde de son voile obscur.

L'acte V est l'acte de la conversion de Posthumus dont chaque étape, de plus en plus onirique, se caractérise par un enfouissement progressif dans la terre, symbolique de cette mort à lui-même qu'il doit subir pour renaître. C'est comme s'il fallait répéter, à plusieurs reprises, comme on "répète" sur une scène de théâtre, les affres de la mort pour s'en libérer, pour redevenir l'homme qu'on a cessé d'être - car la pièce, comme Macbeth (1605) est avant tout une réflexion sur la virilité. Dans l'acte V, Posthumus est étrangement condamné à rejouer son propre rôle comme un acteur, à mimer son désir de meurtre, lorsqu'il frappe Fidele qu'il ne reconnaît pas encore. Tout dans cet acte est théâtral, agencé pour faire sens : le combat victorieux contre Iachimo, la guerre elle-même qui prend des allures de masque, le passage initiatique de l'étroit défilé où Posthumus sauve Cymbeline avec l'aide des trois hommes de la grotte, sa descente dans l'enfer de la prison où il est condamné à mort, ce rêve où il entend ses parents morts, désespérés par la tragique vie de leur fils, demander des comptes à la divinité et où Jupiter descend pour les réprimander de leur manque de foi. Car c'est de foi qu'il s'agit toujours, de cette foi qui est la grâce et la source des miracles.

Pas d'invraisemblance donc dans ce happy end qui ne fait que traduire dans les images flamboyantes de ce théâtre baroque les étonnantes réalités du psychisme humain telles que Shakespeare les découvrait dans ces paysages de l'an 0 et que Philippe Calvario, avec courage et souffle, nous fait redécouvrir sur la scène de l'an 2000.

Margaret Jones-Davies

Cymbeline, le texte

Il est publié pour la première fois dans l’in-folio de 1623 où il occupe la première place. C’est le seul original dont on dispose, la base obligée de toutes les éditions postérieures. Divisé intégralement en actes et en scènes, il est sans véritable problème et l’on peut penser qu’il repose sur un manuscrit de bonne qualité, déjà mis au point ou en cours de mise en point pour la représentation. Il comporte certaines indications précises de mise en scène. On a émis l’hypothèse que la pièce devait sa place dans l ‘in-folio – la dernière – au fait que le manuscrit n’aurait été obtenu qu’in extremis. Cela expliquerait qu’une œuvre que l’on verrait plutôt dans la section des comédies (quel que soit l’élément de tragique qu’elle incorpore) se soit retrouvée dans celle des tragédies et effectivement intitulée " The Tragedy of Cymbeline ".

Sans doute après avoir assisté à une représentation, Simon Forman donne un résumé approximatif de l’intrigue à une date qui n’est pas précisée mais qui paraît se situer entre le 20 et le 30 avril 1611 et nécessairement avant sa mort le 8 septembre de cette année-là. On s’accorde en général pour penser, mais il faut le dire sans preuve déterminante, que Cymbeline se situe entre Périclès et Le Conte d’Hiver, soit en 1609/1610.

La plus composite peut-être des œuvres dramatiques de l’auteur combine des éléments empruntés tant à un fond romanesque mainte fois exploité en Europe dans diverses langues qu’aux récits légendaires d’une pseudo histoire des origines britanniques. Il est difficile dans ces conditions d’en localiser les sources de manière précise. On peut supposer en principe qu’elles sont multiples et se borner à citer celles qui paraissent le moins incertaines. S’agissant de l’argument romanesque, pari que fait un mari sur la chasteté inattaquable de son épouse, pari perdu en apparence avec les cruelles conséquences que cela entraîne, Shakespeare a pu, croit-on, tirer parti d’une pièce vieille de quelques trente ans, The Rare Triumphs of Love and Fortune. Mais il a complété et précisé cette donnée en se servant du Décaméron de Bocacce (neuvième nouvelle du deuxième jour) et d’un récit en prose anglaise, Frederike et Jennen, œuvre très populaire tout au long du seizième siècle. Certains détails de l’intrigue shakespearienne viennent directement de ce récit. On n’oubliera pas non plus que dans le Viol de Lucrèce, Shakespeare avait stigmatisé l’imprudence d’un mari " publiant " pour un auditoire d’hommes les beautés de sa femme. Quant à l’histoire légendaire des origines britanniques centrées sur le mythe de Brute, fils d’Enée, comme fondateur de la nation, elle était répandue dans de nombreux écrits, chroniques, poèmes comme le Reine des fées de Spenser, pièces de théâtre etc., tous plus ou moins directement tributaires de l’Historia Regum Britanniae de Geoffrey de Monmouth. Shakespeare avait déjà exploité cette veine vingt ans plus tôt dans Lear. (…)

