Drame historique élisabéthain
Pouvoir, désirs et transgressions
Christopher Marlowe
Edouard II Roi d’Angleterre
Mortelles divagations nocturnes
Contemporain de Shakespeare, Christopher Marlowe n’a pas trente ans quand il écrit Edouard II. Poète, homosexuel, agent secret, provocateur, assassiné dans une taverne londonienne un poignard dans l’œil, il est l’un de ces auteurs qui en quelques œuvres seulement ont bousculé les codes du théâtre. Il plonge avec cette pièce dans l’histoire de l’Angleterre à travers le conflit d’un roi guidé par ses pulsions érotiques et une noblesse assoiffée de pouvoir.
Avec ce texte, la directrice du centre dramatique national de Montluçon aborde pour la première fois le drame historique élisabéthain.
Traduction et adaptation Anne-Laure Liégeois et Nigel Gearing.
Edouard II est roi. Fils de. Le pouvoir est en lui. Héritage. Mais il est envahi par une volonté d’être et n’a pour lois que ses désirs. Il dirige le pays au rythme de sa passion. De ses pulsions érotiques. Il est la transgression. Libre de choisir des amants et de les choisir parmi les “sans titre”. Son intime mène le monde. En toute conscience. Avec arrogance. C’est compter sans les barons. Mortimer et les siens, sa femme bafouée veulent rétablir l’ordre social. L’ordre moral. Gouverner selon les règles. Dans Edouard II, il n’est question que de pouvoir. De violence des désirs. Tout est excès, jouissance, démesure et désordre, révolution. Pour le dire, les mots de Marlowe sont tranchants, concis, ses phrases sont brèves, offensives. Tout va vite. Le pouvoir est lunatique. Le temps avance. Edouard II c’est un cri. Contre l’autorité. Contre les hommes et leur volonté de puissance. Le cri d’Edouard empalé entendu dans toute l’Angleterre.
Le pouvoir convoité à mort, le sang, la machination, le sexe, la mort sous la torture, font le quotidien de la vie de Marlowe et son histoire proche. Son quotidien quand il écrit, 200 ans après, les derniers moments de la vie d’Edouard et l’accession au pouvoir d’une femme. Dans le sang et la barbarie. Marlowe parlait de son temps. Marlowe, c’était il y a cinq siècles. Edouard II n’est pas et ne sera pas une fresque historique. Comme Shakespeare, Marlowe avait donné un autre rythme à l’Histoire. Qu’ils aient des fraises ou des cols blancs, les hommes ont bien les mêmes dispositions pour s’attraper au collet ou se pendre par la cravate. Même désir de pouvoir. Je choisis les cravates et les dossiers pliés sous le bras. Mais n’oublie pas la simplicité du carnage des siècles de notre histoire.
Une route soulevée par une main de géant, coupée, une tranche d’histoire, une descente à dévaler, la face nord d’une colline sèche et noire, ou l’un des versants sombre d’un mont. Là où est la chute. Tous depuis le haut sont propulsés vers le bas. Du théâtre vers la salle. La pente est raide. Une fois descendue, il faut la remonter, inlassablement. Sur les pieds, les genoux ou le ventre. Avec ou sans ses dents. On appelait ça la roue de la fortune ou la grande descente de la vie. Tout cela avance. Court. N’impose que mouvement et rapidité.
Il fait sombre et bleu. On boit du thé dans des tasses à motifs fleuris, enroulé dans un plaid écossais rouge, on mange des beans à même la boîte en fer, les diamants de la couronne brillent sous la lune. C’est souvent la nuit. Il y a du vent, de la pluie, des hommes aveuglés qui courent vers des lumières trop blanches. Qui tombent.
Anne-Laure Liégeois
La pièce de Christopher Marlowe Edward II montre un jeune monarque qui, au XIVème siècle, place ses passions avant sa carrière. Il n’est pas disposé à abdiquer au nom de l'amour comme le fera son homonyme Edouard VIII quelques cinq cent ans plus tard… La noblesse avide de pouvoir qui constitue son entourage finit par avoir raison de lui et nous, le public, sommes amenés à spéculer sur l’éternelle question de l’opposition entre vie privée et vie publique et les exigences du devoir contre celles du coeur.
