Les bienfaits du colonialisme
Le colonialisme asiatique à travers Gens de Séoul
Note d'intention
Extrait
La Compagnie de la mauvaise graine
Le Japon s’apprête à annexer la Corée. À Séoul, été 1909, chez les Shinozaki, une famille de colons japonais, on s’inquiète, on s’interroge, on se rassure.
Un vaisselier, un buffet et sept chaises dessinent sur le plateau les points cardinaux de l’action. Dans cet espace d’apparence ordinaire, une vingtaine de personnages, dont les serviteurs coréens, un étudiant au pair, des ouvriers et des illusionnistes se déplacent, passent, s’arrêtent, parlent, selon des mouvements chorégraphiques précis.
Farce méchante à la langue ciselée, au dialogue efficace et virulent, Gens de Séoul s’attaque à l’arrogance colonialiste, à la "bien-pensance" et aux réflexes d’un racisme domestique. On cause habitudes alimentaires, choix vestimentaires, couleurs de peau et arts poétiques. "Si on lui offre la culture, explique Aiko, n’importe quel pays est capable d’avoir une littérature. Même la Corée."
Partition rythmique et vocale, Gens de Séoul, considérée le chef-d’oeuvre d'Oriza Hirata, évite les références pointues au contexte historique, mais évoque ce sentiment partagé de supériorité d’une nation ou d’un individu sur un autre.
Arnaud Meunier réunit seize acteurs de 23 à 65 dans dans une fresque universelle et familiale, dont il assure ici la création française. "Le spectateur ne se sent jamais ni coupable ni accusé, explique-t-il. Par cette comédie féroce, il est amené à s’interroger sur ses propres automatismes dans ses rapports aux autres…"
Pierre Notte
Gens de Séoul a été écrit en 1989, l’année des incidents de la Place Tienanmen et de la chute du Mur de Berlin.
(…)
À travers cette pièce, j’ai voulu avant tout capturer à l’intérieur d’un drame de quatre-vingt-dix minutes le lent processus d’effondrement d’une famille sur plusieurs générations. Je voulais faire se superposer sur scène deux communautés fictives, celle de la famille qui s’effondre et celle de la domination coloniale dont la destinée est de s’effondrer bientôt à son tour.
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Ce qui pose problème lorsque l’on décrit les hommes dans le colonialisme, c’est sans doute le point qui concerne la responsabilité de ceux-ci vis-à-vis de la domination colonialiste. La question de la responsabilité ou de la non-responsabilité face à l’histoire n’est pas due à la malveillance ou à l’absence de malveillance, mais doit être plus profondément liée à l’existence ou à la non-existence d’une possibilité de choix volontaire et libre.
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Dans Gens de Séoul, j’ai essayé de reconstituer une famille libérale selon les critères que l’on pouvait imaginer à l’époque et qui ne comportaient aucune malveillance de quelque sorte que ce soit. Les Japonais étaient persuadés que la domination coloniale n’était autre qu’une forme "pointue" de civilisation du peuple coréen.
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C’est l’accumulation de volonté de liberté sans malveillance de chacun qui a rendu possible la domination coloniale. Nous appelons "gens" ceux qui ont une volonté de liberté d’où dérive la responsabilité. Le titre Gens de Séoul est le point de départ de mon regard critique.
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Je ne voudrais pas prendre parti de quelque bord que ce soit dans la colonisation des pays d’Afrique ou d’Asie par les pays occidentaux. Simplement, il faut comprendre que de la domination de la Corée par le Japon, le dominant comme le dominé ont gardé une énorme blessure psychologique inguérissable, dont la cicatrice continue à suppurer, dont la suppuration continuelle libère une odeur caractéristique.
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Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis la fin de la domination du Japon sur la Corée, et en raison d’un sentiment de remords et d’un complexe inextricable, les deux pays sont toujours incapables de tisser un lien de franche simplicité. De quelle nature est donc ce complexe inextricable ?
