De Venise, le Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française s’installe à Paris le temps d’un week-end pour présenter quelques-unes de ses plus belles redécouvertes. Quatre rendez-vous autour du piano romantique mettront tour à tour en lumière des figures célèbres (Berlioz, Chausson, Debussy, Liszt…) et d’autres aujourd’hui bien oubliées (Dubois, Hahn, Chaminade, Jaëll, Gouvy…).
Charles-Valentin Alkan, Esquisses op. 63
Tutti de concerto dans le genre ancien – Scherzettino – Les Cloches – Staccatissimo
Richard Wagner, Fantaisie pour piano en fa dièse mineur
Alfred Jaëll, « Transcription », première des Drei Stücke aus Richard Wagner’s Tristan und Isolde
Franz Liszt / Richard Wagner, Isoldes Liebestod aus Tristan und Isolde S. 447
Hugo Wolf / Richard Wagner, Paraphrase über Die Walküre
« Wagnérien » ne définit pas – au XIXe siècle – une série de principes techniques identifiés ou une esthétique précise, mais plus généralement un goût pour le « bizarre », le « scientifique » et le « moderne ». C’est parce que la musique de Wagner heurte l’esprit français et s’oppose à la conception du théâtre lyrique comme lieu de distraction qu’elle est assimilée hâtivement à un style choquant : celui de la « musique de l’avenir » qui prône la « mélodie infinie ». Mais connaît-on bien Wagner à Paris ? Certes non, car il faudra attendre la création de Lohengrin en 1891 pour que l’Opéra affiche longuement une oeuvre du maître. Avant cela, les scandales successifs du Vaisseau fantôme (1841) et surtout de Tannhaüser (1861) eurent finalement des répercussions bien plus politiques que musicales.
Il n’empêche que le « wagnérisme », entendu cette fois comme démarche artistique, connaîtra après les années 1880 un engouement qui se développera tant dans les milieux huppés de la capitale française (le voyage à Bayreuth tenant du parfait snobisme) que dans les salons artistiques avant-gardistes.
Les Esquisses ou Quarante-huit Motifs op. 63 d’Alkan sont publiés en 1861 chez Richault. Ils sont présentés sous la forme de quatre suites de douze pièces parcourant par deux fois l’ensemble des tonalités majeures et mineures. Les suites I et III avancent au gré des tons ascendants entrecoupés de leur quinte descendante : ut majeur ; fa mineur ; ré majeur ; sol mineur ; etc. Les deux autres suites suivent cette même logique en inversant les modes majeurs et mineurs (ut mineur ; fa majeur ; etc.). Au mépris du sous-titre du recueil, une quarante-neuvième pièce – Laus Deo – vient conclure la quatrième suite dans la tonalité originelle d’ut majeur.
Très imagés, les titres donnés par Alkan à chacune de ses Esquisses laissent d’emblée entrevoir une large palette d’atmosphères différentes faisant référence à des techniques de jeu exacerbés (Staccatissimo et Legatissimo), des genres musicaux imités (Barcarollette, Rigaudon, Musique militaire, Scherzetto…), des personnages fantastiques (Les Diablotins), ou autres ressouvenirs (Le Frisson, Les Soupirs, La Poursuite, Délire, Transports, Le Premier Billet doux)… L’antiquité grecque est également mise à contribution : Héraclite et Démocrite fait dialoguer les deux philosophes entre pessimisme et optimisme ; Les Initiés porte en sous-titre une citation d’Aristophane.
Sommet de poésie postromantique, les Esquisses permettent à Alkan (en suivant un programme qui semble dicté par le Clavier bien tempéré de Bach) de relire l’histoire de la musique, de Rameau à Mendelssohn, à la lumière de sa sensibilité, de sa religiosité et de son érudition.
Pianiste modeste, Wagner composa pourtant plusieurs partitions pour clavier, essentiellement entre 1829 et 1832. On ne les jugera pas à l’aune des futurs drames lyriques. Conscient de son manque de technique d’écriture, Wagner prit d’ailleurs des cours avec Christian Theodor Weinlig : six mois consacrés au contrepoint et à la fugue, à partir d’octobre 1831. C’est pendant cette période qu’il se lança dans un projet audacieux, l’ample Fantaisie en fa dièse mineur, achevée le 27 novembre 1831. S’émancipant des formes préétablies, l’oeuvre inclut de nombreux récitatifs qui alternent avec un Arioso douloureux, un épisode tumultueux et, vers la fin, un Adagio molto e cantabile.
De fait, elle est imprégnée de modèles vocaux, supposant l’existence d’un texte qui aurait été effacé, telle une « romance sans paroles ». Les gruppettos de la ligne mélodique (qui seront encore présents dans Tristan et Isolde et dans la Tétralogie), les formules d’accompagnement en arpèges ou en accords répétés rappellent le bel canto. Si l’écriture instrumentale reste conventionnelle, la texture laisse parfois deviner des ambitions symphoniques, par l’usage de nombreuses octaves et de puissants accords.
