« La voiture elle s’arrête. Maman elle dit il faut pas tu bouges, il faut pas tu parles pas, il faut pas tu fais aucun bruit. Je dis à son oreille maman j’ai faim. Elle dit plus fort à mon oreille idiote tu penses qu’à ton ventre. Je dis non, je pense à la pomme le monsieur gentil il me l’a donnée. Elle dit il faut pas tu t’approches de ce salaud. Je dis il est gentil, il m’a fait le câlin, il m’a donné la pomme. Maman elle cherche avec sa main dans le noir. Elle prend ma main, elle serre elle serre. J’ai mal beaucoup. Je vois dans ma tête elle est très fâchée. Elle dit il faut pas tu laisses cette sale race il te touche. Je dis d’accord. Elle serre elle serre plus fort encore. Elle dit tu as bien compris, je dis oui maman chérie. Elle lâche ma main. Je dis s’il te plaît maman je veux manger. Elle dit tu te tais oui ou non. Elle dit les hommes dehors ils nous attrapent, ils disent tu rentres pas dans la France, tu tournes là-bas. Elle dit tu veux les hommes là-bas ils tirent sur toi. Je dis je veux pas mon visage avec le sang. Elle dit tu te tais alors. Je dis oui. Je parle pas, j’écoute. J’entends les monsieurs ils parlent dehors. Je sens maman elle tremble. Je dis maman j’ai très peur (…) »
C’est une petite fille qui parle, coincée dans son destin comme dans le coffre de cette voiture qui l’a fait traverser la frontière avec sa mère.
Elle vient d’un pays de misère, la douleur rentrée à fleur de peau. Elle nous dit sa courte vie avec ses mots d’errance. Le père et le frère morts, la fuite, la faim, le passeur, le pays quitté, les frontières et… le « pays de la France », le pays où l’on ne met pas ses chaussures neuves car sinon « les gens ils donnent pas les pièces de sous », le pays où le monsieur dit à sa mère « tu donnes les pièces de sous ta fille elle ramasse »…
Pourtant, elle est comme les autres, elle veut une vie de petite fille, avec des rêves et une poupée à la robe rose, belle comme un avenir. Alors dans les rayons du supermarché, la poupée brille de mille et une paillettes tentantes, trop tentantes… Mustapha Kharmoudi vient du sud et c’est de l’est qu’il nous parle. On pense Maroc et on entend Roumanie, Bulgarie, roms, car, en fait, il nous parle du monde, des autres, de tous les autres. Et de nous aussi, un peu… Mustapha Kharmoudi nous touche car il donne à sa petite héroïne des mots qui sonnent justes et vrais dans une langue totalement inventée.
Seule en scène, Caroline Stella est blottie dans le texte, dans cette langue façonnée de désirs de tendresse, avec ces mots murmurés dans l’accent des départs. Elle modèle à voix nue une petite Alice au pays des frontières, un pays où les Lapins Blancs n’ont pas de montre à gousset…
Bernard Magnier
« Une histoire écrite avec des mots simples. La comédienne porte ce monologue avec une belle énergie et beaucoup de sensibilité (…) Le spectacle est poignant. » Télérama
Le théâtre de Mustapha Kharmoudi est à mon sens un théâtre du récit, où l’intrigue ressemble à un entrefilet à la rubrique des faits divers. Pour « L’humanité tout ça tout ça » il s’agit d’un passage clandestin d’une petite fille et de sa mère fuyant la guerre, puis d’une arrivée « dans le Pays de la France » jusqu’au dénouement : la mère abandonnera l’enfant pour lui permettre de survivre.
Mais chez Kharmoudi, tout est porté par la langue et le personnage principal n’est pas forcément l’enfant, mais sa parole. C’est elle qui fait théâtre au sens où elle déploie les dédales d’un labyrinthe, celui de la mémoire de cette enfant où tout est éternellement au présent. C’est elle qui nous fait entendre toutes les voix en elle : de la mère ou du passeur, du père et du frère morts ou encore celles des passants. C’est elle qui porte la trace de la tension entre le pays d’avant et le pays de la France, entre langue étrangère et langue maternelle, entre monde adulte et monde de l’enfance. Par elle, le visage des anonymes nous est délivré.
Je reconnais cette manière de creuser la langue comme territoire réinventé par l’exil. Il se dégage un lyrisme qui naît de l’écart, piochant dans un lexique à priori banal parce qu’elle témoigne d’un saisissement au coeur même de l’expérience : celle d’être à la lisière, à la frontière de deux états, de deux mondes…
C’est un théâtre qui se déploie par l’acteur, par son acharnement à laisser la langue altérer son souffle pour restituer la parole des protagonistes de Kharmoudi. Un théâtre où les voix portées dans la parole de l’enfant, permet à la manière des poupées russes, toutes les possibilités de « faire corps » avec la petite fille et avec ceux qui l’accompagnent dans son périple.
Invité par l’actrice portant, métabolisant cette parole, c’est un théâtre qui fait le pari de créer l’empreinte en nous de cette épopée, d’envisager l’expérience non seulement du point de vue de l’enfant, mais aussi d’en être le dépositaire : le spectateur devenant ainsi témoin des métamorphoses et des passages de cette « Alice au pays des frontières »…
Véronique Vellard
159 avenue Gambetta 75020 Paris