(…)
Les représentations de Gens de Séoul (…) provoquent les rires. Aujourd’hui encore des voix s’élèvent pour dire que c’est inconvenant. Je trouve qu’elles ont raison. L’art en lui-même n’est-il pas inconvenant, et sa fonction n’est-elle pas justement de traiter d’une manière inconvenante les problèmes que la politique ne peut pas traiter ?
Mais jusqu’où peut-on décrire avec humour des problèmes tels que le colonialisme ou la discrimination ou encore le pouvoir exercé par certains hommes sur d’autres ? Jusqu’où est-il permis d’aller ?
Oriza Hirata
Chronique d’un colonialisme ordinaire
La pièce se déroule à Séoul durant l’été 1909, dans une famille japonaise, les Shinozaki, propriétaire d’une papeterie, un an exactement avant l’annexion de la Corée par le Japon.
Elle décrit en temps réel l’un de leur paisible après-midi pendant 90 minutes.
À l’époque, le Japon vient de remporter une victoire historique contre les russes (1905) et cherche donc tout naturellement à rejoindre le concert des grandes puissances en faisant, lui aussi, rimer industrialisme et modernisme avec expansionnisme et colonialisme.
Cette domination sera complète dès 1910 et durera jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale et constitue, encore aujourd’hui, une page très sombre de l’histoire du Japon au XXe siècle.
Loin de rechercher une reconstitution historique, Oriza Hirata s’attache à transformer l’apparente banalité des relations qu’entretient cette famille de colons japonais avec ses voisins et ses domestiques en une comédie féroce qui trouve une portée universelle en pointant l’inoffensive manière dont les pires dominations se mettent en place.
Bien sûr, Hirata est nourri et influencé par sa propre histoire en tant que japonais et donc par ce sentiment complexe et inextricable de culpabilité et de volonté de dénonciation, mais comme l’indique le titre par sa référence à l’œuvre de James Joyce (Gens de Dublin), il s’agit avant tout d’une chronique qui est, par nature, dépourvue de toute frontalité.
C’est donc "comme si de rien n’était" que Gens de Séoul aborde des thèmes aussi délicats que le racisme, la discrimination ou l’aliénation d’êtres humains par d’autres.
Une dramaturgie du quotidien, un texte partition
Faire partager aux spectateurs un espace et une durée, c'est le souci d'Oriza Hirata. Il aime raconter la société d'aujourd'hui en rassemblant beaucoup de personnages dans des lieux de passage : 21 dans un musée pour Tokyo Notes, 17 dans la salle d’attente d’un sanatorium pour Nouvelles du Plateau S, 17 aussi dans la salle à manger d’une riche demeure de colons japonais pour Gens de Séoul.
Des personnages se croisent, échangent des banalités. Des bribes de vie nous parviennent. Mais ce n'est qu'une réalité décalée qui sème le trouble. Cet auteur d'un naturalisme parodique affirme d’ailleurs "transcrire la réalité avec 5 cm d'écart".
Cet écart, cet "hyperréalisme onirique" s’appuie dramaturgiquement sur plusieurs postulats :
- les répliques sont généralement très brèves
- les comédiens peuvent traverser le plateau sans forcément avoir à parler
- beaucoup de réactions se font par interjections (Hum, Ah, Eh etc.)
- plusieurs conversations peuvent se dérouler simultanément
- les personnages peuvent parler dos au public
- la distribution est nombreuse (17 personnages) mais il n’y aura jamais plus de 10 personnages en même temps sur le plateau
- certaines répliques peuvent être dites si doucement qu’elles sont à peine audibles pour certains spectateurs
Écrite en 1989, entre les évènements de la place Tienanmen et la chute du mur de Berlin, Gens de Séoul constitue actuellement la pièce majeure de l’œuvre d’Hirata : elle marque le début de sa nouvelle recherche narrative et confère à la compagnie Seinendan une reconnaissance nationale puis internationale.
