Pour sa première mise en scène, Chantal de La Coste, (connue au théâtre pour avoir travaillé avec Niki Riéti, André Engel, Lukas Hemleb, Nicolas Bigards, etc...) a choisi la pièce de Howard Barker qui a réécrit la confrontation terrible de deux héros : Judith, qui veut sauver les Juifs de Béthulie et Holopherne, le terrible général assyrien, venu pour exterminer ces mêmes habitants, en une nuit où la parole va changer le cours prévisible de l’histoire.
Avec des mots d’aujourd’hui, l’auteur détruit le mythe biblique pour construire sur ces ruines un autre drame, une vraie tragédie, fait d’ambiguïtés et de mensonges mais aussi de vérités profondes et de séduction réelle. Howard Barker vide le mythe de son sens pour dévoiler que ce qui fonde notre identité c’est-à-dire « l’amour et la mort, intimement liés ».
Le lieu du drame est la tente d’Holopherne, quelques heures avant l’aube. Nous sommes à la veille de l’assaut final que va lancer Holopherne contre le peuple de Judith. La nuit est un temps dépouillé, à distance des évènements, loin des mouvements du monde. Seuls les appels réguliers de la sentinelle dehors nous rappelle qu’un massacre se prépare pour la levée du jour.
Si Barker fait ici le choix du mythe, c’est que celui-ci permet d’éviter les références qui régissent notre vie et « privilégie le possible par rapport au probable ». Il entre dans le mythe, ébranle ses fondements, déconnecte les personnages de leurs références internes et les fragilise.
J’ai l’impression que le déracinement et le vide que provoque l’effritement des valeurs, des idées reçues permet une pensée non autorisée jusque-là. Réécrire le mythe ou le renverser émancipent les personnages de leurs devoirs, du sens dont ils seraient porteurs et nous permet de les comprendre autrement. Les motivations de ces personnages historiques sont perturbées, contradictoires, leurs rapports deviennent alors très ambigus.
C’est comme si les protagonistes se découvraient eux-mêmes, autres. Ils pensent, c’est-à-dire qu’ils sont dans le processus de l’exploration de l’inconnu.
Ce qui me frappe c’est l’indépendance de ces personnages, et la négociation qui s’installe entre eux. Même le geste fatale de Judith est « idéologiquement » porté par une autre : la servante (l’idéologue). Holopherne est un chef de guerre impitoyable mais philosophe, malheureux et mélancolique. Pour traverser ce mur froid, obsédé par l’expérience de la mort, Judith se laisse–t-elle instrumentaliser au risque de se perdre ? Tente-t-elle de le séduire en lui concédant le pouvoir pour l’amener à s’abandonner ? Pourquoi s’abandonne-t-il ?
Ils sont dans un espace de déséquilibre, d’incertitude entre la nécessité du devoir et la force de leurs pulsions. Les rôles de pouvoirs s’inversent et se redistribuent sans cesse, et ici le pouvoir c’est la langue. Holopherne entraîne Judith dans les méandres de ses pensées, elle le suit, ils se mentent, se débattent, se confient, se rétractent. S’aiment même peut-être.
L’histoire progresse, le mythe s’éloigne, puis il revient. Ils feront ce que le mythe attend d’eux. Et c’est peut être parce que les héros sont devenus conscients de leurs actes, que le mythe devient tragédie.
La transgression introduite par Barker a détruit le sens, la force et la vertu de l’héroïsme. Au moment d’abattre l’épée, Judith est paralysée entre son désir et la nécessité politique. Poussée par la servante idéologue, elle frappe. L’idéologue finira même le travail. Judith, tourmentée, a-t-elle tué à regret ? Son ennemi était-il devenu l’objet de son désir ? Ont-ils suspendu pour toujours l’instant de leur amour pour le rendre absolu ? Holopherne a accepté l’expérience. Son abandon réfléchi face à Judith, est-ce la maîtrise de sa mort ou l’expression de l’amour absolu ?
Que se passe-t-il quand la mort entre dans la vie ? Le désir, la mort, l’amour, la soif du pouvoir ont vidé le mythe de son sens, mais dévoilent que ce qui fonde notre identité, l’amour et la mort sont intimement liés. Il y a un jeu de séduction entre la mort et l’érotisme, l’érotisme étant selon Bataille « l’approbation de la vie au moment de la mort ».
Chantal de La Coste
Vous êtes d’abord scénographe, ce travail correspond à votre première mise en scène : il a fallu la rencontre avec une oeuvre théâtrale pour vous donner envie de prendre cette responsabilité de metteur en scène ?
