Présentation
Humiliés et offensés
Spectacle en allemand surtitré en français.
Figure de proue de la Volksbühne, paquebot de l'institution berlinoise amarré place Rosa Luxemburg, Frank Castorf incarne depuis vingt ans le versant indépendant, opiniâtrement subversif de la pensée et de la culture allemandes. Son travail fut visible pour la première fois à Paris, en janvier 2001, sur le plateau du Théâtre National de Chaillot. Les quatre heures de son adaptation et de sa mise en scène de Dämonen créèrent alors l'événement théâtral de la saison. Aujourd'hui, avec la même équipe artistique, Frank Castorf convoque la suite des Démons. Sans effleurer la tentation de la reconstitution historique ou de la dévotion muséale, dix comédiens incarnent les Humiliés et Offensés de Dostoïevski. La vie, la mort, l'amour, Dieu, la Russie et la révolution, sous le prisme d'une famille petite-bourgeoise dotée d'une piscine, d'une télévision câblée et de meubles suédois. L'ensemble a survécu à la chute du mur de Berlin comme à l'oppression néo-libérale.
Après son adaptation pour la scène du roman de Dostoïevski, Les Démons (1999), dont Frank Castorf a aussi réalisé une adaptation cinématographique dans les paysages de Mecklembourg-Poméranie-antérieure, il s’est attaqué cette année au roman Humiliés et offensés, et en a présenté une première version au mois de juin, aux Festwochen de Vienne. Dostoïevski l’a écrit après huit ans d’exil en Sibérie (pour “ subversion ”), sous une pression temporelle immense, sous forme de roman-feuilleton – avant tout pour gagner de l’argent. Alors que Les Démons est l’un des “ romans philosophiques ” du principal écrivain russe (1821-1881), et ouvre un espace de réflexion qui dépasse la pensée utilitaire et quotidienne, Humiliés et offensés est un roman d’une précision brutale, dans lequel le calcul économique et érotique occupe la plus grande place, y compris sur le fond, bien qu’il soit toujours caché et recouvert, selon la devise : le plus aimé, mais aussi celui qui réussit le mieux, est celui dans l’attitude duquel on remarque le moins l’intérêt pour les affaires. Celui qui n’entre pas en concurrence de manière visible est avantagé dans ses transactions. La hiérarchie sociale et la répartition des hommes en winner et en loser sont tout naturels dans ce roman. Il s’agit de deux relations triangulaires qui se recoupent, entre des gens occupant des positions sociales différentes, celle d’un homme de pouvoir princier qui peut se permettre de dire (presque) toujours la vérité, ou ce qu’il considère comme telle, relations qu’il tisse ou qu’il défait selon ses propres intérêts. L’orpheline misérable et adolescente, qui est en réalité une princesse, l’écrivain qui s’efforce de gravir les échelons et que l’on méprise, la fille d’une bonne famille appauvrie, le fils du prince, sympathique, mais sans volonté, et la riche héritière ensorcelante, se rencontrent “ au cœur de l’égoïsme aveugle, des intérêts contraires, des sombres débauches, des crimes soigneusement dissimulés, au cœur de cet enfer insupportable de la vie absurde et anormale ”, pour reprendre l’un des passages les plus souvent cités de ce roman, et suivent aussi, chacun à sa manière, mais toujours dans un esprit stratégique, leurs propres intérêts vitaux ; dans ce processus, sans qu’il soit nécessaire de l’exprimer, les chances s’échelonnent en fonction de l’attrait et de la richesse. Un roman social populaire, autant influencé par Cabale et amour de Schiller que par Wilhelm Meister de Goethe, et qui, pour sa part, a fourni le modèle de centaines d’autres récits, jusqu’aux romans de gare et aux adaptations qui en ont été faites au cinéma et à la télévision.
Aujourd’hui, on lit cette œuvre comme une suite aux Démons, bien qu’elle ait été écrite dix ans plus tôt. Si les personnages des Démons étaient encore dans l’au-delà, ils sont ici en proie à des contraintes sociales totalement triviales. Castorf met en scène sa version de ce roman (presque) exclusivement avec des comédiens qui ont aussi déjà joué dans les Démons, dans un espace devenu la variante en pierre du conteneur des Démons conçu par Bert Neumann. Et la piscine a gelé. On dirait que les Démons ont accédé ici à la raison instrumentale dont on a besoin pour vivre et dont le pendant est l’affirmation du capitalisme, qui paraît aujourd’hui ne pas avoir d’alternative : “ Répugnant, paresseux, cruel, entiché de soi-même ”. Ce n’est pas le principe idéal de Schiller, mais “ le cynisme de Goethe ” (Heiner Müller) qui remporte la victoire dans les maisons de pierres. Et celui qui n’a rien d’autre peut toujours et encore jouir de l’humiliation. Celui qui n’a pas de dispositions personnelles pour participer à la montée ou à l’essor, à l’instar du poète Vania, humilié dans ce roman de diverses manières, est même forcé d’en jouir. Il n’y a plus de grandes idées ni d’idéaux, plus de “ schillerisme ”, mais des techniques de comportement. “ Que chacun voie comment il s’en sort, que chacun voie où il reste et où il se tient, afin de ne pas tomber ! ” C’est sans doute ainsi que doit fonctionner l’individu atomisé – mais toujours de manière aimable, ouverte et sensible, entre le dévouement et la fierté. Comme un chien.
Frank Castorf, 2001
Texte traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
Le spectacle a été créé aux Festwochen de Vienne le 28 mai 2001, repris le 12 octobre 2001 à la Volksbühne à Berlin, depuis il figure au répertoire.
1, Place du Trocadéro 75016 Paris