1989, c’est aussi l’année où l’empereur Hirohito est mort. Cette pièce est donc également, d’une certaine manière, l’œuvre d’un jeune homme (il avait 27 ans à l’époque) qui voulait interroger son passé et œuvrer pour un nécessaire devoir de mémoire.
Nous sommes tous les héritiers d’un colonialisme
Depuis ma rencontre avec la veuve d’Abdelkader Alloula et notre travail avec la compagnie algérienne El Ajouad en 2003 (année de l’Algérie en France), j’avais le désir profond de pouvoir parler de l’héritage du colonialisme dans ses aspects contemporains.
Les émeutes de banlieue en France en octobre/novembre 2005 et le débat surréaliste autour de la loi sur "les aspects positifs de la colonisation" ont achevé de me convaincre qu’il y avait urgence à questionner tout cela sur un plateau.
Gens de Séoul est la première pièce que j’ai lue qui abordait ces questions sous un angle décalé avec une profonde finesse, beaucoup d’humour et de poésie.
Les préoccupations historiques et géographiques (la Corée au début du XXe siècle avant l’invasion japonaise) ne seront donc pas primordiales dans le travail. Il s’agit avant tout d’amener chacun à s’interroger sur cette folie dominatrice qu’est le colonialisme que l’on soit héritier des colons ou des colonisés.
Un projet de compagnie
Comme pour Laurent Gutman et Frédéric Fisbach, Oriza Hirata a tenu à inviter notre compagnie à Tokyo pour pouvoir y travailler avec les comédiens de sa troupe Seinendan en amont des répétitions de Gens de Séoul.
En mai 2006, j’ai donc créé La Demande d’emploi de Michel Vinaver avec quatre comédiens japonais et mes complices habituels (Camille Duchemin à la scénographie, Benjamin Jaussaud au son et Frédéric Gourdin à la lumière et à la régie).
Oriza Hirata a ensuite participé à un premier workshop avec la distribution française autour de plusieurs de ses pièces au Théâtre National de Chaillot en juin 2006 avant que j’entame seul le travail sur Gens de Séoul.
La pièce présente, par ailleurs, l’intérêt de réunir sur le plateau plusieurs générations d’acteurs et une distribution nombreuse. C’est donc avec plaisir que j’ai retrouvé la plupart des comédiens de mes deux créations précédentes (Pylade de Pasolini, La Vie est un rêve de Calderòn) et que je suis parti à la rencontre de nouveaux complices dont Jean-Marc Eder et Elisabeth Doll notamment.
"Cette maison, vous savez, c’est un vrai labyrinthe : on l’agrandit tous les ans"
C’est ainsi que Shinji présente la demeure des Shinozaki à Yanagihara, le magicien.
Comme chez Beckett, les principes d’espace et de mouvements sont très précisément décrits par Oriza Hirata. Nous y resterons donc fidèles tout en creusant cet aspect labyrinthique de la pièce (cette maison qui, dans le mouvement naturel des colons, n’en finit pas de s’agrandir) notamment par le ciselage d’ombres (en référence à Tanizaki), et de présences qui sont autant de rappel de l’existence d’un monde extérieur à celui plus feutré de la famille des Shinozaki et qui préfigure l’effondrement de cette société.
Le principe scénographique tiendra compte aussi de l’exiguïté voulue par l’auteur (sept chaises sont ainsi disposées autour d’une table pour six personnes). Il cherchera notamment à rendre lisible les "points cardinaux" de l’espace de cette famille que sont le vaisselier, le buffet, l’escalier et les deux portes d’entrée.
Il n’y aura pas de "recherche asiatisante", le but étant de rester le plus universel possible en décrivant à travers un colonialisme, tous les autres.
Par ailleurs, je reste très sensible à la production foisonnante de signes et de symboles qui sont autant de théâtralités dans l’œuvre d’Hirata. C’est pour cette raison que j’ai demandé à Loïc Touzé, chorégraphe, de nous aider à travailler les rythmes des corps et leurs signes (notamment le principe de salutation si présent chez les japonais). Nous chercherons, par exemple, à donner une certaine fluidité aux entrées et aux sorties qui constituent une sorte de "ballet permanent".
