Ivanov en résumé
Ivanov par les traducteurs
Le prix de la paresse
Le drame d'un anti-héros
Ivanov, en russe, c’est un nom qui se rapproche de Dupont ou Durand - un monsieur tout le monde. Propriétaire terrien, intelligent, gentil, amoureux, Ivanov est envahi depuis peu par une certaine mélancolie. Sa femme très malade, sa propriété qui part à vau-l’eau, sa gestion de l’argent, tout est remis en question.
C’est le drame de cet anti-héros confronté au temps dilaté par l’ennui, à l’impuissance, l’immobilisme et la paresse, un homme lâche enlisé dans l’existence. C’est aussi une satire aiguë et très drôle d’une société de petits-bourgeois en décrépitude, bête, méchante, hypocrite, antisémite et avide de ragots pour nourrir sa vacuité.
Aristocrate, Ivanov a épousé une jeune fille issue d’une famille juive. Convertie à l’orthodoxie, Sara est devenue Anna Petrovna. Lorsque la pièce commence, Ivanov est marié depuis cinq ans. tuberculeuse, Anna est condamnée. Endetté, dépressif, se sentant incompris, Ivanov délaisse sa femme, passe ses soirées chez les Lebedev auprès de Sacha. Un soir, Anna est témoin d’un baiser échangé. Alors, le couple se déchire, jusqu’au jour où Ivanov annonce à Anna sa mort prochaine. Terrassée par cette révélation, elle meurt peu après. Un an plus tard, Ivanov doit épouser Sacha, mais renonce à ce mariage.
Ivanov est le drame d’un anti-héros confronté au temps qui passe et à l’ennui. C’est l’histoire d’un homme désespérément lucide.
L’histoire de ce plongeon tragique d’un être rongé par le dégoût de tout ce qui l’entoure a été la première pièce montée du vivant de Tchekhov. Il en fit deux versions : une comédie, puis un drame. C’est la comédie grinçante qui est jouée ici : une version incisive et violente, virulente dans la satire de la vulgarité, parodie digne des gravures de Daumier.
"Je commence à me dire que le destin m’a joué un vilain tour. Il y a des gens qui ne sont pas mieux que moi, et qui peuvent être heureux, sans avoir jamais rien à payer pour leur bonheur, pourquoi moi seule, ai-je à payer si cher ? Pourquoi me demande-t-on des intérêts si terrifiants... Et ce qui m’étonne aussi : c’est l’injustice, la cruauté humaine ; pourquoi l’amour ne répond-il pas par l’amour ?"
Anna Petrovna - Acte I
Ivanov occupe une place très particulière dans l’oeuvre de Tchekhov :c’est une comédie jouée pour la première fois en 1887 mais aussi un drame créé en 1889. La première version incisive et violente, virulente dans la satire de la vulgarité ne se retrouvera plus dans le théâtre de Tchekhov, nous y voyons une force novatrice que la version définitive a tempérée au risque de l’édulcorer en la normalisant.
Le thème est l’impossible installation dans la durée, l’impossible soumission au temps, à l’usure et la parodie. La bouffonerie tragique n’est pas vraiment drôle : les cinq tableaux éveillent, comme un ensemble de gravures de Daumier, un rire de plus en plus grinçant jusqu’au pied de nez final de la mort ; la manière de faire de chaque tableau une évocation des stratégies de résistance de chacun au temps mène de l’immobilité du domaine à l’agitation burlesque d’un salon de province, et de l’extraordinaire discussion gastronomique des messieurs à la noce chez les petits bourgeois.
André Markowicz et Françoise Morvan
Tchekhov a été, très rapidement, un élément indissociable de ma vie artistique et spirituelle. Un complice dans la compréhension de l’humanité et dans mon rapport à celle-ci. Depuis, il est resté le compagnon de route permanent sur mon chemin de vie, une sorte de filtre à travers lequel je lis le mouvement de la vie. Il me reste à son égard, en dépit des variations les plus diverses éprouvées dans ma vie, ce sentiment d’affinité et de partage de la vie écoulée.
Exilés dans leurs territoires intérieurs, les personnages d’Ivanov, impuissants à inventer une issue à leurs problèmes, se cognent, s’isolent et s’étouffent. Qu’avons-nous à partager avec cette tribu à jamais figée dans la lointaine Russie ? Pourquoi ces voix, si loin dans le temps, et dans l’espace, nous happent-elles ? La résonnance de ces mots investit notre mémoire, la traverse, l’affole. Nous pressentons que la blessure révélée n’appartient pas seulement à notre mémoire, au passé mais s’étend à notre mémoire du présent.
