En 2001, je travaille sur la représentation au théâtre du sacrifice : récréations sacrificielles. Des ados, majoritairement musulmans, jouent des patriarches juifs qui égorgent leurs enfants et/ou leurs moutons. Le spectacle est traversé par des textes de la Torah, de l'Ancien Testament et des sourates du Coran. Je ne connais pas Jean-Michel Rabeux, si ce n'est par ses spectacles... plus tard, il me dira qu'il y a parfois des choses intéressantes dans "la parole révélée" (je n'avais jamais songé que cette parole avait été révélée à l'Homme...).
En 2002, je rencontre Jean-Michel Rabeux car il est temps. Je me suis préparé en repoussant la date inéluctable de cette rencontre car je ne me sentais pas prêt : il fallait que je travaille dans mon coin avant d'aller le voir (ça ne se fait pas de venir les mains vides). Pendant ce stage dirigé notamment par Jean-Michel Rabeux et où je suis une actrice parmi les actrices, j'écoute beaucoup. Il dit, au détour d'une indication, que tragédie veut dire "le chant du bouc que l'on égorge" - je tombe de ma chaise. Il vient d'éclairer, l'air de rien, tout mon travail artistique et donne corps à mes recherches. Je me demande bien pourquoi on ne m'a jamais dévoilé ça avant, car alors tout devient clair quant à la posture de l'acteur sur le plateau. La représentation du sacrifice comme viatique entre privé et public, comme déclencheur de la transe, comme déclencheur de la catharsis (et peu importe la forme).
En 2003, je découvre mystérieusement le mythe grec d'Europe, alors que l'actualité brûlante est l'ouverture de l'Union européenne à de nouveaux pays ; le 1er mai 2004 (le 1er mai est l'ancienne fête d'Europe). Étonnement, personne ne sait pourquoi ce continent coincé entre l'Afrique et le Pôle Nord porte le nom d'une jeune fille phénicienne. En comparant l'Ancien Testament et les Mythes grecs, je trouve plusieurs liens étonnants et enfin, je tresse mes fascinations respectives pour les textes "révélés" et les mythes gréco-romains. Je relie, dans un même corpus, l'Ancien Testament et Les Métamorphoses d'Ovide, pour ne citer que lui. Tout cela autour d'une problématique sur l'origine de l'écriture occidentale, une écriture de menstrues, de sperme et de serpent génétique.
Europe, fille de Canaan, cueille des fleurs sur le rivage de Phénicie en compagnie de ses jeunes amies. Zeus revêt la magnifique apparence d’un taureau blanc. Les vierges effrayées se sauvent, exceptée Europe, séduite par la beauté et la puissance du taureau. Europe ose même s’asseoir sur son dos. C'est le moment que Zeus choisit pour l’enlever et pour la conduire à l'écart de la société (seducere). Ils traversent les flots pour se retrouver seuls en Crête. Zeus se métamorphose de nouveau mais cette fois-ci en aigle et c’est sous cette apparence qu’il viole la jeune fille. Europe donnera bientôt naissance à une nouvelle civilisation.
Le sacrifice humain est le ciment de la société humaine. La société humaine se transmet par le sang du sacrifice humain. Le sang s'échappe de la femelle humaine chaque mois. Si le sang ne s'échappe plus, c'est qu'il y a un nouvel humain en gestation. Le nouvel humain s'écrit grâce à la mémoire organique humaine. La mémoire organique humaine est un alphabet humain, l'ADN. L'ADN se révèle quand les sangs humains se mélangent. Les sangs humains se mélangent avec violence. La violence est légalisée par la société humaine. La société humaine encourage le viol de l'épousée. Le viol de l'épousée donne naissance à un nouvel humain. Ce nouvel humain cherchera lui-même à conserver son espèce. L'espèce humaine est conservatrice. Les conservateurs encouragent le mariage. Le mariage est un rite violent qui légitime le viol de l'épousée. Le viol de l'épousée s'apparente à un sacrifice humain. Le sacrifice humain est le ciment de la société humaine.
Frédéric Aspisi
Par ex-cie gospel, d’après Ovide. Collaboration artistique de Laure Bellynck.
Cartoucherie - Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris