« Suspiro » : tout tourne autour de cette figure dans ce duo incarné par la Portugaise Teresa Silva et la Sud-Africaine Elizabete Francisca. En portugais, ce mot désigne tout autant une respiration écourtée, un son doux et mélancolique, une lamentation, l’indication d’un désir véhément ou une pâtisserie portugaise faite à base de meringue. Ainsi, derrière un tissu blanc évoquant tour à tour la robe de mariée et le drapé antique, les deux jeunes femmes se lamentent tout en réduisant en poussière des petites meringues. Car que reste-t-il quand la tristesse et la désintégration menacent de toute part ? Pas grand chose, sinon quelques sons et la possibilité de s’appuyer sur l’autre, même s’il est parfois encombrant. En instillant une dimension expressionniste et parodique à cette confrontation au néant et à l’inaction, elles signent une pièce où règnent ironie et absurdité.
L.D.
Comment avez-vous construit votre duo ?
Nous étions touchées par le sentiment d'une tristesse générale, d'un état de révolte et de frustration lié à l'état de notre pays. A côté de cela, nous avons aussi été influencées par le film de Roy Anderson, “Chansons du 2e étage”, dans lequel il dresse le portrait tragique et parodique de la société moderne sur une décennie. Ensuite nous avons beaucoup improvisé ensemble : chacune a apporté son imagination, ses pensées, sa personnalité, son corps. Nous sommes arrivées à l'idée qu'il était important que nous restions à la même place, que nous devions essayer de produire une progression sans (presque) bouger, pour créer un type de figure qui n'appartient à nulle part et au monde entier en même temps. C'est comme si ces deux femmes étaient perdues dans le temps et dans un espace sans points de référence mais qu'elles étaient mues par une étrange continuité qui donne un sens à leurs actions. Nous jouons à être tristes en attendant, mais la tristesse amène une folie que nous ne pouvons pas ignorer (rires).
Tout tourne autour de la figure du soupir. Pourquoi ?
Le « suspiro » est une pâtisserie très connue et très répandue au Portugal. En même temps, “suspiro” signifie aussi une respiration courte, le chagrin, la souffrance, le signe d'un désir intense, un son mélancolique et doux, une lamentation… Nous aimions la polysémie du terme et ce que cela pouvait amener comme jeu, comme sentiments, comme états de corps. Nous avons travaillé sur l'idée de l'abandon, de la déception, de l'amertume, et comment toutes ces plaintes sur soi-même peuvent amener un état de passivité, d'immobilité et comment cela peut aller jusqu'à détruire toute possibilité de changement. Nous finissons d'ailleurs par nous manger nous-mêmes, littéralement.
Par ailleurs, comme le « suspiro » est une pâtisserie très légère, douce, blanche et fragile, nous voulions aussi jouer avec la texture de la pâtisserie. D'un simple geste sans effort, on peut facilement dissoudre ces gâteaux en poudre, les réduire à presque rien. Et puis il y a le désir de manger, de nous faire plaisir (le sucre est toujours bon !), de cacher la nourriture, de la montrer, de l'offrir, de l'éloigner, de la voler, de la regarder comme le précieux des biens ou au contraire de l'ignorer. Nous étions intéressées par tous ces paradoxes, ces actions contradictoires : ce gain (manger) qui est en même temps une perte (de contrôle).
Il y a une part burlesque dans votre pièce. Est-ce important pour vous ?
On aime se tourner vers les aspects les plus absurdes de nos vies parce qu'on pense qu'ils révèlent beaucoup de la nature humaine. Par ailleurs, nous travaillons beaucoup à faire des connexions entre des choses qui ne sont pas liées habituellement, à mixer différents univers. Nous aimons élargir les possibilités de lecture d'une chose, comme si après un premier regard, on était immédiatement sollicité pour regarder plus en profondeur, plus à l'intérieur. Parfois, ce qu'il en ressort peut être considéré comme burlesque, absurde, drôle, étrange… Mais nous ne cherchons pas cet effet.
On sent aussi une part presque “historique”, comme si vous suiviez la vieille tradition des pleureuses… Pourquoi ?
(rires) C'est vrai que nous avons fait des recherches sur les pleureuses. Cette “profession” nous intriguait. Des gens sont encore payés pour pleurer aux funérailles, pour des gens qu'ils ne connaissent même pas. C'est très étrange de penser qu'ils vendent ainsi des sentiments et des émotions. D'une certaine façon c'est se prostituer pour la mort. Et c'est étrange aussi qu'il y ait des gens qui veuillent montrer une image de souffrance immense, pour que les autres voient à quel point la personne décédée avait de nombreux amis…
Mais ce n'était pas si important pour la conception de la pièce. Bien sûr il y a un lien parce que nous pleurons – ou plutôt nous faisons semblant de souffrir – mais il n'y a ni larmes ni morts. Simplement nous nous plaignons d'une façon qui semble ne jamais pouvoir s'arrêter. On pourrait revenir au début et recommencer encore de la même façon, en faisant les mêmes erreurs, et en les regrettant encore…
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