Georges Lavaudant semble avoir pris plusieurs années à préparer son approche du théâtre grec. En 1994, il avait intégré dans Lumières I un montage dune vingtaine de minutes daprès Agamemnon, comme un rétroviseur tourné vers lorigine du théâtre. Peu après, il avait animé au Conservatoire un stage consacré aux trois Electre dEschyle, Sophocle et Euripide, avant de créer dans la Cabane de lOdéon un spectacle intitulé Ulysse-Matériaux. Plus récemment enfin, en 1997, il a présenté au Petit Odéon Ajax/Philoctète, un spectacle dune heure autour des héros de Sophocle quincarnaient deux des comédiens de sa troupe, Patrrick Pineau et Philippe Morier-Genoud. A présent, pour la première fois, Georges Lavaudant se confronte pleinement à la tragédie grecque en tant que " grande forme ". Pour cela, il a choisi de revenir à Eschyle et à lunique trilogie que lAntiquité nous ait transmise : lOrestie, le dernier chef-doeuvre de laîné des Tragiques, auquel le jury athénien décerna le premier prix au concours de 458 avant notre ère.
LOrestie est une vieille histoire, une histoire de sang versé et de vengeance interminable, celle de quelques destins humains emportés dans les remous de lavenir qui se prépare. Lhistoire dun triomphe maudit dès son origine, souillé dans lexcès même de son éclat. Celle dAgamemnon, le roi vainqueur à son retour de Troie, le père qui avait sacrifié sa fille à son sens du devoir et à son désir de victoire, et qui revint après dix ans au sommet de sa gloire pour trouver au fond de son propre palais une mort ignoble aux côtés de Cassandre, la prophétesse captive dont il avait fait sa compagne. Celle de son épouse Clytemnestre, qui attendit toutes ces années de lui faire enfin payer le sacrifice dIphigénie, mais qui accueillit entretemps Egisthe, son amant, dans la demeure royale dont elle avait la garde, confondant ainsi aveuglément en une seule rage sa tendresse maternelle, sa jalousie de femme et ses fureurs damante. Ce sont les derniers soubresauts dune histoire de famille, celle des Atrides, dont la malédiction est reconduite de génération en génération jusquà toucher à son comble : malédiction de la lignée dAtrée, qui dépeça les fils de son frère Thyeste pour les lui faire dévorer - dEgisthe, lunique survivant de ce festin sanglant, qui vengea son père en dressant à son cousin Agamemnon un piège mortel dOreste, fils dAgamemnon et petit-fils dAtrée, qui frappa à son tour sa propre mère et son amant usurpateur. Une histoire dhommes qui se tuent entre eux, où peu avant quelle ne sachève " une femme au coeur dhomme " intervient et tente dimposer en vain sa propre conclusion.
Cest aussi lhistoire de la fin dune telle histoire, le mythe qui prend congé de lépoque des rois en rompant le fil sanglant que les hommes sobstinent à renouer. Car lOrestie est contemporaine des premiers temps de la démocratie athénienne, de louverture dun espace jusque-là inouï : celui de la politique (comme dimension partagée de lexistence commune de la cité), celui du droit (comme expression des principes régissant les relations entre citoyens égaux, mais aussi comme nécessité de leur interprétation), celui de la philosophie (comme pratique dune pensée qui sexpose à largumentation et ne tire son autorité que dune telle exposition). Ou encore celui de lhistoire, comme récapitulation rationnelle du sens de lactivité effective des hommes. Cet espace critique, celui du débat et de lincessante élaboration des règles et des valeurs qui en permettent la possibilité, est aussi celui où le théâtre grec sest déployé. Revenir à ce théâtre nest donc pas un acte de piété archéologique : nous habitons encore lespace de louverture duquel il porte témoignage, qui nexiste ou ne se transmet quen étant à chaque fois repris, interrogé comme une fondation sans fin. Et ce travail dinterrogation, que les Grecs furent les premiers à conduire, est lui-même constitutif de lespace quils nous ont légué.
