L’Afrique du Sud post-apartheid. David Lurie, 52 ans, est un professeur blanc, un afrikaner, qui enseigne la littérature romantique à l’université du Cap. Deux fois divorcé, il a une liaison avec Mélanie Isaacs, l’une de ses étudiantes. Il est accusé par celle-ci de harcèlement sexuel et doit répondre de ses actes devant une commission disciplinaire. Il refuse de se défendre.
Contraint à la démission, il quitte la ville et trouve refuge chez sa fille, Lucy, qui s’occupe de chiens abandonnés dans une sorte d’exploitation agricole, une ferme isolée en pleine campagne. Un jour, ils sont attaqués par un groupe d’hommes, Lucy est violée par l’un de ses agresseurs. Elle décide de ne pas porter plainte. Un gouffre s’établit alors entre la fille et son père qui ne comprend pas sa décision et demeure impuissant face à sa douleur.
Comment vivre quand les blessures du passé pèsent si lourd sur l’histoire collective et individuelle ? Ce sont nos angoisses et nos peurs face à l’état de disgrâce de la civilisation occidentale qu’ausculte Coetzee avec une ironie brûlante. Jean-Pierre Baro veut faire résonner ces questions en adaptant pour le théâtre ce roman majeur de la fin du XXe siècle.
« Ils se considèrent comme des créanciers qui viennent recouvrer une dette, un impôt. De quels droits pourrais-je vivre ici sans payer mon dû ? » Lucy, dans Disgrâce
« Dans les pays capitalistes, entre l’exploité et le pouvoir s’interposent une multitude de professeurs de morale, de conseillers, de “désorientateurs”. » Frantz Fanon, Les Damnés de la terre
Ce récit m’a sonné et bouleversé, il m’a laissé comme égaré, le désir de l’adapter fut immédiat, et les événements de janvier dernier [2015] ont accéléré les choses. Adapter Disgrâce c’est accepter ce trouble, c’est plonger dans la complexité de notre temps, descendre aux enfers de notre époque.
Dans une langue sèche et lapidaire, composée de monologues et de dialogues d’une grande intensité, Coetzee met en scène des situations complexes et conflictuelles éminemment théâtrales. Disgrâce interroge nos existences face à la crise des valeurs et au déclin de la civilisation occidentale.
David Lurie est un homme en perdition dans un pays qu’il ne comprend plus, un monde dont il n’a pas pressenti la transformation, qu’il a obstinément regardé avec les certitudes de sa vision obsolète, un monde dans lequel il va brûler. Les cendres de ce monde sont celles du régime de l’apartheid, de la domination d’une aristocratie blanche en Afrique du Sud.
David Lurie est un homme de son temps, de son époque, de sa génération, mais les temps ont changé. Il a vécu pendant l’apartheid, ni plus ni moins. Dans l’acceptation de ce système, dans une forme de complicité, en sachant pertinemment que quelque chose n’allait pas complètement. Que l’on ne vit pas impunément sur le dos des autres, de ceux qui ont été humiliés et spoliés pendant des décennies, sans en payer un jour le prix. Ici, c’est la chute de David Lurie qui est regardée, sa Disgrâce.
À travers cette crise des valeurs, incarnée par la déchéance morale et physique d’un homme, ce sont nos angoisses et nos peurs que Coetzee ausculte avec une ironie mordante. La peur de vieillir seul, la peur de son voisin étranger, la peur de perdre son emploi, ses amis, de ne plus être désiré... Refusant toute forme de manichéisme, Coetzee pose des questions qui sans être absolument similaires, font terriblement écho à 6 l’histoire de notre propre pays.
Comment vivre sereinement dans un pays, quand les blessures du colonialisme, de l’apartheid restent profondes, que le poids du passé pèse sur l’histoire collective et individuelle ? Comment endosser la responsabilité de l’histoire passée et dans quelle mesure doit-on le faire ? Ce sont ces questions que je veux mettre en scène.
À la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, les noirs ne sont pas devenus meilleurs que les blancs, les valeurs ont été renversées et de nouveaux rapports de pouvoir sont nés. C’est l’histoire de l’humanité. La réconciliation ne se décrète pas, pour se réconcilier il faut d’abord avoir été pardonné, et pour obtenir ce pardon il faut reconnaître ses fautes.
Lorsque des conflits violents éclatent un peu partout et se succèdent à une vitesse si prodigieuse que les médias et les politiques n’arrivent plus à suivre, la parole médiatique est souvent réduite à une simplification dangereuse. Cette simplification n’est que le reflet de notre impuissance et de notre incapacité à regarder entièrement et en face l’histoire de notre pays. Lorsqu’ils usent à outrance de mots-slogans comme barbares ou civilisés, bien ou mal, liberté d’expression ou fanatisme à longueur de journée, le rôle de la littérature et du théâtre est de prendre le risque d’expliquer l’inexplicable, de tenter de rendre au monde sa complexité, d’éclairer nos temps obscurs en faisant surgir des émotions enfouies.
Jean-Pierre Baro
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Guy n°20010