Seul sur scène, un vieil homme semble errer sur le plateau, hanté par des spectres shakespeariens et des échos qui viennent troubler le réel. Les alliages sonores du père de l’électroacoustique, Pierre Henry, les compositions pour voix de Wilfried Wendling et les effets visuels inquiétants imaginés par le vidéaste Milosh Luczynski se conjuguent à la présence magnétique de Serge Merlin. Sommes-nous dans la conscience d’un vieil Hamlet ? Dans les limbes ? Dans un monde de science-fiction comme celui d’Ubik, roman de Philip K. Dick dont s’inspire le spectacle ? Wilfried Wendling met en scène cet « opéra numérique » à l’occasion des 90 ans de Pierre Henry, figure majeure de la musique électronique.
Le projet de Wilfried Wendling propose une réécriture totale et singulière du mythe théâtral majeur de Shakespeare : Hamlet. À travers le parti pris de renverser le temps et l’espace, le dispositif visuel et sonore proposé par La Muse en Circuit permettra de plonger le comédien Serge Merlin et le public dans un flot de sons et de voix hantant l’imaginaire théâtral depuis toujours, catapultant ainsi tout repère temporel, tels des fantômes poursuivant l’acteur et racontant de mille façons possibles la même histoire. Dans un espace indéfini, un lit d'hôpital ou une chambre d'hôtel, le vieil Hamlet est le plus souvent couché sur un lit qui ne semble reposer sur rien, flottant dans l'espace des images et des sons. Et si le spectre n’était tout simplement pas le seul être encore vivant de cette tragédie ?
« Hamlet est sans doute l’une des pièces les plus mises en scène et dont les versions cinématographiques sont les plus nombreuses. Tous ces fantômes hantent l’imaginaire théâtral génération après génération. Ces multiples spectres de la pièce mythique poursuivent tout acteur qui ose aborder la question Hamlétique. La pièce est multiple par nature et par l’histoire abyssale de ses multiples versions. Philip K. Dick, autre maître de l’imagination paranoïaque, questionne également nos réalités de façon fondamentale. Dans son roman Ubik, les personnages subissent cette inversion magistrale entre les vivants et les morts et basculent dans une réalité en lambeau toujours au bord de la putréfaction. C’est la superposition de ces deux œuvres très éloignées qui a déclenché cette mise en abyme hamlétique autour de la mort et de la réalité.
L’histoire originale se dissout dans les limbes et ne s’incarnent sur le plateau que quelques scènes emblématiques accompagnées des grands monologues métaphysiques. Seul sur scène, un vieil homme semble errer sur le plateau, les images le démultiplient sur tous les murs du théâtre et lui-même semble se mêler aux archives de la pièce. La voix de Serge Merlin est parfois lointaine et dissociée du corps, des voix féminines lyrique incarnent tantôt la reine, tantôt Ophélie au gré des délires visuels, toujours perdus dans des réalités multiples.
La situation scénique n’est plus celle de la pièce mais un espace indéfini. Le vieil Hamlet évolue dans cet univers hors du temps qui semble suspendu entre la répétition éternelle de la pièce et ses propres fantasmagories. Deux intrigues évoluent parallèlement : la pièce de Shakespeare et un huit clos paranoïaque sur l’auto-surveillance.
Pour réaliser cette expérience abyssale il fallait confronter aux mythes des figures également mythiques de la musique et du théâtre : Pierre Henry et Serge Merlin. Avec l’association de ces immenses talents résonnent une interprétation très singulière qui révèle les perles noires du drame éternel. »
Wilfried Wendling
Je suis vivant et vous êtes morts reprend l’inversion de réalité proposée dans le célèbre roman de Phillip K. Dick. La technique et le savoir faire créatif de Milosh Luczynski développent un mapping vidéo original qui spectralise la réalité d’un espace théâtral. La scène se mélange à la salle comme le lieu du théâtre dont suintent les images hamlétiques.
Le regard du spectateur est troublé par le dédoublement permanent de l’image scénique qui reflète à l’infini des scènes du passé, les archives des pièces et des films sur Hamlet se mélangent à des films originaux correspondant à certaines situations sur le plateau.
Les murs du théâtre deviennent les écrans dénudés qui résonnent à l’infini au écho du drame Shakespearien. La démultiplication des images et des sons est un élément essentiel du traitement spécifique du texte Shakespearien car le drame devient lui-même une archive à travers toutes ses représentations passées.
Le lieu même de la représentation paraît se modifier et des aberrations apparaissent dans ce qui faisait le cadre du réel théâtral. La banalité d’un plateau nu se modifie et se dégrade par le détournement de la conscience.
L’image numérique, organique, vibrante, nous fera osciller alternativement entre la réalité concrète et une insubstantialité incertaine. Traversée d’une réalité à une autre, d’une époque à une autre. Suspendus dans l’abime temporel.
La réalité et sa décomposition vers des formes antérieures ou simultanées. La réalité et sa contrepartie fantasmagorique.
À l’unité de temps et de lieu se superpose l’ubiquité. À la croisée des arts numériques et de l’opéra digital, Hamlet est un projet qui déploie une dizaine de vidéoprojecteurs pour englober le lieu du spectacle dans une réalité incertaine.
L’image et le son se déploient dans l’espace de façon englobante et immersive. Les corps et les voix se désincarnent et semblent sortir du néant. Une voix lyrique enregistrée chante les rôles d’Ophélie et de Gertrude. Le timbre irréel de ce chant singulier place les dialogues originaux dans deux mondes de la parole qui ne peuvent se rencontrer, la musicalité du timbre exceptionnellement incarnée de Serge Merlin dialogue avec le lyrisme irréel de la voix de Valérie Philippin.
L’usage de la voix off et de la spatialisation plonge les spectateurs dans un univers de son qui réalise le rêve d’Yves Bonnefoy d’un Hamlet dans le noir. Entre la pièce radiophonique et l’installation sonore, la musique fait usage de nombreuses sources parfois purement électroniques, parfois instrumentales ou bruitistes dans une écriture qui s’articule entre les pièces de Pierre Henry et celles plus vocales de Wilfried Wendling.
La scénographie est également composée à partir d’un orchestre de haut-parleurs et de quelques magnétophones qui souligneront l’importance majeure de l’oreille dans la pièce de Shakespeare. C’est par l’oreille que le poison tue Hamlet père, c’est la voix du spectre que seul Hamlet peut entendre, ce sont les paroles qui sans cesse « troublent l’œil de la pensée ».
Place Jean Jaurès 93100 Montreuil