Sur la scène du théâtre de lAthènes démocratique, en 458 avant Jésus-Christ, lOrestie donne à voir le moment où le dernier criminel, Oreste, avant de se condamner lui-même à lexil, prend le peuple à témoin quun dieu lavait poussé à mettre à mort sa mère. Car la loi non écrite du talion, loi antique et obscure des temps de la noblesse, était aussi dictée par des puissances immortelles, et les redoutables Erinyes, les chiennes divines surgies du sang des victimes, sen portaient impitoyablement garantes. Passions, intérêts, devoirs, tous les motifs dont les hommes débattent et qui éclairent leurs actions expriment aussi les conflits qui opposent entre eux les dieux de différentes générations, ceux de lordre ancien contre les enfants de Zeus, les Erinyes contre Apollon et Athéna. Et sans les dieux nouveaux, Oreste serait livré sans rémission à sa souillure : il faut quAthéna fonde et préside un tribunal de citoyens, il faut quApollon plaide la cause du matricide devant un jury de mortels, il faut enfin que la déesse vote en faveur de lacquittement (" en faveur du père ", dit-elle) pour quOreste soit arraché au destin des Atrides. Alors seulement celui qui a donné son nom à la grande trilogie dEschyle, le premier de sa famille à avoir assumé non seulement son crime mais la part dhorreur qui en retombe sur sa tête, sera sauvé et avec lui, la légende de sa famille touche à son terme et se dissipe dans un passé révolu.
Reste le temps présent, et son théâtre où se réfléchissent ses origines, comme un espace où revenir encore et toujours, maintenant que les dieux sont absents, à la naissance nécessaire et tourmentée de la justice.
La tragédie nest pas seulement une forme dart : elle est une institution sociale que, par la fondation des concours tragiques, la cité met en place à côté de ses organes politiques et judiciaires. En instaurant sous lautorité de larchonte éponyme, dans le même espace urbain et suivant les mêmes normes institutionnelles que les assemblées ou les tribunaux populaires, un spectacle ouvert à tous les citoyens, dirigé, joué, jugé par les représentants qualifiés des diverses tribus, la cité se fait théâtre ; elle se prend en quelque sorte comme objet de représentation et se joue elle-même devant le public. Mais si la tragédie apparaît ainsi, plus quaucun autre genre littéraire, enracinée dans la réalité sociale, cela ne signifie pas quelle en soit le reflet. Elle ne reflète pas cette réalité, elle la met en question. En la présentant déchirée, divisée contre elle-même, elle la rend tout entière problématique. Le drame porte sur la scène une ancienne légende de héros. Ce monde légendaire constitue pour la cité son passé un passé assez lointain pour quentre les traditions mythiques quil incarne et les formes nouvelles de pensée juridique et politique, les contrastes se dessinent clairement, mais assez proche pour que les conflits de valeur soient encore douloureusement ressentis et que la confrontation ne cesse pas de sexercer. La tragédie, observe justement Walter Nestle, prend naissance quand on commence à regarder le mythe avec loeil du citoyen. Mais ce nest pas seulement lunivers du mythe qui sous ce regard perd sa consistance et se dissout. Le monde de la cité se trouve du même coup mis en question et, à travers le débat, contesté dans ses valeurs fondamentales. Même chez le plus optimiste des Tragiques, chez Eschyle, lexaltation de lidéal civique, laffirmation de sa victoire sur toutes les forces du passé ont moins le caractère dun constat, dune tranquille assurance, que dun espoir et dun appel, où langoisse ne cesse jamais dêtre présente, même dans la joie des apothéoses finales. Une fois posées les questions, il nest plus pour la conscience tragique de réponse qui puisse pleinement la satisfaire et clore son interrogation.
Jean-Pierre Vernant
Mythe et tragédie en Grèce ancienne,
Paris, Maspero, 1967, pp. 24-26
Place de l'Odéon 75006 Paris