A la différence de Shakespeare, Marlowe le dramaturge semble s’intéresser relativement peu aux questions de dynastie, de succession et de légitimité royale ou même au destin de l’Etat anglais. En revanche, il manifeste un intérêt singulier pour des personnages hauts en couleur qui défient le destin à leur péril - intellectuels, guerriers ou play-boys (respectivement Faust, Tamerlan et Edward) qui tendent le bras trop loin et qui, par la main de Dieu ou celle des hommes, reçoivent le châtiment qu’ils méritent ! Marlowe l’homme avait – nous le savons – un intérêt particulier pour “la vie cachée”. Sa propre vie en témoigne. Lorsque Christopher (Kit) Marlowe fut assassiné en 1593à l’âge de 29 ans, beaucoup de ses contemporains pensèrent probablement que lui, la première superstar du théâtre élisabéthain, charismatique mais provocateur, l’avait cherché !
Après tout, à une époque où athéisme et sodomie étaient des crimes, dans certains cas passibles de mort, Marlowe ne cachait pas son manque de foi, ses tendances homosexuelles et son mépris des lois. N’avait-il pas tué un homme au cours d’une bagarre? N’avait-il pas fameusement déclaré, avec une arrogance de jeune dieu que “tous ceux qui n’aiment pas le tabac et les jeunes garçons sont des imbéciles”? Certains pensèrent même qu’il avait eu de la chance de survivre aussi longtemps… !
Il devait probablement cette chance – et sa vie - au fait que depuis Cambridge, où il avait fait ses études, il était à la solde des services secrets britanniques. Ses nuits d’absence à Cambridge qui – selon les règlements de l’Université – auraient dû lui coûter son diplôme… Les accusations de contrefaçon en Hollande… Pire encore : on le soupçonnait de catholicisme secret à une époque où le papisme était l’équivalent du communisme aux USA pendant les années 50… A chaque fois, Marlowe fut disculpé et blanchi par des pouvoirs mystérieux au niveau gouvernemental qui expliquèrent qu’il “avait rendu à Sa Majesté de bons et loyaux services dans des affaires touchant au bien du pays”. A l’instar de Daniel Defoe – auteur de Robinson Crusoe et premier des grands romanciers anglais – et plus tard Rudyard Kipling, Somerset Maugham, Graham Greene, Ian Fleming et John Le Carré, pour n’en citer que quelques uns – notre premier grand dramaturge fut attiré par le monde secret de l’espionnage, une activité que les britanniques, friands de métaphore sportive, appellent “le Grand Jeu”. Kit Marlowe s’engagea donc au service de sa Majesté, aida sans doute à “dénicher” des catholiques réfractaires, et fut, tout au moins pour une période, “protégé”. Jusqu’au jour du “grand règlement dans un petit cabaret”, comme l’a décrit Shakespeare.
Au terme d’une journée de beuverie dans une taverne mal famée, une dispute portant – selon la légende – sur l’addition, s’envenime et Marlowe reçoit à l’oeil un coup de couteau qui lui touche le cerveau. Et le rideau se baisse sur l'étoile la plus brillante d’Angleterre…Il est toutefois important de mentionner que tous ses compagnons de beuverie au cours de cette fatidique journée étaient, d’une façon ou d’une autre, associés aux services secrets. Il faut également noter que personne ne fut condamné pour un homicide que le gouvernement fit passer pour un cas de légitime défense.
Kit Marlowe refusa-t-il de se soumettre et de dénoncer son patron ? Ou son tempérament belliqueux le poussa-t-il dans une situation où il ne pouvait que perdre ? Nous ne le saurons jamais. La version officielle – celle que les futures générations d’espions appelleraient la “désinformation” – brouilla les cartes et déguisa un assassinat politique en assassinat privé. Attribuer la mort d’un ennemi politique motivé et obstructionniste à un règlement de compte sordide arrangea beaucoup de monde. Dans un passé plus récent, il y a une ressemblance frappante avec le meurtre de Pier Paolo Pasolini. A en croire la version officielle, le cinéaste homosexuel marxiste aurait été assassiné par un jeune prostitué, mais les amis de Pasolini maintiennent que ses opinions politiques de gauche faisaient de lui un personnage embarrassant pour certaines autorités…
Edward II est la dernière pièce de Christopher Marlowe et on est tenté de lire dans sa fin – l’assassinat bestial de son héros aux mains de brutes à la solde de l’état – une annonce du destin de son auteur lui-même. Un homme “marqué”. Pour ma part, je n’en suis pas si sûr. Jusqu’à un certain point, tout écrivain mène une double vie entre l’univers qu’il habite et celui qu’il imagine. Marlowe n’en était peut-être qu’un cas extrême (son prénom, par exemple : Kit pour certains et Christopher pour d’autres).
