Il s'agit d'une femme, une comédienne, incapable d'oublier ce qui l'a perdue, qui cherche à l'exprimer pour retrouver ses repères, enfin. Qui essaie de dire une vie mal foutue, en tout cas pas foutue pour elle.
Une femme en un lieu d’exposition d’elle. Face à des gens qui ne peuvent pas lui répondre, qui ne sont pas là pour ça : qu’est‐ce que c’est que se donner en spectacle ? Qu’est‐ce qu’on dit de soi avec l’histoire d’un autre ?
Le texte est organisé sous forme d’un ‘prologue’, de dix ‘tentatives’ et d’un ‘final’, un schéma presque narratif. Les ‘tentatives’, ce sont ces morceaux de monologues épars, sortis de leur contexte, qui n’ont de valeur pour celle qui les dit que dans leur capacité à exprimer ce sur quoi elle ne sait pas mettre les mots. Si ce ne sont que des tentatives, c’est parce que, nécessairement, elles échouent, se mélangent, perdent. Et à l’intérieur des mots de Jeanne, Aymée, et Betty entre autres, il y a comme un fil tendu les mots de celle qui ne dira pas comment elle s’appelle parce qu’elle tient à cette intimité là.
Parce qu’elle n’est pas là pour tout dire, parce qu’elle veut bien se perdre devant tous à essayer d’exprimer l’indicible d’un monde qui ne tourne pas sur le même rythme qu’elle, mais elle tiendra jusqu’au bout à cette intégrité là, on ne saura pas comment elle s’appelle. On saura beaucoup de choses d’elle mais pas le matériel, pas ce qui nous permettrait de la retrouver.
Il s'agit d'un spectacle qui se doit d'être tenu, de rails qu'on voudrait réussir à suivre. De ces deux autres qui sont là pour ça, qui s'y efforcent.
En plus d'elle, deux personnes sont là. Elles appartiennent à la représentation. Ne sont pas nommées, n'ont pas d'essence. Sont là pour le spectacle, pour maintenir la représentation, elles cadrent. Elles aident, mettent en abyme ce qui est dit, interviennent avant que ça parte trop loin. Elles sont en quelques sortes la forme du propos, l'image du texte, la lecture parallèle.
Il s'agit de robes en plastique, d'une guirlande électrique et d'autres babioles. Trouver la forme adéquate, tenter.
Il n'est pas question de montrer une victime, une sacrifiée, pas de misérabilisme, parce que cette femme‐là qui vient parler et tenter de dire n’a sûrement rien vécu d’extraordinaire, elle n’a pas été torturée ou violée, elle n’a pas vu ses enfants se faire tuer, tout au plus a‐telle comme tant d’autre vécu un abandon ordinaire, celui d’un parent qui meurt ou d’un amant qui ne reviendra pas. Elle ne veut pas mourir, elle ne dit pas ça, elle ne veut rien d’ailleurs, c’est juste qu’elle est là, offerte aux regards et qu’elle se laisse aller à se dire, à chercher l’endroit de partage peut‐être.
Rien n'est là pour sublimer sa parole, la rendre déchirante, mais au contraire, à partir de son histoire particulière qu'on ne connait pas et qu'elle ne sait pas dire, à partir des efforts qu'elle fait et de ses échecs, trouver la poésie, évoquer le tragique et le ridicule qui va avec. Comme une fuite en avant.
Le lieu n’étant, dans l’écriture, jamais défini, je souhaite conserver cet axe dans la mise en scène, et inscrire le projet dans la réflexion qui marque fortement le théâtre contemporain, à savoir l’interrogation du lieu « plateau » et de la salle de spectacle, de l’endroit de représentation. Il s’agira donc de n’être jamais dans un souci de réalisme des décors, mais bien dans ce souci d’ouverture aux interprétations, aux imaginaires, d’utiliser le lieu de représentation en tant que tel. Il ne sera donc pas question de « recréer » un intérieur, une église, ou de fermer un « quatrième mur » qui séparerait ce qui se passe sur le plateau des spectateurs, mais plutôt pour les acteurs de jouer en ayant conscience d’être regardés.
Parce que c’est ça aussi que ça interroge, ce qu’on a le droit de dire de soi dans une représentation théâtrale. Qui parle, le rôle, ou l’actrice ? Y a‐t‐il une frontière tangible entre les deux ?
La pièce se joue donc sur un plateau nu, aux murs eux aussi nus, afin que soit visible « l’envers du décor », c'est‐à‐dire les changements de costumes, les accessoires... En plus de l’actrice principale, qui prendra en charge la quasi‐totalité du monologue, interviennent deux acteurs (un homme et une femme), qui sont tantôt sur scène, tantôt parmi les spectateurs, qui traversent le plateau et disent certaines choses, comme des êtres vivants parallèlement à elle, qui font résonner ses mots, mettent en abîme sa parole. Deux acteurs qui ne sont pas nommés, qui sont là comme des murs ou des béquilles, pour faire en
sorte que la représentation aboutisse.
Il nous paraissait important d’utiliser de la musique pendant le spectacle (pour emmener la réflexion, le mettre en perspective…) et surtout de poursuivre le propos dans le choix des morceaux. Nous nous sommes alors tournés vers un instrument, le violoncelle, qui serait comme le miroir de cette parole féminine pour choisir les musiques (une musette et un adagio de Bach, ainsi que la Sarabande de Haendel).
Enfin, il paraissait important d’ancrer le questionnement ‘qu’est‐ce que c’est de faire spectacle ? Et de faire spectacle de soi ? Dans la concrétude du plateau. D’où l’idée que tout vienne du plateau. L’artisanal. C’est‐à‐dire de ne pas jouer sur des ambiances lumineuses, les seuls effets de lumière admis sont des noirs. C’est‐à‐dire aussi que le son vienne du plateau, que l’artifice soit avoué, que personne ne soit dupe, que les acteurs s’en occupent eux-mêmes.
C’est‐à‐dire enfin que les changements de costumes et d’accessoires se fassent à vue. Que la surprise et la poésie ne viennent jamais d’effets de ‘magie du spectacle’, mais d’ailleurs.
Notre intention, finalement, est de proposer un spectacle polymorphe, qui puisse s’adapter à une multitude d’endroits de jeu, pour travailler sur l’idée antique d’un théâtre qui soit l’endroit de la mise en commun, pour le donner à voir, aussi, à toutes sortes de gens, ne pas être élitistes, jamais.
Mettre en lumière des personnes vivantes dans un espace vivant, des paroles urgentes, qui viennent du corps, ne pas être métaphysique, laisser la poésie envahir le plateau, inattendue, ne pas la plaquer, rencontrer l’intime, poser ses bagages le temps de dire. Partir à la recherche, aujourd’hui, à travers un spectacle, d’un endroit de réunion.
Matthias Claeys
77, rue de Charonne 75011 Paris