Passé, présent, avenir, histoire des uns ou celle des autres, de la nôtre, Tchekhov parle à nos coeurs et fait chavirer nos certitudes les plus ancrées. Sans jugement, se faisant pur regard, il expose les symptômes, analyse le mal, détecte l’origine de l’irrépressible. Il nous montre des êtres, sorte de cousins plus ou moins lointains, malades de n’être que le sujet de leur propre vie, faute de n’avoir su fonder une seule certitude.
Le mal premier est le temps, la conscience que les personnages en ont, et l’incapacité, fruit d’une grande paresse intellectuelle, à remettre en mouvement la vie. Plus nous nous approchons, plus quelque chose nous échappe ; quelque chose de caché. Pour l’entrevoir, semble nous dire Tchekhov, il est besoin d’ouvrir "l’oeil du théâtre, le grand troisième oeil qui considère le monde à travers les deux autres" comme l’écrivait Nietzche.
Les hommes comme Ivanov ne résolvent pas les problèmes, mais succombent sous leur poids. Ils se perdent, restent les bras ballants, se plaignent et finissent par se ranger dans la catégorie des gens "brisés" et "incompris".
La désillusion et la lassitude sont les conséquences inéluctables d’une excitabilité extrême qui pourtant prend sa source dans une perception très claire de l’état des choses. Ivanov se trouve à cette frontière de vie qui l’enlise, spectateur de ce qu’il a accompli, de ce qu’il ne pourra plus faire, pour finir par être son propre spectateur. Devant cette suite d’erreurs accumulées, Tchekhov avait bien raison d’en rire et de s’en moquer comme pour conjurer un sort qui vient bien souvent frôler nos vies respectives.
Franck Berthier
En lisant les pièces de Tchekhov, passent sous nos yeux une file ininterrompue de personnages esclaves de leur amour, de leur bêtise et paresse, de leur avidité des biens de cette terre, devant vous passent des esclaves d'une peur noire de la vie, la remplissant de paroles incohérentes sur l'avenir… nombreux sont ceux qui parmi eux font de jolis rêves sur la vie, mais personne ne se pose cette question : mais qui donc la rendra belle, si nous, nous ne faisons que rêver ! Devant cette foule de gens impuissants, a passé un grand homme intelligent, qui a dit d'une belle voix franche avec un triste sourire : "comme vous vivez mal, Messieurs
Maxime Gorki
Mais il serait peut-être temps à la fin de secouer cette paresse, cette apathie, il va quand même bien falloir un jour se mettre au travail…vous ne sentez donc pas que c'est l'indifférentisme qui nous tue !
Borkine - Acte IV
Ivanov, c'est l'histoire de monsieur tout le monde. L'histoire d'un homme intelligent, gentil et amoureux que le doute et la mélancolie envahissent peu à peu. Sa femme très malade, sa propriété qui part à vau-l'eau, sa gestion de l'argent, tout est remis en question. Tchekhov disait : "Il y en a des milliers, des Ivanov…l'homme le plus normal du monde." C'est le drame d'un homme lucide, désespérément lucide, confronté au temps qui passe, et à l'ennui.
Ivanov, première pièce de Tchekhov, contient en germe toute la dramaturgie de son théâtre ; il oppose à la bêtise humaine, une tentative de réflexion nourrie par cet homme, Ivanov, qui n'est, ni plus ni moins, que vous et moi.
Avec Ivanov naît l'anti-héros tchékhovien. Ce personnage provoque en chacun de nous une multitude d'échos qui viennent nous interpeller dans les moindres recoins de nos âmes. Combien il est difficile d'être au plus près de soi-même et de chercher à maintenir son cap avec courage et détermination. Combien il est difficile de ne pas se soumettre à la pensée environnante qui se veut rassurante. Combien il est difficile de ne pas rentrer dans la norme et de garder, malgré tout, son identité et sa vérité. Combat d'une vie qui nous incite, jour après jour, à la vigilance.
Ivanov se brûle et se consume, mais, face à l'hypocrisie, il incarne tous les espoirs tchéchoviens. L'important n'est pas tant de réussir mais d'avoir essayé, quitte à s'abîmer.
La signature de cet Ivanov est la quintessence de ce que j'ai lu de la Russie d'aujourd'hui, de ses excès, de ses espoirs, de ses peurs. Je n'ai pas cherché à représenter le XIXe siècle mais à faire résonner la poésie d'Anton Tchekhov dans la brutalité et l'âpreté de cette nouvelle Russie. Ni jugement, ni condamnation mais un constat qui m'a glacé bien souvent le dos. J'ose espérer qu'Anton Tchekhov avait raison quand il mettait son espoir dans l'humanité. Après tout, je n'ose pas : j'espère.
Franck Berthier
106, rue Brancion 75015 Paris