La marche est, on le sait, le tempo le mieux accordé à la pensée : « eules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose » remarquait Nietzsche, qui s’y connaissait. D’ailleurs, lorsque nos pieds se refusent à nous porter, il nous est loisible de continuer de marcher dans notre tête, ce qui vaut tout de même mieux que de penser avec les pieds, comme il arrive (trop) souvent.
On l’aura compris, le cheminement auquel nous convie Christian Peythieu, pour amène qu’il soit, n’a rien d’une promenade frivole, où l’on s’oublie soi-même pour se perdre dans une douce rêverie contemplative. L’espace de la déambulation est celui des textes qui lui sont chers - plus d’une vingtaine au total, dramatiques ou pas -, ou plus exactement de leurs marges, cette zone en général mal éclairée où les uns entrent en résonance ou en collision avec les autres, nous contraignant parfois à faire attention à la marche. Les chemins y sont scabreux, mal tracés, imprévisibles, et tous invitent à l’égarement, voire au vertige, bref, au subtil plaisir de se perdre.
Tout se joue à chaque pas dans cette libre traversée en trois temps trois mouvements et maints personnages, majoritairement féminins, certains récurrents, d’autres furtifs, au terme de laquelle s’impose une lumineuse impression de densité et de cohérence.
En partance, donc, pour des territoires familiers, mais néanmoins étranges - question d’éclairage -, nous y découvrirons comment les destinées ordinaires deviennent les tragédies les plus sublimes ou les moments de théâtre les plus crus, grotesques parfois, souvent burlesques. Que ce soit Louise, la Petite Bonne, souffre-douleur et objet de fantasmes, engrossée et avortée, les Bourgeoises nues sous leurs manteaux de fourrure, dévorées par leurs monstres intérieurs, les Prostituées de toutes sortes, tapineuses qui patinent ou patineuses qui tapinent, Electre qui erre près des poubelles sous un réverbère, l’Ecuyère légère qui se prend pour une goutte de rosée, toutes sont corps et âme en transit, enjambeuses de siècles et arpenteuses de textes, en équilibre précaire sur le fil qu’elles tissent elles-mêmes tout en le parcourant entre liberté et asservissement.
Le livret dessine une sorte de frise théâtrale, dans laquelle les emprunts à diverses sources s’enchaînent sans solution de continuité, les auteurs mis à contribution (Octave Mirbeau, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Emile Zola, Edmond et Jules de Goncourt, Paul Claudel, Pierre Jean Jouve, Elsa Morante, Bernard-Marie Koltès, Botho Strauss, Marivaux, Sophocle, Nicolas Rétif de La Bretonne, Philippe Soupault, Louis Aragon, Cesare Pavese, Caroline von Günderode, Annemarie Schwarzenbach, Michel Vinaver, Balzac, Joris-Karl Huysmans, René Daumal) devenant sous la plume et les ciseaux du maître d’œuvre, Christian Peythieu, les coauteurs involontaires d’un drame inédit.
10, place Charles Dullin 75018 Paris