« Vous ne sauriez mieux servir la société qu'en monnayant le métal dont vous êtes fait. » Ibsen
Un homme, depuis des années, arpente le premier étage d'une maison qui ne lui appartient pas. Au rez-de-chaussée, sa femme entend ses pas qui vont et viennent sans répit. Jamais elle ne monte, jamais il ne descend. Jusqu'à un certain soir où l'homme, quittant son refuge ou sa cage, se précipite dans l'escalier, sort dans la neige et s'enfonce dans la forêt. Ce qui s'est passé ce soir-là, en ce carrefour où tous les destins d'une famille se sont fixé un ultime rendez-vous, tel est le sujet de l'une des pièces les plus âpres d'Ibsen, celle dont le rythme est parmi toutes le plus inexorable : John Gabriel Borkman.
En plus d'un demi-siècle de carrière, Ibsen (que Pirandello considérait comme le plus grand dramaturge après Shakespeare) n'a cessé d'expérimenter les voies les plus diverses. Mais c'est surtout le cycle de ses douze dernières pièces qui a le plus contribué à sa gloire et fait de lui, aux côtés de Strindberg et de Tchekhov, l'inventeur d'une nouvelle théâtralité, où le réalisme prosaïque n'interdit pas l'exploration des profondeurs de la conscience.
Après Solness le constructeur et Le Petit Eyolf, avant Quand nous nous réveillerons d'entre les morts, John Gabriel Borkman est le troisième titre de son ultime quatuor. Chacune de ces pièces met en avant la figure d'un créateur - architecte, philosophe ou sculpteur - qui se retourne sur son oeuvre et sa vie. John Gabriel Borkman, lui, est banquier. Ou plutôt il l'était, puisqu'une faillite retentissante lui a valu un séjour de plusieurs années en prison et un déshonneur dont il ne s'est jamais relevé. Mais Borkman semble ne jamais s'être avoué vaincu. Jamais il n'a douté de la dignité démiurgique de sa mission. À ses yeux, un véritable financier donne vie, au même titre qu'un artiste, à quelque chose qui ne doit le jour qu'à la puissance visionnaire de ses conceptions.
Borkman, fils de mineur, a toujours été sensible aux richesses que recèle le monde, attendant d'être libérées de leurs entraves ; pareil à un Tantale fasciné par leurs trésors si proches, hanté par leur appel élémentaire, il a rêvé d'y répondre en arrachant aux fleuves leur énergie, aux montagnes leurs métaux. Mais pour tenter de réaliser ce rêve - et d'abord pour accéder au poste qui lui en donnerait la chance - il lui a fallu sacrifier de façon ignoble celle qui l'aimait, puis spolier des familles entières...
Poète ou prédateur, qui est donc Borkman : un authentique artiste de la finance ou un ambitieux égoïste et raté choisissant la fuite en avant et la folie des grandeurs pour ne pas affronter son échec ? Un « aigle blessé » inconscient de sa véritable vocation ou un « loup malade » aveuglé par sa propre volonté de puissance ? Revenant à Ibsen après sa relecture grinçante et contemporaine d'Une maison de poupée, Thomas Ostermeier aura sans doute à coeur, pour composer le portrait critique de Borkman, d'interroger à travers lui les ravages qu'opère une certaine prétention prométhéenne à la surhumanité.
« Il faut voir la pièce, entendre ses répliques qui enfoncent chaque fois plus loin le couteau, jusqu'à déchirer les chairs les plus profondes. C'est à une autopsie de la catastrophe intime et familiale que se livre Ibsen. Et Thomas Ostermeier ne lui laisse pas de répit. Dans un décor allusif, le patron de la Schaubühne de Berlin signe une mise en scène à la violence froide, qui accorde une confiance absolue aux acteurs. [...] Un trio d'anthologie qui nous mène au cœur dévoré de l'humain. » Brigitte Salino, Le Monde, 12 décembre 2008
Place de l'Odéon 75006 Paris