Nouvelle dramaturgie norvégienne
L'écriture
Un théâtre du doute et de l’indécision
Dans Hiver, c'est l'Homme et la Femme qui se rencontrent, de temps à autre dans une ville où l'Homme est en déplacement professionnel. Chaque fois à peu près le même rituel. Une liaison provisoire, à tout moment menacée d'une fin abrupte ou d'un bouleversement radical.
Texte français Terje Sinding. L’Arche est éditeur et agent théâtral du texte présenté.
« Cet auteur norvégien s’impose définitivement comme une voix majeure. » Odile Quinot, le Nouvel Observateur, 2001
« Ce qui caractérise le théâtre de Fosse est un style minimaliste, dense et répétitif, à mi-chemin entre le réalisme et l’absurde, et dont le langage poétique n’est jamais très loin. Ses pièces explorent les relations ou l’absence de relations, entre les gens, et nous rencontrons ces personnages dans des situations existentielles hors du commun. Fosse écrit dans la langue officielle qu’est le nynorsk (le néo-norvégien), idiome normalisé qui, en Norvège, ne peut être dissocié de son style ou de son histoire. » Anne-Britt Gran, Docteur en art dramatique
« Pour Fosse, comme pour Maeterlinck, il s’agit de rendre l’invisible, de faire entendre ce qui est d’ordinaire demeure inaudible… et Fosse ne cesse d’insister sur le fait que ses pièces racontent des histoires d’amour et de mort. L’un comme l’autre écrivent un théâtre profondément humain. Voire un théâtre d’une matérialité radicale : la rareté de ce qui est dit et montré ne le rend en aucun cas évanescent ; elle donne au contraire à chaque élément visuel. » Terje Sinding, traducteur
« J'écris - en ce qui concerne la forme, pas le contenu - des textes fermés sans vouloir les rendre énigmatiques parce que je sais pertinemment ce que j'écris. S'ils font référence à un contexte social ou politique, ce n'est pas mon intention mais je ne m'y oppose pas non plus. Les images du vide que je conçois peuvent dire quelque chose sur notre société, elles le font pourtant d'une manière implicite. En ce sens, mon écriture est en effet un commentaire critique, voire politique, si on veut. » Jon Fosse
« J’aime mes personnages même s’ils sont parfois maladroits. Aucun n’est jamais mauvais en soi. Les êtres humains n’ont pas un caractère défini… Ce n’est pas notre identité mais nos relations qui mènent nos vies. Et il n’y a pas d’autres formes d’art que le théâtre qui permette de représenter ce jeu de la communauté humaine. » Jon Fosse
Entretien avec Terje Sinding (traducteur)
Yannic Mancel : Fosse est l’auteur d’un essai sur Ibsen auquel les Norvégiens semblent accorder
une certaine importance. Existe-t-il, comme on le lit parfois, une filiation littéraire et théâtrale entre
Jon Fosse et son grand ancêtre ?
Terje Sinding : Je pense qu’elle est assez souterraine. La forme de l’écriture est très différente : celle de
Fosse est beaucoup plus concise, plus épurée, réduite au strict essentiel. Pourtant, on peut trouver des
similitudes dans la thématique: la famille, le couple, les relations parents/enfants...
Y. M.: N’ont-ils pas également en commun un certain goût de l’étrangeté, voire de l’inquiétante étrangeté, notamment dans son rapport au quotidien ?
T. S.: Si, et c’est particulièrement vrai d’un personnage comme celui de la femme dans Hiver, qui m’a
beaucoup intrigué au cours du travail de traduction. D’elle on ne sait presque rien, alors que de l’homme
on sait beaucoup de choses; de sa vie quotidienne, de sa famille, de son activité professionnelle, de ses
voyages d’affaires... On sait qu’il manque un rendez-vous important à cause de la rencontre avec cette
femme, ce qui est déjà en soi d’une totale étrangeté. Fosse apprécie particulièrement ce genre de situation
où se rencontrent des gens qui normalement n’auraient jamais dû prêter à l’autre la moindre attention. De
cette femme, disais-je, on ne sait rien, sinon qu’elle est ivre ou droguée, peut-être les deux.
De son passé, elle ne livrera pas la moindre bribe. Or je ne vois guère dans tout le théâtre scandinave
qu’un exemple équivalent: c’est le personnage de Rita dans Le petit Eyolf d’Ibsen, qui ne semble avoir
aucun passé avant sa rencontre avec Alfred Allmers - on sait qu’elle est immensément riche, mais on
ignore l’origine de cette fortune, elle n’a ni famille ni amis, rien.