A l’exception notable de Shakespeare, la plupart des dramaturges contemporains de Marlowe sont morts jeunes. A une époque instable et violente, beaucoup eurent des démêlés avec la justice pour avoir exprimé des idées qui déplaisaient aux autorités. Tous vécurent dans ce qui était de fait, malgré tout son panache, un état policier qui n’hésitait pas à exploiter la menace du terrorisme et de la subversion (surtout de la part des catholiques et plus encore de l’Espagne) comme excuse pour exercer une répression brutale.
Nigel Gearing
Quand Edouard II était roi d’Angleterre, au début du XIVe siècle, en France, sur le trône, il y avait Philippe Le Bel (= Philippe IV). Un Capétien. Celui qui eut la chance qu’on dise de lui“Ce n’est ni un homme ni une bête. C’est une statue”; celui qui eut, avec Jeanne de Navarre, comme fils Louis X (dit le Hutin - dont parle Prévert dans Les Belles Familles - ou le Noiseux, parce qu’il cherchait les histoires). Avec Jeanne, il eut aussi Isabelle qu’il maria au futur Edouard II (le nôtre) pour de sombres histoires de terrain - la Guyenne (rien à voir avec les Iles - comprendre plutôt l’Aquitaine, sud-ouest de la France. Capitale : Bordeaux). C’est l’époque où on torture les derniers Templiers. On les brûle ; où on dépèce vivants (sans oublier de donner les organes génitaux à engloutir aux chiens) les amants des reines tondues (Marguerite et Blanche de Bourgogne, les belles-soeurs d’Isabelle). En Italie, il y a Pétrarque, en Perse, Tamerlan. Le papier apparaît. C’est l’époque de la guerre de Cent ans (en fait 116) qui oppose France et Angleterre ; de la loi salique qui exclut les femmes du droit de succession à la terre. L’époque où il est question de femmes, et de leur accession au pouvoir, d’adultère, de meurtres.
Marlowe naît la même année que Galilée et que Shakespeare, dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Depuis Edouard, le Moyen Age est devenu la Renaissance. Marlowe passe toute sa vie sous le règne d’une femme de tête. Pas de corps : on l’appelle la “Reine Vierge” (elle roucoulera une fois seulement et avec François de France, né presque nain mais tout de même baptisé - puis débaptisé, faut pas exagérer - Hercule (Ah, la gloire de l’Antiquité à la Renaissance !) Hercule fils de Catherine de Médicis. C’est l’époque des Tudor, des Stuart. Ces Marie proies de l’échafaud. C’est l’époque de l’émergence du protestantisme, des guerres de religion. En France il y a François Ier, Chambord, le latin qui n’est plus la langue officielle, Ambroise Paré, Louise Labé, Montaigne, puis Henri II, Catherine de Médicis (qui, comme Elisabeth ou Isabelle deux siècles plus tôt, a un goût certain pour le pouvoir), la Reine Margot, la Saint Barthélemy. Ailleurs il y a Copernic qui annonce que la terre n’est pas le centre de l’univers et qu’en plus elle bouge ; il y a Léonard de Vinci, Erasme, l’imprimerie, le début de la déportation des Africains vers l’Amérique, l’arrivée des éleveurs de rennes en Laponie.
Depuis Edouard II, le pouvoir, ou la couronne, est passé(e) sur les têtes de Edouard III (le génie militaire), Richard II (roi à 10 ans), Henry IV (le Bolingbroke de Shakespeare), Henry V (l’ami de Falstaff), Henry VI (roi à 10 mois – qui dit mieux – mort en secret à la Tour), Edouard IV (amateur de femmes) ; Edouard V (là, la couronne ne s’est pas attardée – hop, à la Tour, Edouard !), Richard III (auquel Shakespeare a donné ses lettres de monstruosité), Henry VII (le Tudor, défenseur de la foi, dixit le Pape) Henry VIII (le tombeur d’Anne de Boleyn, mère d’Elisabeth, Jeanne Seymour, Catherine Parr, etc… femmes au destin sanglant), Edouard VI (qui ouvre des lycées) ; puis c’est le règne des femmes : Jeanne Grey (9 jours de règne), Marie Tudor (Marie la sanglante, on connaît) et Elisabeth 1ère (qui sut jouer de religion et donner de belles heures à l’échafaud).
Toute cette dynastie établie non par goût pour les têtes couronnées (quoique l’horreur incroyable de ces destins royaux m’ait donné quelques occasions de rire), mais pour dire que le pouvoir convoité à mort, le sang, la machination, le sexe, la mort sous la torture, font le quotidien de la vie de Marlowe et son histoire proche. Son quotidien et son histoire quand il écrit, 200 ans après, les derniers moments de la vie d’Edouard et la terrible accession au pouvoir d’une femme. Dans le sang et la barbarie. Marlowe parlait de son temps.
