Paris, 1665
Première de Dom Juan le 15 février au Palais-Royal. Lauteur, 43 ans, tient le rôle de Sganarelle et risque gros : son Tartuffe vient dêtre interdit. Molière rend coup pour coup. Nouveau scandale. Malgré le succès, Dom Juan quitte laffiche après quinze représentations et ne sera plus joué pendant des siècles. Ladaptation en vers de Thomas Corneille, soigneusement édulcorée, supplante loriginal à la Comédie-Française jusquen 1847.
En 1986, Brigitte Jaques créait au Théâtre National de Strasbourg Elvire Jouvet 40, daprès les leçons que professa Louis Jouvet au Conservatoire sur la deuxième scène dElvire dans Dom Juan. Le succès du spectacle fut tel quil tourna pendant des années dans le monde entier. Aujourdhui, Brigitte Jaques sattaque à Dom Juan lui-même. Elle le tient pour le héros inaugural dun temps où un "univers infini ", dont le divin sest absenté, succède au " monde clos " du Moyen Age. Mais elle distingue aussi en lui lénergie juvénile dun poète du trouble et du désir : " Je pense à Rimbaud, " dit-elle de lui. " Une saison en enfer. Quête des femmes comme dune connaissance par les gouffres... Il les aime vraiment, totalement, dans linstant, sans mémoire, sans reste ; dans labsolu du coup de foudre. Il les trouve belles, et le leur dit, il na de cesse quelles ne se révèlent belles, véritablement. Elles savent réveiller son désir, elles ne savent pas le farder. Ce que Dom Juan leur a fait, lamour quil leur a donné, elles ne loublieront jamais... Et Dom Juan passe et dévoile à chacun sa vérité ". Pour interpréter le mythique" grand seigneur méchant homme ", Brigitte Jaques a fait appel à Redjep Mitrovitsa.
Dom Juan, un destin singulier
Frappée par la ligne singulièrement moderne du Dom Juan de Molière, je me demande si la correspondance que japerçois " fixiblement ", comme dit Pierrot, avec notre siècle ouvert à tant de questionnements, ne tient pas aussi à ce que Molière présente dans cette uvre un état de la société du XVIIème siècle où de profondes métamorphoses samorcent qui opèrent dans la douleur la sortie du monde médiéval vers le monde de la science moderne.
Avec Dom Juan, nous passons de la lumière du Ciel qui nous parvient encore comme dune étoile morte aux lumières de la raison qui vont éclairer le monde à venir. Mais ce passage sous la forme dun désir forcené de savoir saccomplit mystérieusement dans le scandale et la provocation. La censure et linterdiction de Dom Juan qui ont pesé finalement jusquà notre époque sont équivalentes à la condamnation de Galilée par lEglise en 1633, parce que le doute de Dom Juan à lendroit des valeurs qui fondent lédifice moral et religieux, politique donc, dune société encore dominée par la philosophie et la théologie du Moyen Age, ébranle le monde.
La radicalité du jeune homme et sa résistance héroïque devant les menaces de mort et les continuels avertissements célestes est exemplaire. Elle semble impossible ; de même son châtiment.
Je dis le jeune homme, parce que la jeunesse de Dom Juan, soulignée par Molière/Sganarelle dès la première scène, est une donnée essentielle de la pièce. Jeunesse révoltée contre le monde mortifère et conservateur des pères, jeunesse qui fait advenir éternellement un monde nouveau, ou plutôt des mondes nouveaux, éternel renouveau du désir et de la reconnaissance.
Mais la jeunesse de Dom Juan, si délicieusement jubilatoire, nest pas une jeunesse étourdie, imbécile : elle est nourrie des études de la science et de la philosophie modernes, de Galilée et de Descartes. Ce que lui reproche Sganarelle, cest davoir étudié et ouvert son esprit au monde infini du " deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit ", tandis que lui-même reste attaché à un monde où la religiosité saccommode de tout " Va, va, jure un peu, il ny a pas de mal ", conseille-t-il à un pauvre ermite tenté de blasphémer un monde où le Ciel et le Loup-garou, Dieu et le Moine bourru dansent une obscure sarabande, un monde de prodiges où il reconnaît le pas des spectres.
La dispute de Sganarelle et de Dom Juan, cest celle du vieux monde qui nen finit pas de mourir, tandis que lautre nen finit pas de sengendrer. Et lun ne peut se passer de lautre.
Brigitte Jaques
SGANARELLE
Quoi ? Vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?
DOM JUAN
Et pourquoi non ? Il y en a tant dautres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde !
SGANARELLE
Ah ! quel homme ! quel homme !
DOM JUAN
Il ny a plus de honte maintenant à cela : lhypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage dhomme de bien est le meilleur de tous les personnages quon puisse jouer aujourdhui, et la profession dhypocrite a de merveilleux avantages. Cest un art de qui limposture est toujours respectée ; et quoiquon la découvre, on nose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais lhypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos dune impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un se les jette tous sur les bras ; et ceux que lon sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que jen connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission dêtre les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce quils sont, ils ne laissent pas pour cela dêtre en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulement dyeux rajustent dans le monde tout ce quils peuvent faire. Cest sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais jaurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit.
Molière
Dom Juan, acte V, scène II
Place de l'Odéon 75006 Paris