Y. M.: Quelque chose d’indécidable entre secret intime et amnésie, comme dans quelques-uns des
personnages féminins de Hitchcock ?
T. S.: Oui, un peu ça. La femme d’Hiver semble n’avoir aucune mémoire affective. D’où vient-elle ? Qu’a-telle
bien pu vivre auparavant ? Nul ne sait.
Y. M.: Mais, pour qu’il y ait contamination, contagion de la crise d’identité, manifeste chez elle,
latente chez lui, ne fallait-il pas que se rencontrent l’extrême déracinement - la "paumée" - et
l’extrême enracinement - le cadre père de famille bien rangé ?...
T. S.: Si, bien sûr, et je pense que cela a quelque chose à voir avec le coup de foudre, la rencontre fatale,
qui fait tout chanceler, tout chavirer, qui détruit et abolit toutes les certitudes antérieures, et qui efface le
passé.
Y. M.: Faut-il distinguer chez Fosse le romancier du dramaturge. A-t-on affaire au même écrivain, ou
bien y a-t-il des différences profondes entre le théâtre et les récits ?
T. S.: C’est partout le même écrivain. Il n’y a là aucun doute. On retrouve des deux côtés et jusque dans la
poésie, moins connue en France, les mêmes thèmes, les mêmes images récurrentes, obsessionnelles, qui
passent d’un texte à l’autre, quel que soit le genre auquel il appartient. Dans l’écriture aussi on retrouve
des marques de singularité, ne serait-ce que dans le principe de répétition, universellement présent. La
différence principale se trouve dans le foisonnement e l’écriture romanesque, avec des phrases qui se
dévident sur plusieurs pages et dans lesquelles il faut plonger en apnée sans savoir quand on va refaire
surface, tandis qu’au théâtre triomphent la brièveté, l’économie, le minimalisme, l’épure, la réduction...
Y. M.: Vous évoquiez cette obsession stylistique de la répétition. Peut-on lui attribuer un sens ?
T. S.: Ce qui me frappe d’emblée, c’est leur qualité musicale. Fosse ne pourrait pas se passer de musique.
Il faut savoir qu’adolescent, au lycée, il animait un groupe rock, et qu’il n’a abandonné la musique que pour
se consacrer à l’écriture.
On pourrait hasarder que l’écriture a désormais pris la place qu’occupait auparavant dans sa vie la
musique. Aujourd’hui, c’est un auditeur passionné de musique baroque. Petite anecdote: lorsqu’il écrivait
Variations sur la mort, il écoutait en boucle les Variations Goldberg de Bach qui, de son propre aveu, ont
eu pour ce texte une vertu inspiratrice.
Y. M.: Faut-il en déduire qu’Hiver serait un duo de théâtre de chambre écrit en quatre mouvements,
en l’occurrence deux fois deux mouvements, par ailleurs binaires et répétitifs ?
T. S.: Oui, avec un parfait effet redoublé de parallélisme, ou de symétrie : parc/hôtel, banc/lit..., comme si la
chambre d’hôtel était en quelque sorte l’envers - ou l’endroit - du jardin public. On retrouve là une
obsession chère au théâtre scandinave depuis Ibsen, à savoir la dialectique du dehors et du dedans, de
l’intérieur et de l’extérieur.
Y. M.: Faut-il voir dans tous ces récits inventés par Jon Fosse la transcription d’éléments observés :
anecdotes, faits-divers ou événements autobiographiques ?
T. S.: Tout ce qui pourrait apparaître comme théâtre du quotidien ou théâtre social d’observation critique
n’est chez lui que le fruit d’une construction imaginaire. Cela a à voir, je crois, avec cette question du
flottement du sens qu’on retrouve dans tout son théâtre et qui est constitutif, notamment, du personnage
de la femme dans Hiver. On ne sait jamais précisément ce que cela veut dire. Il y a dans ses pièces, et
dans Hiver en particulier, une telle ouverture du sens qu’on peut, par exemple, jouer de toutes les
combinaisons possibles avec l’âge des personnages. Et quand on lui demande s’il faut croire un
personnage sur parole - je pense à la jeune fille de Visites et à la tentative de viol qu’elle prétend avoir
subie -, il répond dans un accent de sincérité désarmante qu’il n’en sait rien. Il ne faut soupçonner là
aucune coquetterie. Il pense simplement qu’il appauvrirait son oeuvre - et l’ouverture du sens à laquelle il
tient tant ! - s’il en réduisait publiquement l’interprétation.
Entretien avec Terje Sinding (traducteur), Scènes de vie n°19.
5, rue Petit David 69002 Lyon