Une comédie féroce, un théâtre du voyeurisme
Mais où veut-il donc bien en venir ?
C’est la question que tout spectateur/voyeur se pose devant cette apparente banalité où l’action dramatique semble se dérouler sans jamais prendre en compte la présence du public dans la salle. Pas d’interpellation, de monologue réflexif permettant une synthèse des enjeux, aucune invitation à tirer des leçons de quoi que ce soit.
Et par là même, c’est tout l’art de cette pièce et de cette dramaturgie si contemporaine et si singulière qui commence. Nous ne faisons qu’assister, et souvent en riant, à une journée parmi d’autres de cette famille de colons. Car, je pense que l’on rira en voyant cette pièce ; mais de quoi rira-t-on au juste ? De tous nous reconnaître un peu dans chacun de ces personnages ?
Oriza Hirata s’attache à montrer sans juger mais en questionnant.
C’est Michel Vinaver qui résume le mieux, je crois, dans ses Ecrits sur le Théâtre, ce que l’on pourrait dire de plus juste sur la dramaturgie d’Hirata : "(ma façon d’écrire) est une manière de déranger l’ordre des choses sans le dénoncer. Toute dénonciation (même chez Brecht) appelle la défense et la contre-offense, l’affrontement… et la récupération. Je m’emploie à présenter un monde sans procès (la remarque est de Roland Barthes), mais mû de petites palpitations qui, à la longue, visent au grand ébranlement".
Arnaud Meunier, 17 juin 2006
AIKO Finalement, en littérature, il faut des mots qui aient à leur manière une belle résonance.
FUKUSHIMA Euh, je n’y comprends rien, mais finalement, le problème vient plus des Coréens que de la langue, non ?
AIKO Justement, c’est là qu’on se trompe. Enfin, les Coréens et les Japonais sont des êtres humains comme les autres, et il n'existe aucun être humain qui ne soit pas porté vers la littérature, vous savez.
TOSHIKO Eh ?
AIKO Eh ?
TOSHIKO Il n’existe pas d'être humain qui ne soit pas porté vers la littérature, c’est ça ?
AIKO Oui oui. Aah, il n’y a pas de raison qu'il existe des êtres humains qui ne soient pas portés vers la littérature, hein ?
TOSHIKO Eeh.
FUKUSHIMA (en même temps) Aah.
Un temps.
AIKO On appelle ça de l’humanisme, voyez-vous.
FUKUSHIMA Qu’est-ce que ça veut dire ?
AIKO Que tous les êtres humains sont pareils.
FUKUSHIMA Aah.
AIKO Alors, en posant cette condition préalable, même les Coréens, il devraient pouvoir faire de la belle littérature, hein. Alors, justement, c'est là que la langue devient un problème. Et la langue, c’est la culture n'est-ce pas. Si on leur offre la culture, les gens de n’importe quel pays peuvent avoir une littérature. Même les Coréens.
SUZUKI Bah, en théorie, ça se tient, mais...
La Compagnie de la Mauvaise Graine est conventionnée par la DRAC Ile-de-France et par le Conseil Régional Ile-de-France.
Après avoir été accueillie de 2000 à 2003 en résidence au Forum, scène conventionnée de Blanc-Mesnil (93), la compagnie a été associée à la Maison de la Culture d’Amiens en 2004 où elle a développé notamment son projet de "Théâtre ouvert à la poésie" et différentes manifestations autour des écritures d’aujourd’hui.
Depuis janvier 2005, elle est associée à La Comédie de Reims (Centre Dramatique National) sous la direction d’Emmanuel Demarcy-Mota, ainsi qu’au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines (Scène Nationale) à travers le projet du nouveau directeur, Jacques Pornon.
Le plaisir du jeu et la quête du sens sont au cœur de ses créations. Elle mène également un important travail de sensibilisation des publics pour qui l'acte d'aller au théâtre n'est pas naturel.
1, Place du Trocadéro 75016 Paris