La Nuit des Rois est une formidable mécanique de théâtre qui explore les zones troubles du désir et de l'identité. Les jeux de l’amour, les méprises et les quiproquos, y révèlent la puissance des faux-semblants et la fragilité des certitudes. Comme dit Feste, le bouffon, « rien n’est de ce qui est ». Dans ce monde des apparences, l’illusion révèle la vérité des personnages et le comique, leur tragédie comme l’envers du décor : le théâtre est véritablement le piège où Shakespeare attrape la conscience des hommes. (...)
Du lyrisme au burlesque, de l’intime à l’épique, de l’étrange au banal, Shakespeare glisse sans cesse d’un registre d’écriture à un autre. Comme dans les rêves, il échafaude d’improbables fictions et joue avec les paradoxes pour faire affleurer l’inconscient et laisser deviner l’invisible. Ainsi, le travestissement de Viola en Cesario, qui est au coeur de la pièce déclenche-t-il une tempête de pulsions et d’affects confus et inavouables.
Derrière les masques se cachent des êtres piqués de mélancolie, rongés de narcissisme. Des personnages déchirés entre leurs professions de foi proclamées et les tendances secrètes de l’âme ou de la chair. La Nuit des Rois se situe dans le prolongement de mes précédents spectacles qui revendiquaient la théâtralité comme un postulat de départ.
Shakespeare inscrit sa « comédie des comédies » dans un pays légendaire, l’Illyrie. Il nous place d’emblée dans un espace intermédiaire entre songe et réalité - un espace de théâtre - et nous rend complices de ses personnages qui vont progressivement nous entraîner dans la fiction. Avec une liberté et une insolence jubilatoires, il saute allégrement du raffinement compassé des amoureux à la truculence rabelaisienne de la suite d’Olivia. Il nous bouscule d’un univers à l’autre. Les couleurs sont franches, saturées. Les esthétiques et les codes de jeu s’entrechoquent. (...)
Dans l’élan de Mme de Sade, je souhaite m’entourer d’acteurs qui soient aussi chanteurs et musiciens afin de pouvoir inventer avec eux des variations, fugues et contrepoints qui prolongent et enrichissent le parcours des personnages.
Shakespeare, en son temps, a beaucoup pillé ses contemporains pour construire ses intrigues et les inscrire dans une réalité qui soit partagée par le plus grand nombre. Cela n’a en rien entamé son exigence, ni écorné son génie. Son écriture embrasse toute la vie et nous invite à « faire théâtre de tout » sans nous soucier de bon ou mauvais goût mais en nous attachant à restituer cette légèreté et cette intelligence qui permettent de s’infiltrer en profondeur dans les failles et les fissures de l’âme humaine.
J. Vincey, Octobre 2008
Traduction Jean-Michel Déprats.
49 avenue Georges Clémenceau 92330 Sceaux