Le sacre de l'adolescence
Le précurseur de l'expressionnisme
Quelques axes de mises en scène
Souvenirs d'un choix
Faire valoir l'humour
Egoïsme
A la scène*
Printemps
Questionnaire (Wedekind répond)*
Freud - Intervention sur L'éveil du printemps à la Société Psychologique du Mercredi à Vienne, en 1907. *
La parole est à Rudolf Reitler, pour un exposé sur le thème : L'éveil du printemps, de Wedekind.
Discussion (extraits)
A un jeune homme
Le texte de L'éveil du printemps est publié aux Éditions Gallimard et aux Éditions Théâtrales.
Melchior, Wendla, Ilse, Moritz, Hans…, des camarades d'école, curieux et passionnés se confrontent au monde " bien-pensant " des adultes. L'éveil furieux des sens de l'adolescence, les peurs et les menaces de l'entourage peuvent conduire à la mort… Ce drame évoque les troubles profonds d'une jeunesse aux prises à la rigidité de l'éducation, au refoulement et à la répression de la sexualité.
Le précurseur de l'expressionnisme
La vie de Frank Wedekind ne cesse d'étonner : journaliste, secrétaire d'un cirque, puis d'un marchand de tableau, chef de publicité, chansonnier, acteur et directeur d'une troupe de théâtre... et c'est sans doute à travers la multitude de ces expériences que prend naissance l'œuvre de ce poète majeur de la fin du 19ème siècle.
Contemporain de Thomas Mann et de Herman Hesse, il sera l'opposant farouche d'Hauptmann.
C'est en 1890 que paraît L'éveil du printemps. Cette pièce scandaleuse, dont Freud fera l'éloge à sa création, ne sera jouée qu'en 1906.
Les écrits de Frank Wedekind se dégagent du naturalisme propre à la littérature allemande de cette fin de siècle, et son œuvre se compose sans souci d'intrigue et de logique.
Précurseur de l'expressionnisme, Frank Wedekind est l'auteur d'une œuvre résolument moderne par la déconstruction de ses écrits d'une part, mais aussi par une syntaxe proche du poème dramatique.
Quelques axes de mises en scène
Se confronter à L'éveil du printemps, ce n'est pas raconter une histoire mais des histoires. C'est au croisement des différents chemins empruntés par Melchior, Wendla, Moritz, et Hans... que la pièce fait sens en proposant une représentation de l'adolescence dans ce qu'elle a de plus complexe et de plus absolu.
Wedekind déconstruit le drame classique théâtral au profit d'une construction quasi cinématographique où chaque scène est un nouvel espace, et chaque discussion, chaque petit évènement une pierre à l'édifice de ce labyrinthe littéraire.
Ici, il n'y a pas d'intrigue qui appellerait à une quelconque fin ou à la résolution d'un drame : L'éveil du printemps est un questionnement perpétuel. La pièce navigue dans les méandres, les remous intérieurs de ces êtres à mi-chemin entre Type et Personnage. La dernière scène n'apporte pas de réponse ; elle laisse seulement entrevoir le chemin du possible.
De même, Wedekind désamorce l'apparent quotidien par une poésie, une musicalité qui ne sont pas sans rappeler Le Sacre du Printemps. Et travailler sur L'éveil du Printemps, c'est envisager le théâtre sous sa forme musicale : des motifs déconstruits dans un ensemble paradoxalement ordonné et nourris des mêmes changements de rythmes, de tonalités que l'œuvre de Stravinsky.
Par ces procédés, le lecteur et le spectateur ne partagent pas seulement les parcours sinueux des personnages, mais tendent aussi vers ce point où ici coïncide avec nulle part : l'œuvre ouverte par excellence.
Cette œuvre nous oblige donc à approfondir le rapport à l'espace théâtral et à creuser la capacité imaginative de celui-ci à travers les trois dimensions que sont le texte, l'univers sonore, et le geste : c'est alors pour l'acteur et le metteur en scène partir à la recherche d'un territoire où choré-graphie (écriture des corps) et parole se complètent dans un chant en contrepoint.
Les souvenirs de mes premières lectures de L'éveil du printemps n'ont rien de linéaire. Je n'avais pas en mémoire l'ordre chronologique des scènes, mais un ensemble d'actions convergeant vers un même point.
