Présentation
Le tragique et le comique
Georg Büchner est toujours une bombe. Alors même que la société moderne, celle qui court jusqu’à nous, était à peine en train de naître, ce jeune révolutionnaire en a anticipé tous les traits, les oppressions, les douleurs, les névroses. Cette œuvre-là accompagne toute ma vie de théâtre. J’ai toujours voulu la faire partager aux jeunes acteurs des écoles, car elle laisse une trace pour la vie entière ; mais cette fois-ci, dans cette folle équipée de «tout monter», non seulement les trois pièces (Mort de Danton, Woyzeck, Léonce et Léna), mais tous ses écrits en prose, toute sa pensée, j’ai voulu aussi la partager avec des amis-collègues (Bruno Bayen, Gildas Milin) dont l’amour pour Büchner, ancien ou récent, va se donner en public. Et au public marseillais qui, j’espère, en prendra plein les oreilles !
Jean-Pierre Vincent
La plupart des hommes prient par ennui, aiment par ennui, par ennui les uns sont vertueux, d’autres vicieux, et moi je ne suis rien, je n’ai même pas envie de mettre fin à mes jours : c’est trop ennuyeux.
Georg Büchner
La troisième année de l'Ecole Régionale d'Acteurs de Cannes (ERAC) présente ici ses travaux sous la direction de Jean-Pierre Vincent. Le Théâtre de La Criée inaugure par ces soirées passées avec l'ERAC un partenariat nécessaire : chaque saison verra sur ses scènes les spectacles clôturant les études des élèves comédiens de cette école implantée en région PACA.
Vers 1830, Büchner ne trouvait devant lui, dans cette Allemagne en proie aux bouleversements et à la confusion, qu’une scène vide où s'agitaient au mieux les fantoches de Kotzebue, ou de plates imitations des classiques français. Cette scène vidée de substance et de vie, il a voulu la remplir, en faire l’espace privilégié d’une action représentant et symbolisant l’action humaine. Une pareille représentation devait être, pour Büchner, le signal du déchirement nécessaire au réveil de son époque.
Comme pour souligner encore un symbole, le temps qui fut si singulièrement mesuré à Büchner est le véritable héros de son œuvre. C’est le temps qui, par sa précipitation ou par sa lenteur, par ses raccourcis, par son usure sournoise, creuse un vide que l’homme s’efforce de remplir, et qu’il remplit, sans connaître le sens de ce qu’il fait. La hantise du temps, l’affolement de l’esprit devant cette donnée qu’il ne peut comprendre et qu’il s’acharne à vouloir saisir, constituent chez Büchner, le motif constamment présent sur scène, à côté et derrière les personnages. Croyant obéir à leurs idées, à leurs passions, à leurs lois, les héros sont en réalité les jouets du temps et de la nécessité. (…)
Les contemporains de Büchner ont reproché à La mort de Danton son immoralité foncière et ses tons poussés au noir. Mais ce reproche banal s’adressait en fait à la lucidité violente qui se refuse à tout ménagement et découvre la cruauté. La cruauté, chez Büchner, n’est pas seulement liée à la pression des événements, à l’ignorance où les hommes se trouvent des conséquences de leurs actes, à la lutte aveugle qui les oppose les uns aux autres, les rapproche ou les éloigne dans une demi-conscience d’eux-mêmes, elle est l’expression d’une ignorance fondamentale, celle de l’homme à l‘égard de la vie.
Faute de savoir pourquoi ils existent, les héros de La mort de Dant o n se donnent des raisons d’exister, mais à ces prétextes insuffisants et misérables, eux-mêmes ne peuvent pas croire entièrement. Peu importe que certains comme Robespierre, y croient assez pour confondre l'histoire avec leur propre personne, la catastrophe n'en tombera pas moins sur leur tête. Dans la cascade de violence et de morts qui marque le chemin d’une révolution, il n’y a pas plus de causes décelables qu’il n’y en a dans le drame isolé de Woyzeck, l’homme misérable et sans pouvoir, détruit à la fois par la fatalité de sa nature, par les attaques répétées qui lui viennent de l'extérieur, et par une force qui n’a pas de nom.