C’est de " Cymbelin " (ou comme " Cymbalin ") qu’il faudrait parler puisque le nom est masculin. Mais si l’on peut se dispenser de dire Augustin (pour l’anglais, Augustine) et Bénédictin (pour Bénédictine), l’habitude est prise de dire en français comme en anglais Cymbeline. Ce roi est dans la pièce qui porte son nom, à peu près insignifiant. Ce qu’il peut avoir d’importance tient au refus –qui n’est pas de sa propre initiative – de verser à César Auguste le tribut anciennement dû aux Romains depuis Jules César et récemment resté impayé. D’où une invasion romaine, heureusement tenue en échec par la vaillance de quelques héros, et bientôt terminée par une réconciliation. Ces " événements " constituent plutôt un support qu’un pendant de l’action romanesque. Bien que l’on ne soit pas tenté d'y voir un rapport de l'œuvre avec les pièces authentiquement romaines, l'autorité d'Auguste, même à distance, n'est pas sans évoquer l'idée de cette " paix universelle " que l'on croit proche au dénouement d'Antoine et Cléopâtre (4.6.4). Les Romains de Cymbeline sont pleins de mansuétude. Aussi bien est-ce à la cour impériale que le roi britannique a été formé. Cette ambiance finalement plus irénique que guerrière n'est pas sans rapport avec la diplomatie que Jacques Ier, homme de la paix avec l'Espagne, eut, au début de son règne, l'ambition de conduire en Europe. De la même façon tenta-t-il, sans beaucoup de succès, d'instaurer une politique d'apaisement à l'égard des catholiques. C'est pourquoi, sans vouloir s'engager sur la pente traîtresse d'une interprétation allégorique, on ne peut se défendre du sentiment qu'il s'agit aussi dans la pièce d'une autre Rome que celle des Césars.

Le roi Cymbeline est manipulé par la reine sa femme, épousée pour sa beauté mais, sous ses dehors flatteurs, véritable dragon, flanquée en outre de son fils d'un premier lit, costaud à l'esprit débile dont le nom même, Cloten, déclare la stupidité. Hercule avec sa massue n'aurait pas pu faire sauter la cervelle de cette brute, qui n'en avait pas (4.2.114). Ce sont eux, la reine et son fils, qui provoquent la rupture avec Rome. Ils s'opposent au paiement du tribut parce que, selon Cloten, le royaume britannique est " un monde par lui-même " (3 .1.12-13). A quoi répond indirectement Imogène, un peu plus loin, elle pour qui le soleil brille aussi ailleurs car la " Bretagne " fait partie du monde même si elle ne s'y confond pas, tel sur un grand lac un nid de cygne :  

I' th' world's volume
Our Britain seems as of it, but not in't;
In a great pool a swan's nest.

Mais les relations extérieures ne sont pas la seule cause des ennuis de Cymbeline. Les deux fils qu'il a eus d'une première femme, Guiderius et Arviragus, ayant été mystérieusement enlevés dès leur plus jeune âge, il ne lui reste plus que leur soeur Imogène comme héritière et elle vient de faire un mariage au-dessous de sa condition royale en épousant Posthumus Leonatus, gentilhomme pauvre, romain de naissance mais élevé à la cour britannique et membre de la maison du roi. Cymbeline l'a condamné à l'exil et la reine par tous les moyens s'efforce de marier Cloten à Imogène, ou au besoin d'éliminer celle-ci, pour se frayer le chemin du pouvoir.