J'ai compris, quelques temps plus tard, en lisant un recueil de correspondances et de textes divers autour de L'éveil, le mécanisme qui avait pu produire cette sensation particulière. Frank Wedekind dit qu'il a commencé à écrire cette pièce sans plan, par l'apposition de diverses scènes.
Pourquoi est-ce que je vous dis cela ? Parce que j'ai sans doute été touché par cette construction qui laissait percevoir le sujet sous toutes ses formes dans un même temps ; comme dans les toiles de Picasso où l'on entrevoit le personnage sous toutes ses coutures.
Cette forme apportait, d'ailleurs, un autre regard sur l'adolescence. Elle accélérait le rythme sans développement inutile, et favorisait un discours abrupt. Quand je dis " abrupt " , c'est qu'il ne s'agit pas d'une écriture " brute " . F. Wedekind propose un chant bien plus qu'un cri. Par là même, il donne toute l'épaisseur à l'écriture que requiert cet âge - contrairement à certaines idées préconçues sur le langage et les désirs adolescents - et en transcende les questions qui dépassent largement le cadre de la pièce.
L'autre souvenir, c'est que j'ai beaucoup ri. Non pas que cela soit une pièce comique à proprement parler, mais le texte ne se replie pas sur le drame. Il est à la fois poreux à la richesse de l'humour et à la distance que l'auteur a pu entretenir avec son sujet.
Et puis, je fus surpris par la dernière scène ; cet espace vers lequel tout converge. En jouant avec les limites du théâtre - un fantôme apparaît, et surgit un Homme Masqué (ne serait-ce pas l'auteur lui-même ?) -, Frank Wedekind pose un regard distant sur les précédents évènements de la pièce, mais il permet surtout d'accéder à un statut particulier, celui d'être hors du temps.
Paul Desveaux
J'ai fait mon possible pour faire valoir l'humour, tout particulièrement dans la figure de Wendla, dans toutes les pièces avec sa mère et même dans la dernière, à relever l'intelligence et l'enjouement, à adoucir la passion, même dans la dernière scène, celle du cimetière.
Je crois que l'œuvre agit de façon d'autant plus saisissante qu'elle est jouée innocente, ensoleillée, rieuse. Ainsi surtout le monologue de Moritz, conclusion du second acte, que j'ai fait parler jusqu'à la fin de façon amusante.
Frank Wedekind
extrait d'une Lettre à Fritz Basil *
L'homme vient au monde avec des dons de toute sorte. Chez les enfants déjà, on peut remarquer que l'un aime donner, l'autre non, que l'un est compatissant, l'autre ne ressent rien. Aux enfants, personne ne peut en faire reproche ni mérite. On cherche surtout à les faire se dépendre de la première chose, à leur inculquer la seconde. Mais dans bien des cas, l'accomplissement du devoir ne " rentre " pas, et les dispositions naturelles se développent sans être dérangées. Jusque-là, les enfants sont encore irresponsables. Mais bientôt, ils deviennent membres de la société humaine en entrant dans la vie, et alors, c'est tout de suite des phrases comme : celui-ci est bon, celui-là est méchant ; celui-ci est généreux, celui-là est avare. Les méchants et les avares sont qualifiés d'égoïstes et la haine et la malédiction du monde pèsent sur eux. Mais demandons-nous lesquels sont les plus heureux, les haïs ou les aimés ? Je pense quand même que les derniers jouissent d'une belle existence - Humanité indigne, où est ton entendement ? Un aveugle-né, tu le prends en pitié à cause d'une infirmité physique, et l'avare, tu le condamnes pour une infirmité morale ! Est-ce là ta miséricorde ? Ton amour prochain ? - Ces malheureux, vous les traitez d'égoïstes ! - Etes-vous meilleurs qu'eux, héros de sainteté ? - Qu'on vous arrache votre peau de mouton, on verra partout sortir les mêmes loups égoïstes ! Qu'il y en ait un qui ose jeter la pierre sur son pauvre frère, venu au monde moins parfait que lui, et je lui mettrai le feu.