Les spectacles que je fais naissent de ma nuit. Les yeux bandés, les mains dans la sciure sombre, je cherche une bague en plastique à pierre verte sur monture dorée. La main droite plongée dans le poulet à rôtir, je cherche les abats à arracher. La nuit. Dehors il y a la canicule. Dedans c’est la guerre. Un énorme cèdre du Liban qu’on abat, qu’on découpe en planches. On en fait des cercueils bien blancs. On écrit dessus avec des bombes de couleurs, des mots dans une écriture inconnue. Derrière, un mur plein de chiffres, dans l’ordre. Des bouches édentées sont ouvertes sans langage, des enfants trop ronds, maculés.
Marie Stuart a entouré le tronc d’arbre de ses bras. (Stuart respire le même air que Marlowe). Elle se déshabille devant ses bourreaux, a mis des vêtements incarnats, des hauts gants de la même teinte, pour que le sang ne tranche pas trop sur sa peau. Trois fois le bourreau abaisse la hache. Erreur de visée. Outil mal entretenu. Quand il soulève la tête pour la présenter à la foule, elle roule grise aux cheveux ras. Dans la main droite du bourreau croyant porter le trophée, seule une perruque rousse dégouttante de sang. Sur le mur de la salle du château de grands chiffres rouges bavent. La nuit, mes réalités se mêlent. Les images s’accumulent. Pas dans le rêve que se puise le spectacle. Dans vision déformée des réalités. Yeux ouverts dans le noir. La mort à l’ordre permanent du jour. Me roule dessus.
Quelle facilité à mourir. À poser sa tête sur le billot, à effondrer les villes. Dans Edouard, ils sont 14 au départ, 2 à l’arrivée. Tous morts. 11 exécutés. On pourrait croire avec majesté, dans la dignité. Aucune mort n’est digne et on ne m’enlèvera pas des oreilles le cri du porc qu’on égorge. Lancastre, Warwick, Mortimer, Edouard, Spencer mourront la peur au ventre, l’appel à leur mère dans la bouche. Finie la chevalerie et la noblesse. Quelques palmes morbides. La mort la plus raffinée : celle d’Edouard où le feu rejoint la musique. La plus inattendue celle de Mortimer où il est prouvé que la grammaire latine n’est pas une fin en soi. Où il est dit que tout finit toujours par la philosophie : quand on est monté si haut, il faut descendre très bas. A moins que ça ne soit par les mathématiques avec 3 morts successives : écartelé, décapité et dépecé en 5 morceaux, dispersés aux 4 coins de l’Angleterre. La plus inventée : Isabelle, face au fils qui l’accuse d’avoir tué le père (combien toute cette histoire ressemble à Hamlet, à Macbeth aussi, combien elle ressemble à l’histoire, celle de Marie Stuart et d’Elisabeth d’Angleterre) donc, Isabelle, face au fils choisira la mort. Suicide. Ici on poussera un peu Marlowe. Poignard, poison, épée, corde ? On choisira. Et pourquoi pas la vérité : enfermée par son fils dans un château. La plus camaradesque : celle de Lancastre et Warwick partant tête contre tête vers l’échafaud ; à moins que ce ne soit celle de Spencer et Baldock… À voir. Toutes ces morts à travailler de près !
Au début, ici, je voulais faire une sorte d’étude comparative : la mort : avant/maintenant. Rien. La mort, la torture, le prix de la vie. Rien à comparer. La même histoire toujours. Et la photo dans Libération des hommes pendus en Iran, et l’article dans Le Monde de celui qui exécuté sur la chaise électrique aux Etats-Unis a mis 84 minutes à mourir en hurlant “ça ne marche pas” et le reportage photo sur les derniers repas des condamnés à mort aux Etats-Unis, toujours, et les gravures du XVIe siècle des massacres de la Saint Barthélemy. Les hommes meurent mal quand ils se tuent. Ils ont peur ; ils souffrent et ils hurlent. On mourra beaucoup dans Edouard dans des cris d’appel à la vie. Et puis, si je pouvais dire comme Char (René) “fin des incidents de la nuit”. Les paroles d’Août. Oisiveté qui met à l’épreuve. Le temps s’arrête. Ailleurs il y a toujours la guerre et la nuit, le monde remonte. Abandonner les images à la nuit. Allez. Tenter de regarder les plages de sable encombrées en été. Oublier Edouard. Juste un peu.
Anne-Laure Liégeois, notes sur Edouard II
3, place du 11 Novembre 92240 Malakoff
Voiture : Périphérique, sortie Porte de Vanves ou Porte Brancion puis direction Malakoff Centre-ville.