On se souviendra que Wagner avait réalisé des transcriptions d’oeuvres orchestrales, notamment celle de la Neuvième Symphonie de Beethoven, en 1830-1831. En outre, l’impétueux Allegro agitato métamorphose le motif des sections Arioso, témoignant d’un souci de continuité et d’unité thématique qui conduira au principe du leitmotiv.
Les opus 112, 113 et 114 d’Alfred Jaëll forment les Trois Pièces sur le Tristan und Isolde de Richard Wagner. Des sous-titres éclairent leurs natures respectives : « Transcription », « Illustrations » et « Paraphrase ». L’opus 112 est donc assez fidèle au passage original choisi, l’opus 113 juxtapose deux épisodes de l’opéra (le prélude de l’acte II et la « Mort d’Isolde ») tandis que l’opus 114 utilise librement certains thèmes (surtout issus de l'acte I). Il faut noter que ce triptyque fut publié par Jaëll en 1861, bien avant la création de Tristan und Isolde (1865) dont Wagner avait achevé la composition en 1859.
L’opus 112 est plus précisément une transcription du fameux duo d’amour se situant au coeur du IIe acte de l’ouvrage, certainement l’un des plus extraordinaires moments de l’histoire de l’opéra, s’étalant somptueusement plus d’une longue demi-heure, totalement statique. Tristan et Isolde s’enfoncent dans la nuit et dans l’extase de leurs amours illicites, loin des conventions sociales et de la fausseté du jour. Cette page est une amplification de « Traüme », le dernier des Wesendonck Lieder de Wagner. Jaëll n’en propose que la première partie, légèrement réaménagée, pour créer une dramaturgie adaptée à une pièce pianistique d’une durée évidemment moindre que l’original. La dernière section de la partition, qu’ouvrent trois vastes arpèges ascendants, correspond ainsi à l’« appel » de Brangäne, dame de compagnie d’Isolde, venue avertir les amants du lever du jour prochain, et de la présence menaçante de sujets du Roi Marke prêts à trahir leur inavouable union.
À la fin de l’année 1858, Liszt fut bouleversé par la lecture du premier acte de Tristan und Isolde, dont Wagner lui avait envoyé les épreuves. En 1867, deux ans après la création de l’opéra à Munich (10 juin 1865), il adapta La Mort d’amour d’Isolde, ultime épisode de l’acte III. Signe de sa déférence, il n’écrivit pas une paraphrase ni une fantaisie, mais une transcription qui, au moyen de trémolos, d’arpèges, de larges accords et de la superposition de plans sonores, conserve la substance de la scène dramatique.
Toutefois, la densité de l’écriture wagnérienne ne lui permettant pas d’être entièrement transposée au piano, Liszt écarta une grande partie de la ligne vocale. Idée pertinente, car l’orchestre joue la totalité des lignes mélodiques, que double par moments seulement la déclamation d’Isolde, extatique et passionnée. Au moment où Liszt transcrivit La Mort d’Isolde, son amitié pour l’auteur de Tristan s’était pourtant relâchée. Sa fille Cosima avait quitté son mari Hans von Bülow pour vivre avec Wagner. Si Liszt soutint Bülow (par ailleurs premier interprète de sa Sonate en si mineur et de Tristan und Isolde), il continua d’admirer la musique de Wagner et de la défendre.
En 1883, il composa R.W.-Venezia et Am Grabe Richard Wagners (Sur la tombe de Richard Wagner), deux hommages pianistiques au musicien qui venait de disparaître. Trois ans plus tard, il assista au festival de Bayreuth. C’est dans cette ville qu’il s’éteignit le 31 juillet, quelques jours après avoir vu Tristan und Isolde, représenté au Festspielhaus pour la première fois.
Le 1er novembre 1875, Wagner arriva à Vienne, où Tannhäuser et Lohengrin étaient programmés. Wolf venait de s’installer dans la capitale autrichienne afin d’étudier l’harmonie au Conservatoire. Lors d’une répétition, le 17 novembre, il aperçut Wagner, le salua et raconta aussitôt l’événement à sa famille : « Il m’a amicalement remercié. Dès cet instant, j’ai ressenti une irrésistible attirance pour Richard Wagner, sans avoir eu encore la moindre idée de sa musique. » Réaction stupéfiante, même si l’auteur de la Tétralogie représentait alors pour les jeunes artistes le symbole de la liberté créatrice triomphant de tous les obstacles.
La représentation de Tannhäuser amplifia bientôt la dévotion de l’adolescent : « La musique de ce grand maître me met dans tous mes états. Sachez une chose : je suis devenu wagnérien. » Wolf découvrit La Walkyrie le 5 mars 1877. Trois ans plus tard, il composa sa Paraphrase sur la Première journée du Ring. S’il n’a pas tenté de « commenter » l’opéra, il n’a pas non plus adapté une scène en particulier, contrairement à Liszt (rencontré quelques semaines après la mort de Wagner) dans ses transcriptions. Wolf a probablement choisi le terme de paraphrase parce que la partition reprend les principaux leitmotive de La Walkyrie, dont elle respecte globalement l’ordre d’apparition. La réalisation de ce « résumé » l’amène à imaginer des formules qui transposent les effets orchestraux. L’écriture atteste la virtuosité du jeune musicien et annonce les extraordinaires parties de piano des lieder à venir.
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