Frank Wedekind
extrait d'une Lettre à Fritz Basil écrite à dix-sept ans (1881) à un camarade *
Je n'ai été admis ici à Berlin qu'à la dixième répétition et je suis tombé là sur une vraie tragédie en chair et en os, avec les accents les plus dramatiques, d'où tout humour était absent. J'ai fait mon possible pour faire valoir l'humour, tout particulièrement dans la figure de Wendla, dans toutes les pièces avec sa mère et même dans la dernière, à relever l'intelligence et l'enjouement, à adoucir la passion, même dans la dernière scène, celle du cimetière.
Je crois que l'oeuvre agit de façon d'autant plus saisissante qu'elle est jouée innocente, ensoleillée, rieuse. Ainsi surtout le monologue de Moritz, conclusion du second acte, que j'ai fait parler jusqu'à la fin de façon amusante. Je crois que la pièce, si on en accentue le tragique et la passion, risque de produire un effet rebutant.
Frank Wedekind
extrait d'une Lettre à Fritz Basil
Bienvenue, ô belle bergère
habillée si légèrement,
le coeur joyeux, l'humeur légère,
bienvenue, bienvenue aux champs.
Vois mon ruisseau, qu'il coule clair
pour désaltérer ton troupeau !
Viens, assois-toi, si tu es lasse,
tout près de moi, sur la prairie.
Et si te trouble le soleil,
ou si tombe une fraîche pluie,
mon manteau n'est pas trop petit,
tous les deux, couchons-nous dessous.
Frank Wedekind*
Questionnaire (Wedekind répond)*
Qualité préférée chez un homme : le tempérament, l'énergie
Qualité préférée chez une femme : l'intelligence
Mon idée du bonheur : être utilisé selon ses aptitudes
Principale aptitude : au mensonge
Principale inaptitude : à dire la vérité
Science préférée : la science des religions
Tendance artistique : Michel-Ange, Titien, Rubens, Makart
Société préférée : insouciante et gaie
Antipathie insurmontable : du piano mal joué
Ecrivain préféré : Schiller
Compositeur préféré : Beethoven
Livre préféré : Casanova
Instrument préféré : le quatuor à cordes
Héros préféré en poésie : Richard III
Héros préféré dans l'Histoire : Alexandre le Grand
Couleur préférée : rouge
Fleur préférée : Kala
Plat préféré : le poisson, la volaille, la salade verte
Boisson préférée : un petit vin du pays
Nom préféré : Tilly
Sport préféré : faire du théâtre
Jeu préféré : jouer avec le monde
Comment vis-tu ? pas trop mal
Ton tempérament : mélancolique
Ton trait de caractère principal : l'entêtement, j'espère
Devise : 2 X 2 = 4
13 février 1907. La scéance a lieu au domicile de Freud, IX Berggasse 19. Il est neuf heure du soir. Sont présents, outre Freud, qui préside : Adler, Federn, Heller, Hitschmann, Kahane, Rank, Reitler, Sadger. Otto Rank, en sa qualité de secrétaire appointé de la Société, prend les notes qui lui permettront de rédiger les Minutes.
La parole est à Rudolf Reitler, pour un exposé sur le thème : L'éveil du printemps, de Wedekind.
Reitler commence par définir les trois personnages principaux : Moritz Stiefel, qui ne dépasse pas le stade de la sexualité infantile (auto-érotisme) ; son ami Melchior Gabor, qui poursuit son développement au-delà, jusqu'à la sexualité normale (rapports sexuels avec WENDLA) ; et Wendla, qui présente de nettes tendances masochistes. Dès la toute première scène, on la voit trahir la peur qu'elle éprouve devant l'éveil de la sexualité (pensée de mort, etc).
Reitler détaille alors la pièce, scène par scène, donnant au fur et à mesure ses interprétations.
Il montre par exemple que l'athéisme naissant et l'émancipation concomitante à l'égard de l'autorité parentale sont rapportés par Wedekind lui-même à la découverte de l'activité sexuelle des parents.
Il note que la rédaction d'un journal intime peut être considéré comme une sorte de décharge psychique.
Selon lui, l'histoire de la reine sans tête, Maria, et du roi à deux têtes, qui en donne une à la reine, constitue une représentation symbolique de la bisexualité.