A l'époque - victorienne - où les critiques s'éprenaient volontiers des héroïnes de Shakespeare, Imogène a été chérie entre toutes. Stendhal aussi en fut amoureux. Belle, persécutée par ses ennemis mais beaucoup plus cruellement encore par celui à qui elle a donné son cœur, elle reste jusqu'à la fin patiente, intrépide et fidèle. Attirante autant qu'idéale de vertu et de grâce, elle est un rêve qui comble le désir, répond aux aspirations, apaise l'inquiétude des hommes. De ceux-ci, Shakespeare ne se fait pas faute de montrer la fragilité, la vanité facilement vantarde, et l'égoïsme. Cela est vrai, comme ici, d'à peu près toutes les comédies. Reste à savoir s'il y a là plus une manière de célébrer la finesse, l'intelligence et la générosité des femmes que de flatter, par un détour habile, l'orgueil masculin. C'est en tout cas cette propension constante de son théâtre à montrer le pleutre caché souvent chez le meilleur des hommes qui donne quelque vraisemblance au pari romanesque que Posthumus accepte de tenir, à Rome, contre ce Iago au petit pied qu'est Iachimo. II lui procure le moyen d'avoir accès auprès d'Imogène pour en ramener, s'il le peut, la preuve que sa chasteté n'est pas inattaquable. Comment Iachimo, à pied d'œuvre, a tout de suite compris qu'il a perdu et qu'il ne lui reste plus qu'à recourir à la fourberie pour faire croire le contraire, comment Posthumus dupé ne trouve pas mieux à faire que de prendre des dispositions pour qu'on le venge en tuant celle qui l'a trahi, ne constitue que le début d'une série d'aventures fertiles en rebondissements. Mais plus on aura tremblé et peiné avec Imogène, souffert avec elle, enragé contre Posthumus dans son cruel aveuglement et souffert avec lui quand son aberration se change en désespoir, plus on aura été révolté par les intrigues criminelles de la reine et la grossièreté homicide de Cloten. plus on sera soulagé quand périront les méchants et rempli de joie quand ceux qui, séparés, avaient paru mourir seront réunis dans l'allégresse. Telle est la doctrine de Jupiter descendu sur son aigle à grand fracas de foudre, au début du cinquième acte, pour se faire entendre - en songe - à Posthumus dans sa prison : " Ceux que j'aime le mieux, je les afflige afin que, / Plus longtemps retardé, le don que je leur fais soit plus délicieux " (5.1.101). Shakespeare, qui connaît la formule (on pense à Mesure pour Mesure ou Tout est Bien qui finit Bien), ne ménage pas ici les suspens et les surprises, les coups de théâtre, le retournement des émotions contradictoires au point que Cymbeline, plus que jamais dépassé, se demande si " le monde tourne rond " (5.5.232) .

Or non seulement Posthumus, revenu de son erreur et de son désespoir, retrouvera une Imogène plus aimante que jamais, mais à Cymbeline aussi, maintenant débarrassé de la reine et de Cloten, seront rendus et sa fille et les deux fils qu'il croyait définitivement perdus. La monarchie désormais restaurée dans toute sa vigueur peut accepter de payer le tribut pour conclure la paix et de sceller avec Rome une amitié que symbolise les deux emblèmes réunis (5.5.479-81).

Trouvera-t-on que Shakespeare fait ici preuve d'un peu trop de métier, et d'un brin de lassitude ? Cymbeline n'est sans doute pas la plus émouvante des pièces - de la dernière manière de l'auteur qui mènent à la joie par le chemin des larmes. Mais elle a un charme bien à elle qui tient pour une part à un ingrédient de burlesque inimitable. Cloten est un butor, mais il y a une verve téméraire, une exubérance cocasse dans sa balourdise. La majesté ahurie de Cymbeline n'est pas non plus le signe que Shakespeare s'ennuie. L'œuvre est en outre caractérisée par une efflorescence de poésie rurale qui est à la fois regain d'un lyrisme antérieur et promesse d'un épanouissement qui sera plus achevé dans Le Conte d'Hiver. Ce lyrisme est surtout sensible dans les scènes centrales (actes 3 et 4) de l'épisode gallois.

