Un couple paradoxal qui nous est proche
Une étude intimiste sur l’univers quotidien
Notes diverses
Intentions
« Faut bien que j'utilise des mots, quand je te parle » dit une voix innommée dans un poème d'Eliot, avec ce qu'on imagine être une pointe d'impatience, d'irritation, de résignation.
Hélène et Philippe habitent ensemble, mère et fils. Attachants l'un et l'autre. Attachés l'un à l'autre. Mais lui passe aussi son temps à se dégager. D'elle. De la société. Du monde. Dissident il l'est avec passivité. Une tranquille et formidable passivité. Il parle mais se délie des paroles qu'il prononce. Disons peut-être que chez lui il n'y a pas d'adhérence. Il va. Il va sans dire. Elle n'est pas immobile, elle va et dit le discours "des parents". Elle le dit avec hésitation, ardeur, délicatesse, discrétion. Apparemment ça ne mène pas à grand chose. Ce qui se passe entre eux risque tout le temps d'être nul. Pourtant on n'est pas loin, entre eux deux, de ce qu'on pourrait appeler une passion, une intelligence.
Ecrite à la fin des années 70, Dissident, il va sans dire annonce avec une grande lucidité l'impact des évolutions de notre société sur un foyer ordinaire, la violence de la déshumanisation des grandes entreprises. Cette courte pièce est composée de douze morceaux, douze séquences qui nous montrent de manière à peine perceptible le glissement du fils, sa dissidence.
Chaque soir dans les périphéries des grandes villes, derrière les rideaux bleutés aux ombres
mouvantes, entre les parois des cubes à se loger résonne le peu de mots des familles.
Elles se retrouvent chaque soir, après les heurts et les coups d’une journée avec ou sans travail.
Et les choses se disent pourtant, comme elles peuvent. Dissident il va sans dire, c’est la vie d’une
famille presque comme une autre. Monoparentale, comme on entend dans le journal télévisé,
une mère et son fils dans leur cube. Le monde extérieur ne les épargne pas, leurs mots mentent,
leurs gestes, rares, ne mentent pas. Dans les échanges entrelacés, l’attachement qu’ils ont l’un
pour l’autre transperce, envahit l’espace et nous laisse toujours croire à une possible fin heureuse.
Voilà bien ce qui nous sauve, malgré tout.
Dissident il va sans dire frappe par son actualité, par la lucidité émouvante de son propos. A n’en pas douter, cela se passe bien de nos jours, dans la périphérie d’une grande ville, entre les parois d’un cube à se loger, derrière les rideaux tirés, entre une mère qui travaille et son fils de 17 ans qui chôme.
Je vois la pièce de Michel Vinaver comme une variation, une étude intimiste sur l’univers quotidien de deux êtres esseulés, deux naufragés accrochés à leur vivre ensemble comme à un esquif qui part en miette. Par le traitement de la langue, cette concentration extrême, ce minimalisme, l’entrelacement des répliques, nous sommes plongés dans l’univers codifié des gens qui se côtoient depuis des années. Très loin du naturalisme, bien au contraire on pourrait presque parler de symbolisme, la pièce se construit en douze brèves séquences. Les nombreuses ellipses qu’elle propose ne nous laissent entrevoir du monde extérieur que les stigmates qu’en porte les protagonistes. L’intimité de ces deux êtres devient notre cosmos. J’aimerais que la précision du jeu des acteurs, leur douceur avec les mots, la couleur de leurs regards, la densité de leurs gestes incarnent d’évidence cette intimité offerte.
J’aimerais que nous ouvrions ce monde clos aux images étranges du fantasme, du rêve et du souvenir. J’aimerais que notre espace de jeu puisse rendre à la fois l’enfermement domestique, la cohabitation forcée et en même temps le havre, le réconfort procuré.
Qu’on y découvre aussi une fenêtre ouverte sur le monde des passions, comme une inversion, une large baie qui donne sur l’intérieur. Le fragile équilibre entre le plateau et l’image se trouvera, identique à celui qui s’invente entre le son du soliste et le silence. C’est ainsi, je crois, que nous pourrons faire entendre le battement étouffé de l’amour, le voir sourdre, malgré tout, de ces vies malmenées.
Laurent Hatat
L’adolescent où la tentation du contour
Ici l’adolescence est comme une zone sombre, un trou noir qui aspire, dévore et détruit toute les
tentatives d’explications, de raisonnement. Incompréhensible. Le spectateur, tout comme la
Mère omniprésente et le Père absent, en sont réduit à une stratégie du contour. Philippe apparaît
alors en négatif, certes on ne comprend pas ce qu’il est, mais on peut tenter de définir ce
qu’il n’est pas. Il n’est pas méchant, il n’a pas le sens de la propriété, il ne dis pas où il va, il ne
lit pas, il ne se donne pas de peine, il n’a pas de but dans la vie, il ne range pas ses disques, il ne
s’intéresse pas, il n’a pas d’amis qui lui ressemble, il n’a pas l’air en forme, il ne veut pas voir son
père et il n’est pas franc avec sa mère…
Mais le coeur de l’être nous échappe, comme probablement il échappe à Philippe lui même. Un personnage qui ne sait pas qui il est. Une balle perdue. Alors pour Philippe, les rôles s’enchaînent, se superposent : un enfant apeuré et maladroit, l’homme du foyer, l’ennemi de son père, le beau gaillard et son désir d’indépendance, l’amoureux jaloux de sa mère, le délinquant mineur, menteur sans complexe. Le personnage se décline comme un support changeant pour les différents rôles que son père, sa mère et lui même proposent. Succession de posture sincère ou forcée, un flou artistique largement renforcé par l’usage du mensonge.
