Questions à Brecht en 1926
« Couronner le présent et douter du reste »
La crise de l’identité
La presse
« - Qu’écrivez-vous en ce moment ? – Une comédie, Homme pour homme : on y procède au démontage d’un individu, puis à son remontage en un autre, dans un but déterminé. – Et qui pratique cette opération ? – Trois ingénieurs du sentiment. – L’expérience réussit-elle ? – Oui, et pour le contentement de tous. – Est-ce la naissance de l’homme idéal ? – Non, pas spécialement. »
Le docker Galy Gay était sorti acheter un poisson : en chemin, il croise une patrouille qui, privée d’un de ses membres, doit au plus vite lui trouver un remplaçant pour éviter la colère du terrible supérieur Quinte de sang. Prestement revêtu de l’uniforme, il devient, par successives transformations, un soldat redoutable et redouté. L’armée vaut ici pour la société de l’après Première Guerre Mondiale, une « époque caoutchouc » dans laquelle prolifèrent des êtres « sans noyau », labiles, hybrides, cristaux de masse au sein de l’immense machine économique, industrielle, militaire.
Qu’eût écrit Brecht cent ans plus tard, à l’époque de possibles manipulations génétiques ? Certainement une même farce, ambigüe et terrifiante.
Texte français Geneviève Serreau et Benno Besson (L'Arche Éditeur).
Que donne à voir Homme pour homme, comédie burlesque et féroce du jeune Brecht ? « La transformation du soldat Jeraiah Jip en un dieu ; la transformation du sergent Fairchild en un civil ; la transformation de la cantine en une place vide ; la transformation du docker Galy Gay en un soldat, en Jeraiah Jip » : ainsi Brecht résumait-il lui-même les quatre intrigues entrecroisées de sa pièce.
Homme pour homme, c’est l’individu mis en abyme. À la lecture de cette fable, on est pris de vertige, le même vertige que celui qu’éprouve Galy Gay devant son propre cercueil : Et si ‹ Je › était une fiction ? Et si un homme, ce n’était qu’une page blanche sur laquelle on peut, à loisir, effacer l’identité et redessiner un nouveau personnage ? « Ne te fatigue pas à épeler ton nom. À quoi bon ? Puisqu’il ne sert jamais qu’à en nommer un autre », chante la veuve Begbick.
L’occasion est ici offerte de s’attaquer à la dernière grande illusion qui perdure en nos temps prétendument désenchantés : le sujet inaltérable, l’indivisible individu, la sacro-sainte personnalité. Que reste-t-il d’un homme quand on lui retire son histoire, ses proches et jusqu’à son nom ? ‹ Je › peut alors tout aussi bien devenir un autre. Galy Gay, l’insouciant, devient Jeraiah Jip, le chien de guerre.
Est-ce le fait des machinations de trois bidasses ? En partie seulement. Brecht luimême nous avertit : « À notre grande surprise Galy Gay, notre contemporain, se défend qu’on fasse de son cas une tragédie, il gagne à cette intervention matérielle dans la substance de son âme et, une fois l’opération terminée, il se déclare en parfaite santé ». Homme pour homme n’est pas l’histoire d’un lavage de cerveau. Galy Gay prend seul l’initiative de ne plus répondre à son nom ; il ne se reconnaît plus.
Il y a un mystère plus profond : ne sommes nous pas faits de la superposition de nos états successifs comme le pense Proust ? Des êtres en perpétuelle mue qui, comme les serpents, regardent leur ancienne peau sans plus la reconnaître ? Brecht est plus tranchant encore : « le moi continu est un mythe. » L’ être échappe à son propre masque pour s’en forger aussitôt un nouveau. D’une identité à l’autre, de deuil en deuil se dessine une trajectoire, un geste, un tracé. À chaque hésitation de la mine du crayon, un monde de possibles s’ouvre. Pour le meilleur et pour le pire. C’est dans l’interrègne entre l’ancien et le nouveau que surgissent les monstres.
Être, c’est devenir. En dehors de ce mouvement – la métamorphose – tout n’est que fiction. Homme pour homme nous montre ce qui reste d’un individu quand on met à mal cette fiction ; est-il livré tout entier à ses appétits ? Dire qu’un homme est un homme, c’est affirmer qu’on a beau être soldat, sergent ou docker, on n’en est pas moins sujet à la faim, au désir, à la peur de mourir, et que ces passions peuvent emporter sur leur passage tout ce qu’on croyait solide en soi-même. À l’heure des profils Facebook et de l’individu-roi, le dépeçage carnassier auquel se livre Brecht est particulièrement salutaire : ne reste que l’ instant. « Couronner le présent et douter du reste » disait Shakespeare…
Clément Poirée et Sacha Todorov
La crise de l’identité, qui est le fondement anthropologique et historique du théâtre de Brecht, est déjà signalée dans les premières oeuvres. Mais elle est en quelque sorte orchestrée jusqu’à son point d’orgue dans Homme pour homme (1926), où l’on voit un personnage se renverser en son contraire, à travers un processus et un récit valant pour métaphores de la société et de la civilisation de l’après-Première Guerre mondiale. C’est l’entrée dans le xxe siècle, qui commence en 1914-1918, et c’est aussi l’entrée dans le troisième millénaire. […] Il y a chez Brecht l’idée du décentrement, constatée scientifiquement depuis Galilée, et réactivée par la civilisation du Capital, pour qui l’homme n’est qu’un objet pris dans un immense système d’échanges. C’est là qu’est le moment de l’historicisation, celui qu’on pourrait nommer aujourd’hui « mondialisation » ou « globalisation ». Et à travers la métamorphose de Galy Gay, ce sont le monde bourgeois, l’autonomie goethéenne, le plus haut bonheur de l’humanité, de la personnalité, qui se retrouvent liquidés, ce qui renvoie aussi à un moment historique capital.
Philippe Ivernel, Une pièce en forme de laboratoire, entretien avec David Lescot, 2000
« On y retrouve la dynamique que possédait déjà sa mise en scène de Beaucoup de bruit pour rien monté en 2011 et qui nous avait emballés. La scénographie d’Erwan Creff est admirable. [Les comédiens] sont excellents. Pour notre plus grand plaisir, ils se déchaînent, sans jamais tomber dans l’excès. » Marie-Céline Nivière, Pariscope
« Cette pièce résonne comme une marmite bouillonnante sur scène, le dispositif scénique est original, fantaisiste et festif avec des personnages particulièrement outranciers tels que le sergent Quinte de sang et Léocadia Begbick, la cantinière. La mise en scène fait appel à l’imagination avec une grande vivacité et la distribution est remarquable. » Evelyne Tran, théâtre au vent
Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris
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