C'est là que, se rendant à Milford Haven, porte traditionnelle des expéditions venues du continent, lmogène déguisée en garçon et se nommant Fidele rencontre des montagnards, c'est-à-dire des hors-la-loi, qui ne sont autres, sans qu'elle le sache, que ses frères Guiderius et Arviragus ; là qu'après avoir échappé à la mort que lui réservait Posthumus, elle échappe à Cloten venu pour la violer et la tuer; là qu'on la croit morte (elle a bu une potion qui rappelle celle de Juliette) et que les montagnards lui font des obsèques; là qu'à son réveil elle croit voir dans le cadavre décapité de Cloten celui de Posthumus. Bref, le sensationnel redoublé de ces scènes romanesques serait bien éloigné de la nature n'était que s'imposent dans ces lieux sauvages la simplicité du dénuement, un langage attentif à l'immédiat de l'existence jusque dans les êtres les plus menus, l'air salubre enfin qui règne dans ces altitudes éloignées du monde. D'où l'émotion naïve du thrène chanté (ou dit) pour Fidele par Guiderius et son frère :

Fear no more the heat o' th' sun,
Nor the furious winter's rages,.
Thou thy worldly task hast done...
(Ne crains plus l'ardeur du soleil,
Ni les fureurs de l'hiver,
Tu as achevé ta tâche en ce monde…)

Mais ces accents funèbres sont légers et faits pour se dissiper dans la mémoire. Les montagnes galloises sont le lieu d'un retour à la vie. C'est là qu'une poignée de héros - les montagnards, et Posthumus qui cherche une mort plus certaine en combattant à leurs côtés - tiennent les Romains en échec et régénèrent en l'ouvrant à la réconciliation avec Rome le royaume de Cymbeline.

In Shakespeare de A à Z…ou presque
De Michel Grivelet, Editions Aubier.

Commentaire In La Pléiade

Trois attitudes critiques se sont succédées devant Cymbeline. Au dix-huitième siècle, le rationaliste Johnson, qui ne boude pas toujours son plaisir avec Shakespeare, porte sur la pièce un jugement resté célèbre par sa catégorique incompréhension :

Cette pièce " écrit-il, " a bien des sentiments justes, quelques dialogues naturels, et quelques scènes agréables, mais il a fallu les payer de beaucoup d’éléments incongrus. Faire remarquer la folie de l’histoire, l’absurdité de la conduite, la confusion des noms et des mœurs de différentes époque, et l’impossibilité des éléments dans aucun système de vie, serait gaspiller de la critique sur une imbécillité patente, sur des défauts trop évidents pour les signaler, et bien trop grossiers pour les aggraver. " (Samuel Johnson, General observations on the plays of Shakespare (1756). Ce jugement vaut pour l’ineptie celui que le célèbre critique porta sur le Lycidas de Milton).

On ne saurait perdre trop de temps à réfuter ce point de vue, car c’est bien là chercher querelle à Shakespeare pour la plus vaine des raisons. C’est l’accuser, précisément d’avoir fait ce qu ‘il a voulu faire, et si Johnson a raison, c’est Shakespeare qu’il faut féliciter pour avoir si bien réussi. Hazlitt ne s’y est pas trompé, lui qui le premier a appelé Cymbeline un drame romanesque (a dramatic romance). C’était dire (sans que le genre soit encore nettement défini) que la fantaisie et l’imagination avaient pris le pas sur la raison rigoureuse, où les " ramifications venues des points les plus lointains convergent vers le même centre. " (W. Hazlitt, Characters from Shakespare’s plays, 1817).

L’attitude romantique du XIXème siècle a renchéri sur Hazlitt et tendu à interpréter les pièces de cette dernière période en termes personnels – on y a lu l’histoire secrète du coeur et de la pensée de Shakespeare réconcilié avec le monde, allant vers la sérénité et le renoncement de Prospero, ou un Shakespeare triste et fatigue, qui s’ennuie à mourir (théorie Lytton Strachey, dont certains points sont repris par Granville-Barker, in G. Lytton Stratchey, Books and characters, 1922. Cette théorie de la fatigue et de l’ennui est vigoureusement combattue par la critique moderne).