Réalité et mensonge
Chez eux, à l’intérieur de l’appartement, au sein du cocon maternel, le monde est perçu différemment.
Les parois de la baie vitrée filtre les informations. Tous deux réinterprètent, réinventent la
réalité extérieure. Le mensonge est un outil, hors du champ moral, pour continuer à vivre quand
rien au delà du placenta ne nous épargne, quand on ne sait pas où est la réalité, où est le mensonge.
Ainsi s’ouvre la porte d’un onirisme inattendu dans ce texte au scalpel.
Les images
Il y trois types d’images dans ce spectacle : deux ont trait à la réalité extérieure à travers les deux
lucarnes sélectives de la baie vitrée, rideau tiré, et de la télévision : ce qu’elles laissent passer
est informe, illisible, inquiétant, parfois agressif.
Puis il y a l’ouverture du rideau de la baie vitrée. Une ouverture sur le monde réorganisé, réinventé,
du souvenir d’un passé perdu, irrattrapable. Peut être qui d’ailleurs n’a jamais existé.
Le père absent
Etrange absence que celle-ci, qui se formule dans chaque scène. Le poids, la contrainte
qu’exerce l’absent est terrible. Invisible, sans nom mais à l’origine de tout par son départ, le géniteur
semble être l’éternel recours pour l’ouverture du conflit. Idole intouchable pour Hélène, il
est celui contre qui toute révolte apparaît comme vaine, puérile de la part du fils. Ainsi se dégage
en creux un troisième personnage, le père, pourvu d’attributs quasi divins : situé dans un ailleurs
inaccessible, on rapporte sa parole, on lui voue amour et admiration ou on s’oppose vainement à
sa puissance. Du géniteur au Créateur, du Créateur au démiurge, sommes-nous sur la piste de
l’auteur ?
La mère omniprésente
Toute en tentative, toute en amour, en toute impuissance.Elle aussi est baladée de rôle en rôle
au gré de ses tentatives : rôles parfois ébauchés, parfois assumés ou antagonistes. Le personnage
de la mère se décline dans ce mouvement constant, épuisant pour elle. Elle, tour à tour, la
mère nourricière, la mère porteuses des attributs de l’autorité, la copine joueuse, l’amoureuse
jalouse, la femme au foyer, la femme libérée… Avant tout, une femme seule.
La musique
Douze « morceaux », comme le note Michel Vinaver et tous ces « entre-morceaux » au cours
desquels se déroule un temps dont le théâtre devra préciser la nature et la durée par la musique
et le son, entre autres : comment aller de un à deux, puis trois, sachant que dans l’entre
deux, se profile, derrière le rideau (images projetées) des « bouts de réalité »
ou le reflet fuyant de l’intérieur, avant de revenir à l’espace théâtral. Ces « entre-scènes », ici tout
particulièrement, peuvent avoir la même durée que certaines scènes (courtes).
Le choix de deux instruments fait écho, sans chercher à illustrer, au duo de la mère et de son
fils.
Une clarinette initiale pourrait dessiner le début d’un chemin, structuré et varié par les percussions et - ou accompagnée par un instrument harmonique (piano, accordéon), en respectant la formation en duo. Le choix de Teddy Lasry, compositeur-interprète poly instrumentiste, répond à ce désir initial. La musique sera ici à proprement parler un non-sens, un trait d’union entre deux moments d’une parole difficile sinon problématique entre une mère et son fils de 17 ans. Musique, il va sans dire, construisant avec le théâtre un propos d’un seul tenant.
Laurent Caillon
La scénographie
Pièce à deux voix, celle d’Hélène et de son fils, Philippe dans un morceau de lieu à la rencontre
des mots et du silence.
J’ai pensé l’espace scénique comme la forme stylisée et intemporelle d’une pièce à vivre, délimitée
par un « mur-fenêtre » qui reflète l’instant et l’action passés, une vue sur les autres et sur
nous-même, auquel s’ajoute un extérieur suggéré, un balcon comme petit bout d’exil.
Tout dans Dissident est en suspens, esquissé sans pour autant être achevé, au centre même
d’une réalité sociale qui se répète au fil du temps.
2, rue Edouard Poisson 93304 Aubervilliers
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Navette retour : le Théâtre de la Commune met à votre disposition une navette retour gratuite du mardi au samedi - dans la limite des places disponibles. Elle dessert les stations Porte de la Villette, Stalingrad, Gare de l'Est et Châtelet.