Oui, souvent je manifestais le désir de faire une mise en scène, j’en parlais mais ça s’arrêtait là. Je ne me sentais pas légitime dans ce travail… C’est vraiment la rencontre avec un texte qui m’a presque obligée à franchir le pas. En lisant Judith de Howard Barker je me suis dit : « Voilà, c’est ça ». Mais je ne savais pas quoi. Il se trouve aussi que j’avais vu Anne Alvaro dans Gertrude, le Cri, une autre pièce de Howard Barker. Son interprétation m’a donné envie de me plonger dans l’oeuvre de cet auteur.
Cet épisode biblique est d’une rare violence ?
C’est peut-être une des raisons pour laquelle il y a beaucoup de discussions autour de ce texte : pour certain c’est l’acte sexuel entre Judith et Holopherne qui pose un problème, pour d’autres c’est le crime. La séduction et la mort, inextricablement liées, est un mystère pour moi que j’avais envie de comprendre ou d’approcher de plus près. C’est un peu comme une torche qui s’enflamme et qui dévore tout.
Comment avez-vous choisi les comédiens ?
Je crois qu’il faut des comédiens « solides » pour faire entendre ces personnages car la langue de Barker est une langue très présente, très dense mais elle n’est pas simple à se faire entendre. J’ai donc beaucoup de chance d’avoir Anne Alvaro, Sophie Rodrigues et Hervé Briaux. J’ai l’impression que l’écriture de Barker n’est jamais stable, il nous prend à contre-pied, il y a des décrochements permanents. Cela peut devenir très drôle, même s’il s’agit d’un rire qui n’est pas libérateur mais plutôt cruel et gênant. Ces trois comédiens ont la virtuosité nécessaire à cette langue.
Comment voyez-vous les trois personnages de la pièce, Judith, Holopherne et la suivante ?
L’histoire d’un homme et d’une femme, deux solitudes qui n’arrivent pas vraiment à se rencontrer, enfin, on ne sait pas… À quelques mots près, à quelques sentiments près, à quelques idées près, ils se tournent autour, c’est comme un tango qui serait dansé sans un vrai accord des corps. Une sorte de danse maladroite. Mais dans le tango, il y a le temps des regards avant le temps de l’engagement physique. Ce sont aussi parfois des personnages de polar, puisque nous savons dès le début qu’il va y avoir un meurtre, que le temps est limité, qu’il faut que tout soit fini avant que l’aube arrive. Il y a une tension palpable et en même temps une perplexité à chaque réplique, qui fait prendre une autre direction. On est malmené en permanence puis on se demande comment Judith va atteindre son but. C’est là qu’intervient la servante idéologue, qui navigue entre inquiétude et perplexité mais n’oublie jamais l’objectif à atteindre : sauver son peuple en tuant Holopherne. C’est elle qui force la main de Judith.
N’y a-t-il pas comme un renversement du comportement des héros dans cette nuit tragique ?
Certainement, puisque le tyran apparaît incertain et troublé pendant cette nuit alors que dans sa vie diurne, il apparaît comme sûr et certain de ses actes, de ses actions même les plus épouvantables. Le doute ne semble pas l’effleurer. Quand à Judith, la femme fidèle, pure et irréprochable, elle doit devenir une quasi-prostituée pendant cette même nuit. On pourrait croire à une vraie provocation mais en fait il s’agit d’un déplacement, d’une autre façon de voir les évènements. Le théâtre est l’endroit idéal pour parler de ce trouble, du flou, de l’incertitude qui anime les êtres humains. Plus généralement je crois qu’au théâtre il faut toujours sortir en se disant « je ne m’attendais pas à ça »....
Vous avez donc été séduite tant par le fond de l’oeuvre que par sa forme ?
Certainement, par la densité de l’écriture, par sa forme que je trouve poétique, c’est-à-dire non explicative, pas narrative, une écriture « musculaire » avec des suspens, des pertes. C’est une écriture, une langue, qui va directement de la pensée à l’expression de la pensée. On peut lâcher le sens sans perdre la compréhension. On est toujours dans un dédale étrange. Je me demande ce qui rend cette rencontre entre cet homme et cette femme si facinante et mystérieuse alors que l’on connaît l’issue… Que cache cette obsession de l’expérience de la mort de ce tyran, que cherche-t-il à comprendre ? Holopherne est tyrannique, il égorge hommes, femmes, enfants, mais il est fait aussi de faiblesses. Judith est une héroïne venue sauver son peuple mais elle est troublée par ce qu’elle a du mal à nommer, et qu‘elle semble découvrir pour la première fois : le désir ? l’amour ? le pouvoir ? La scène où Judith doit se déshabiller est exemplaire de cette complexité, de ce débat permanent qui agitent les personnages.
Propos recueillis par Jean-François Perrier
« Chantal de la Coste fait appel à trois comédiens de talent, sur les épaules desquels elle construit un théâtres des passions humaines. Un cadeau rare pour une première rencontre. » Emmanuel Cognat, Lestroiscoups.com, le 3 juin 2013
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