L’attitude moderne, enfin, dont Quiller-Couch pose modestement les prémisses (Dans Shakespeare’s Workmanship, 1918 défend la pièce contre le sec dogmatisme de Johnson. Il pense que le personnage d’Imogène ne peut pas absorber toutes les incohérences ; il étudie aussi le thème du pardon que Shakespeare préfère maintenant à celui de la vengeance. ), se préoccupe moins de réalisme, s’efforce de " désentimentaliser " le jugement critique, souvent obnubilé par Imogène, et recherche la signification profonde de la pièce en en fonction de la structure qui lui est donnée, de la façon dont sont traités les thèmes qui en constituent l’armature spirituelle, et du langage (rythmes, images, ton) qui les porte. (…)

Toutes ces études ont pour objet de dégager la " signification " de Cymbeline, et l’appréciation pour ainsi dire philosophique qui a pris le pas sur le jugement esthétique pur et simple, chacun des commentateurs s’efforçant de ramener à une idée directrice, à un thème majeur la diversité des éléments, la variété des personnages et des styles en vue afin d’arriver à l’inévitable jugement de valeur. Tous en fait, ne s’accordent que sur un seul point, c’est que Cymbeline n’a pas l’unité de sujet, de composition ni de style qui en ferait un chef d’œuvre comme le Conte d’hiver ou la Tempête. (…)

Avec Cymbeline, il est évident que Shakespeare s’attaque à une tâche bien plus difficile que Périclès. (…) Dans les comédies romanesques de la première période, Shakespeare échappait à la convention par l’ironie. Le thème propulsé qui était l’amour, l’amour jeune ayant à vaincre des obstacles, à courir des aventures avant de se réaliser, se sauvait par sa jeunesse, sa vitalité quelque peu espiègle, et il se trouvait toujours quelqu’un tout disposé à apporter à la passion (quand les événements ne s’en chargeaient pas) le correctif de la moquerie ou mieux encore de l’ironie. Mais il s’agit dans ces pièces de la fin et dans Cymbeline, de tout autre chose que de cette passion fantasque et exigeante, qui se jette aveuglément dans le ridicule et dont les buts sont merveilleusement égocentriques. L’amour dans Cymbeline, comme dans les autres pièces de la fin, aspire à ce dépassement de soi qui lui fait perdre son importance purement personnelle et tend à l’intégrer dans un rapport de valeurs dont la portée symbolique donne au monde imaginaire de la pièce une signification et une validité hautement personnelles. Il s’agit de quelque chose de plus que le bonheur du couple même si l’aventure du couple se résoud dans l’union finale. On ne saurait dire que l’amour de Posthumus-Imogène constitue l’armature de la pièce autour de quoi tout s’organise, et d’ailleurs si cela était, la pièce serait curieusement en porte à faux. Car enfin, le thème du pari qui déclenche le drame, non pas de la séparation, mais de l’erreur tragique reste extérieur au drame réel d’Imogène qui est bien plutôt sa position centrale dans un ensemble de forces et d’émotions antagonistes entre lesquelles elle risque d’être écrasée. Mais même Imogène ne peut être prise pour le catalyseur des sentiments et des symboles d’une pièce, qui on ne doit pas l’oublier, s’intitule Cymbeline – du nom de ce roi sans personnalité autour de qui gravite, et qui a pour mission de symboliser cet univers où tant de choses incohérentes peuvent se passer, parce qu’à l’heure où Shakespeare compose Cymbeline, son expérience dramatique lui présente la vie non plus comme une opposition tranchée de blanc et noir, mais comme un jeu complexe et confus d’où l’on voudrait voir un jour émerger quelque chose qui signifierait l’ordre, la justice, l’amour comblé, la réconciliation –bref, le triomphe de la vie. (…)

Cymbeline est d’une richesse extraordinaire comparée aux pièces qui la précédent ou la suivent. C’est sur tous les plans le triomphe du bien, mais que de défis au bon sens, au vraisemblable ; que de scènes à effets, que de surprises, de coups de théâtre, d’infractions brillantes aux règles du "réalisme " - voilà certes de quoi réjouir les mânes critiques de Samuel Johnson, et faire exulter d’aise dans sa tombe le sémillant Bernard Shaw qui, pris un jour de pitié pour ce médiocre dramaturge qu’était Shakespeare s’avisa de réécrire tout de go un cinquième acte à Cymbeline (G. Bernard Shaw, Cymbeline Refinished, 1945)

In La Pléiade

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Informations pratiques

Criée

30, quai de Rive Neuve 13007 Marseille

Spectacle terminé depuis le vendredi 26 octobre 2001

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