Dom Juan

du 19 avril au 20 mai 2000

Dom Juan

CLASSIQUE Terminé

Il les aime vraiment, totalement, dans l’instant, sans mémoire, sans reste ; dans l’absolu du coup de foudre. Il les trouve belles, et le leur dit, il n’a de cesse qu’elles ne se révèlent belles, véritablement. Elles savent réveiller son désir, elles ne savent pas le farder.

Paris, 1665

Première de Dom Juan le 15 février au Palais-Royal. L’auteur, 43 ans, tient le rôle de Sganarelle et risque gros : son Tartuffe vient d’être interdit. Molière rend coup pour coup. Nouveau scandale. Malgré le succès, Dom Juan quitte l’affiche après quinze représentations et ne sera plus joué pendant des siècles. L’adaptation en vers de Thomas Corneille, soigneusement édulcorée, supplante l’original à la Comédie-Française jusqu’en 1847.

 

En 1986, Brigitte Jaques créait au Théâtre National de Strasbourg Elvire Jouvet 40, d’après les leçons que professa Louis Jouvet au Conservatoire sur la deuxième scène d’Elvire dans Dom Juan. Le succès du spectacle fut tel qu’il tourna pendant des années dans le monde entier. Aujourd’hui, Brigitte Jaques s’attaque à Dom Juan lui-même. Elle le tient pour le héros inaugural d’un temps où un "univers infini ", dont le divin s’est absenté, succède au " monde clos " du Moyen Age. Mais elle distingue aussi en lui l’énergie juvénile d’un poète du trouble et du désir : " Je pense à Rimbaud, " dit-elle de lui. " Une saison en enfer. Quête des femmes comme d’une connaissance par les gouffres... Il les aime vraiment, totalement, dans l’instant, sans mémoire, sans reste ; dans l’absolu du coup de foudre. Il les trouve belles, et le leur dit, il n’a de cesse qu’elles ne se révèlent belles, véritablement. Elles savent réveiller son désir, elles ne savent pas le farder. Ce que Dom Juan leur a fait, l’amour qu’il leur a donné, elles ne l’oublieront jamais... Et Dom Juan passe et dévoile à chacun sa vérité ". Pour interpréter le mythique" grand seigneur méchant homme ", Brigitte Jaques a fait appel à Redjep Mitrovitsa.

 

Dom Juan, un destin singulier

Frappée par la ligne singulièrement moderne du Dom Juan de Molière, je me demande si la correspondance que j’aperçois " fixiblement ", comme dit Pierrot, avec notre siècle ouvert à tant de questionnements, ne tient pas aussi à ce que Molière présente dans cette œuvre un état de la société du XVIIème siècle où de profondes métamorphoses s’amorcent qui opèrent dans la douleur la sortie du monde médiéval vers le monde de la science moderne.

Avec Dom Juan, nous passons de la lumière du Ciel – qui nous parvient encore comme d’une étoile morte – aux lumières de la raison qui vont éclairer le monde à venir. Mais ce passage – sous la forme d’un désir forcené de savoir – s’accomplit mystérieusement dans le scandale et la provocation. La censure et l’interdiction de Dom Juan qui ont pesé finalement jusqu’à notre époque sont équivalentes à la condamnation de Galilée par l’Eglise en 1633, parce que le doute de Dom Juan à l’endroit des valeurs qui fondent l’édifice moral et religieux, politique donc, d’une société encore dominée par la philosophie et la théologie du Moyen Age, ébranle le monde.

La radicalité du jeune homme et sa résistance héroïque devant les menaces de mort et les continuels avertissements célestes est exemplaire. Elle semble impossible ; de même son châtiment.

Je dis le jeune homme, parce que la jeunesse de Dom Juan, soulignée par Molière/Sganarelle dès la première scène, est une donnée essentielle de la pièce. Jeunesse révoltée contre le monde mortifère et conservateur des pères, jeunesse qui fait advenir éternellement un monde nouveau, ou plutôt des mondes nouveaux, éternel renouveau du désir et de la reconnaissance.

Mais la jeunesse de Dom Juan, si délicieusement jubilatoire, n’est pas une jeunesse étourdie, imbécile : elle est nourrie des études de la science et de la philosophie modernes, de Galilée et de Descartes. Ce que lui reproche Sganarelle, c’est d’avoir étudié et ouvert son esprit au monde infini du " deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit ", tandis que lui-même reste attaché à un monde où la religiosité s’accommode de tout – " Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal ", conseille-t-il à un pauvre ermite tenté de blasphémer – un monde où le Ciel et le Loup-garou, Dieu et le Moine bourru dansent une obscure sarabande, un monde de prodiges où il reconnaît le pas des spectres.

La dispute de Sganarelle et de Dom Juan, c’est celle du vieux monde qui n’en finit pas de mourir, tandis que l’autre n’en finit pas de s’engendrer. Et l’un ne peut se passer de l’autre.

Brigitte Jaques

 

 

SGANARELLE

Quoi ? Vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?

DOM JUAN

Et pourquoi non ? Il y en a tant d’autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde !

SGANARELLE

Ah ! quel homme ! quel homme !

DOM JUAN

Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulement d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit.

Molière
Dom Juan, acte V, scène II

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Spectacle terminé depuis le samedi 20 mai 2000

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