Dans la dernière scène, il interprète le fantôme de Moritz comme une représentation du désir de Melchior de revenir à la sexualité infantile, tandis que l'Homme Masqué représente la sexualité de l'adulte. Ces deux personnages sont simplement des projections du combat qui se déroule dans l'âme de Melchior.
Du point de vue de la théorie de la sexualité, il n'y a aucun reproche à faire à Wedekind. On pourrait seulement considérer peut-être comme une omission le fait qu'il ne souligne pas assez l'importance des zones érogènes dans la vie présexuelle.
Enfin, Reitler fait quelques observations sur le processus de la création chez Wedekind en se référant à la remarque du professeur Freud selon laquelle Jensen donne dans sa Gradiva une description du développement d'une idée délirante qui est tout à fait correcte du point de vue clinique. Or, en réponse à une question, Jensen a pu affirmer n'avoir été guidé que par son intuition, et qu'il ne connaissait rien du tableau clinique des idées délirantes et moins encore de leur mécanisme. Qu'en est-il pour Wedekind ? On se refuse à le croire aussi profane en ces matières.
FREUD. - Quand on prend le rêve où le garçon voit des jambes habillées de collants marcher sur le pupitre, on ne doit pas oublier que l'école est faite à ses yeux, au moins en partie, pour le tenir éloigné de l'activité sexuelle. Aussi, derrière la tyrannie scolaire, ce qu'il voit, c'est la femme.
En ce qui concerne les journaux intimes, on peut aussi bien les considérer comme un moyen de répression. J'ai actuellement un patient qui avait l'habitude de tenir son journal avec zèle. Eh bien, maintenant que l'on peut examiner de tels écrits à la lumière de la psychanalyse, on s'aperçoit que le sujet y omet régulièrement l'essentiel, qui est l'inconscient des premiers temps.
A propos de l'athéisme, il est certain que la foi en Dieu coïncide régulièrement avec la foi dans le père. Un de mes patients, une femme, a perdu sa foi en Dieu quand elle a perdu la confiance qu'elle avait en son père.
Les mauvais traitements que subissent les enfants dans le sac me rappellent le châtiment qui punit habituellement la masturbation.
Je tiens pour une notation très fine de la part de Wedekind que de montrer chez Melchior et Wendla une aspiration à l'amour objectal sans choix d'objet, puisqu'ils ne sont aucunement amoureux l'un de l'autre.
(...)
FEDERN. - De tous les grands psychologues parmi les écrivains modernes, Dostoïevski, Musset, Jacobsen, etc., seul Wedekind a reconnu l'importance de la sexualité infantile. Peut-être est-ce un signe des temps. Peut-être les temps sont-ils mûrs. Le travail de Wedekind joue sans doute un rôle positif pour guérir l'humanité des tourments que lui inflige la sexualité.
ADLER. - Je n'ai jamais considéré Wedekind comme un poète. C'est plutôt quelqu'un d'extrêmement astucieux. A l'époque où il écrivait L'éveil du printemps, il vivait à Zurich, dans la débauche, et on le tenait pour un dépravé. Quand on lui demandait ce qu'il faisait : " je m'occupe à mourir " .
Voilà la tournure d'esprit qui lui a permis de donner une solution aux problèmes de sa pièce.
Chez lui, on ne peut pas dire que c'est le matériel réprimé qui trouve une expression poétique, ... il sait, à proprement parler, tout ce qu'il y a à savoir.
Voyez par exemple comme il fait le masochiste, une sadique en même temps, qui satisfait ses instincts de cruauté en s'occupant de bonnes œuvres.
Jeune homme, en vain tu tends les mains
vers les pommes du paradis ;
des seins des filles les plus drus
ne goutteront que des soucis.
Si tu t'y risques, si tu trouves
ton bonheur à ces diables blancs,
pauvre ami, on te verra vite
de tristesse à ton tour gouttant.
Les fringantes, les élégantes
deviennent tôt des impotentes,
et les plus agiles danseuses
s'en vont vers le tombeau boiteuses.
Frank Wedekind*
* Extraits de A propos de l'éveil du printemps de Wedekind - Christian Bourgois Éditeur – Festival d'Automne (Édition épuisée)
30, quai de Rive Neuve 13007 Marseille