Les fantômes du passé
Notes d’intention
A propos de « Dans l’ombre »
Un petit salon dans la résidence de l’ambassadeur d’un lointain État étranger. L’ambassadeur et son hôte s’apprêtent à fêter dignement le passage à l’an 2000. Ils attendent l’arrivée d’une troisième personne, une femme. Tous trois ont fait le serment, lorsqu’ils étaient lycéens dans leur pays d’origine, de se retrouver à cette date mythique si d’aventure la vie les séparait.
Ce huis clos implacable, ce ballet froidement orchestré par une conscience malade, hantée par les fantômes du passé, fait renaître la monstruosité des heures noires qui ont ensanglanté un pays de l’hémisphère sud soumis à une féroce dictature et brosse l’effroyable autoportrait d’un salaud présentant tous les signes extérieurs de la respectabilité.
Ce qui m’intéresse surtout dans le théâtre d’hier et d’aujourd’hui est tout ce qui concerne le politique. Comment peut-on aborder l’histoire avec un grand H et les implications du politique dans une vie ordinaire par le biais de la petite histoire, celle de gens plus ou moins ordinaires qui « basculent » ailleurs. Voilà pourquoi j’ai monté récemment Mein Kampf de Tabori, ou Avant la retraite de Thomas Bernhard. M’intéresse un théâtre en prise avec le monde contemporain, mais dont la forme "est travaillée" par la littérature. Et m’intéressent aussi beaucoup les auteurs qui « portent » une autre culture que la nôtre. C’est ainsi que j’ai mis en scène Sanchez Sinisterra ou Rodolf Sirera, auteurs du monde hispanique, tout comme l’est Susana Lastreto, même si elle a choisi le français comme langue d’expression artistique.
Dans la pièce de Susana Lastreto, des « gens ordinaires » basculent : qui dans la trahison plus ou moins consciente qui nimbe le personnage d’une culpabilité frénétique, (l’Homme Ressuscité), qui dans la « perversité scientifique » pour essayer de comprendre sa propre «mécanique » indicible, (L’Homme qui traque le dessous des choses), qui dans la mort, qui peut sauver de la trahison et des compromis futurs. (La Femme Disparue) Le contexte est historique : les dictatures latino-américaines des années 70.
Le sujet est encore d’une actualité troublante. Mais, au-delà du politique, c’est de l’être humain dans sa lâcheté et sa quête de pureté dont il s’agit, de ce que l’on abandonne et trahit forcément pour continuer à vivre.
Tout cela est abordé avec délicatesse, parfois même avec un humour désespéré, jamais dans la veine naturaliste. Les personnages « sont » leur langue, leur façon de parler. Ils sont construits selon des règles musicales : la percussion pour la Femme Disparue, le Violon pour l’Homme qui Traque, une sorte de piano tourmenté, bagarreur, vomissant, pour L’Homme Ressuscité. La pièce m’intéresse par son onirisme, parce qu’elle fait parler des fantômes, parce qu’elle peut nous tromper au départ, proposant un « suspens » très concret, pour nous conduire vers un dénouement à peine deviné. Le tout concentré en très peu de pages.
J’ai déjà eu à résoudre lors de différentes mises en scène, la difficile question des apparitions et disparitions, des retours en arrière, de la distorsion de la chronologie et je serai particulièrement sensible au traitement du personnage féminin, qui étant en apparence moins présent que les autres, est pourtant la clé de voûte de la pièce.
D’après un entretien avec Agathe Alexis
La pièce de Susana Lastreto commence par l’évocation d’un vœu assez banal chez des adolescents : le serment de se retrouver plus tard dans l’avenir, quoiqu’il arrive. Sauf que le jour choisi est le réveillon de l’an 2000. Sauf, surtout, que des relations complexes unissent les trois personnages en question, comme on le découvre peu à peu... Deux hommes, jadis amoureux de la même femme, la Femme disparue, entrée en “subversion”, ont pris des chemins opposés : l’Homme Ressuscité, après avoir un temps épousé lui aussi les idées de la Révolution, est devenu un riche businessman, tandis que l’Homme qui traque le dessous des choses s’est mis au service de la dictature.
Mais un autre découpage de ces trajectoires biographiques parfaitement plausibles est possible : entre le monde du désordre (représenté par la Femme disparue, (cette étudiante entrée dans la clandestinité) et son antithèse parfaite, le monde de l’ordre (représenté par l’Homme qui traque le dessous des choses, le médecin tortionnaire - ambassadeur), L’Homme Ressuscité, le plus loquace des trois, installé dans les affaires et exilé volontaire dans “la plus grande démocratie du monde”, incarne la troisième voie possible, celle d’un compromis aux allures de compromission.
À travers ces trois monologues qui n’ont rien de statiques, (ils s’entrecroisent et les personnages se parlent et se répondent) c’est à la grande hache de l’Histoire, pour parler comme Perec, que nous sommes confrontés. La petite entaille sur le pouce rappelée tout au début, scellait en réalité, à l’insu des protagonistes, un destin tragique commun.
Cette histoire s’est déroulée en un temps et un lieu bien réels, auxquels renvoient des allusions assez transparentes : le terme même de “disparu”, ainsi que les poèmes en espagnol qui ponctuent la pièce font référence à l’Argentine des années sombres gouvernée par les généraux. Mais ce référent précis n’est qu’un point de départ car nos trois personnages sont autant d’archétypes, et c’est à une tragédie universelle et atemporelle que le spectateur est confronté, celle de la haine fratricide et des conditions propices à son exercice. La dimension du temps semble avant tout marquer l’impossibilité d’un retour à l’innocence. Elle met en valeur, notamment, la trahison des idéaux. Le seul personnage à n’avoir pas renoncé est la Femme, mais c’est au prix de sa vie : elle demeure à jamais présente dans le souvenir de son tortionnaire, obsédé par son image parce qu’il se heurte à l’incompréhensible mystère de son héroïsme.
Cette tragédie moderne est indissociable d’une réflexion politique, voire métaphysique très dense, qui aborde des questions aussi complexes que les mécanismes du pouvoir (où l’on voit combien l’intelligence, loin d’en être la négation, est souvent au cœur même de la barbarie), ou que celle de la liberté et de la responsabilité individuelles en fonction de circonstances données. Que reste-t-il au bout du compte des trois lycéens et de leurs rêves ? À peu près rien, si ce n’est la mort où la désillusion - et l’on retrouve là l’un des plus grands thèmes des littératures hispaniques celui du desengaño, ce qui explique que l’expression de l’horreur soit constamment teintée d’un mélange d’ironie et de mélancolie. Message pessimiste, si l’on ne voyait le bourreau lui-même aux prises avec ses propres tourments, et si l’on n’apprenait in fine que la petite fille dérobée à sa victime torturée devait porter le nom d’Esperanza.
François Géal (Janvier 2005)
François Géal est agrégé d’espagnol, traducteur et Maître de conférences à l’Ecole Normale Supérieure.
10, place Charles Dullin 75018 Paris