De La mort de Dant o n à Woyzeck, la cruauté descend dans les profondeurs de l’humiliation, et le drame se dépouille de sa rhétorique pour atteindre à la nudité de l’action et du langage. Les événements sont pris en raccourci, l’action est réduite à quelques points de contact éphémères entre les personnages. Le dialogue n’est plus là pour établir un pont entre eux, mais pour révéler leur impossibilité de se rejoindre. Tandis que pour les héros de La mort de Dant o n, la rhétorique masquait tant bien que mal la peur de la mort, l’appauvrissement du langage dans Woyzeck révèle un paroxysme de peur qui va jusqu’au désir de mort. Les quelques paroles prononcées par Woyzeck n'ont trait qu’à la mort qu’il sent partout, mystère de la vie et de la sexualité.
Si, de Danton à Woyzeck, la lumière change et l’air se raréfie, c’est que l’amour et la mort changent de signe, que la cruauté y change de forme. Dans le drame révolutionnaire, la cruauté réside dans la succession des faits, succession aveugle qui déplace sans cesse la culpabilité des héros. Dans Woyzeck, elle résulte de leur simultanéité, qui oppose les personnages non par suite d’une hostilité fortuite, mais par suite de leur existence en tant qu’êtres séparés. En quelques années, Büchner est passé de ce point où les événements sont ressentis comme terribles et scandaleux, à cet autre point, plus inquiétant, où c’est la vie elle même qui l’objet de scandale. Dès lors, il n’y a plus d’apaisement possible, l’esprit est frappé dans sa raison d’être la plus profonde, parce qu’il comprend que la séparation n’est pas un accident plus historique, mais la maladie même de l’homme. (…)
Chez Georg Büchner, - et en cela il annonce toute une littérature - c’est
cette prise de conscience de la nature profonde du «mal» qui provoque le mélange du tragique et du comique,
l’humour étant d’une certaine façon de voir le tragique et une revanche efficace
sur lui. Cette revanche, Büchner la prend, sans violence, cette fois, avec grâce et esprit, dans la seule comédie
qu’il ait écrite, Léonce et Léna. On a parlé à son sujet de comédie
satirique.
Satire, en effet, parce que les hautes fonctions sociales et l‘honorabilité des
individus y sont poussés à la caricature ; mais satire métaphysique, parce que la caricature y dessine aussi l’impuissance de l’esprit
devant les lois naturelles et la grande fatigue qui découle de l’impuissance. (…)
Dans La mort de Dant o n, la mécanique, c’est l’Histoire symbolisée par la guillotine. Dans Woyzeck, c’est la substitution de l’animal à l’homme - le docteur traite Woyzeck comme le chat sur lequel il expérimente, plus cruellement que le chat, puisqu’il le réduit à l’état d’objet. Dans Léonce et Léna, l’aspect mécanique des choses est au centre même de l’action comique, puisque la pièce se dénoue grâce au mariage de deux faux mannequins. Dépassant de loin une époque dont la plus grande hardiesse consistait à nier la réalité et à exalter le rêve, démasquant le tragique par l’humour et l’humour par le tragique, se sentant infiniment responsable et infiniment faible, Büchner nous rejoint directement par-delà une littérature qui d’abord a supprimé la réalité en la niant, et qui ensuite l’a supprimé en la copiant.
À égale distance du romantisme et du naturalisme, il a donné corps à cette union indissoluble du monde visible et de l’invisible, qui est à l’origine du théâtre et reste sa seule raison d’exister.
Marthe Robert et Arthur Adamov.
In préface de Théâtre complet Georg Büchner, 1953
30, quai de Rive Neuve 13007 Marseille