« … Chaque coup m’abrutissait davantage mais en même temps me raffermissait dans ma décision : ne pas céder face à ces brutes qui se flattaient d’être des émules de la gestapo… »
Un témoignage unique et poignant
50 ans après
Note d'intentions
Rappel des faits
Le texte
Extraits
Cheminement artistique et scénographique
Un témoignage unique et poignant des tortures terribles endurées par Henri Alleg lors de la bataille d'Alger. En pleine guerre d'algérie, Henri Alleg est arrêté à Alger et torturé par des parachutistes français dans un lieu non-officiel. Pour écrire le récit des sévices endurés lors de son passage au "centre de tri de Bouzareah" et ne pas se faire prendre, il utilise des petits bouts de papiers qu'il plie en tous petits morceaux. Transmis à son avocat, ils seront ensuite édités. Dans ce texte transparaît la conviction d'un homme qu'une parole juste peut venir à bout d'atroces violences. En une heure et quart, le public découvre le combat d'un homme contre la barbarie par la seule force de sa conviction et par sa foi en l'humanité. A l'époque Henri Alleg écrivit ce texte en porte-parole de dizaine de milliers de victimes analphabètes. Cinquante ans après il est plus que jamais d'actualité.
L'auteur vient d'être invité par des universitaires américains pour parler de ce qu'est réellement la torture. La sobriété de la mise en scène et de l'interprétation restitue au texte la puissance qui fût la sienne à l'époque : celle d'une bombe.
Le texte est publié aux Editions de Minuit (1958).
Il y aura bientôt cinquante ans que La Question, écrite secrètement dans une cellule de la prison d’Alger en sortait, page après page, tout aussi clandestinement pour être finalement éditée à Paris et saisie presque aussitôt sur ordre des gouvernants de l’époque. On aurait pu penser que ce petit livre, né des circonstances - une guerre coloniale atroce qui généralisa les massacres de masse, les exécutions sommaires, et l’utilisation systématique de la torture - serait, quel qu’ait été son retentissement lors de sa publication, vite oublié dès la fin des hostilités. Il n’en a rien été. Et voici qu’après d’autres, un jeune acteur, Laurent Gernigon , né bien longtemps après la paix revenue, porte ce texte à la scène. Comment mieux confirmer que celui-ci reste actuel et parle à ceux d’aujourd’hui comme à ceux d’hier ?
C’est ce qu’a voulu montrer Laurent Gernigon, admirablement mis en scène par Kathy Morvan. Il l’a fait avec beaucoup de talent, une grande sensibilité et aussi la conscience de réaliser une œuvre utile. Sa pièce - en fait, un monologue écouté avec passion par les salles et qui, pas un moment, ne suscite la lassitude - à la fois sobre, vivante et profonde, n’a pas pour seule ambition de rappeler - même si cela est nécessaire - un passé dont la révélation bouleversera longtemps encore les esprits. Elle évoque davantage - même s’ils ne sont pas directement nommés - les temps présents, aussi cruels que furent ceux d’hier. Tout en laissant sans réponse beaucoup d’interrogations d’aujourd’hui, elle exalte sans grands mots, le nécessaire combat de tous pour un avenir enfin fraternel et humain.
Merci à Laurent, Kathy et à tous ceux qui ont collaboré à la mise sur pied de ce beau spectacle, d’avoir su faire vivre avec tant de force cette espérance.
Henri Alleg
Lorsque j’ai lu pour la première fois La Question, je vivais en Algérie, pays où j’ai grandi. C’était en 1993, le pays était le théâtre de terribles violences et le récit d’Henri Alleg m’a bouleversé par son actualité. Certes la guerre coloniale n’a rien à voir avec la guerre civile mais ce texte, qui avait mis à l’époque en péril la quatrième République et le système colonial, me sembla d’une extrême efficacité dans la dénonciation de toutes les violences.
Une dizaine d’années plus tard, j’ai relu le texte et j’ai trouvé qu’il avait sa place sur une scène de théâtre. Ce monologue contient en effet un suspens terrible - va-t-il résister à la torture ? – et pose une question, fondamentale : comment résister à la torture ? La réponse se trouve dans l’humanisme qui porte le récit, et ceci me laisse croire que cette parole sera au moins aussi forte sur scène. Car derrière cette écriture transparaît la foi profonde d’un homme dans l’humanité, sa conviction intime qu’une parole juste viendra à bout de toutes les violences.
Depuis, les évènements de l’après 11 septembre 2001 et le recours à la torture par des militaires venant de nations démocratiques m’ont renforcé dans ma conviction que la dénonciation de la torture est non seulement toujours actuelle, mais aussi vitale. Les droits de l’homme ne sont pas un acquis irrémédiable des sociétés démocratiques. Elles hébergent de nombreux démons. Etre contre la torture ne suffit pas, il faut l’être en connaissance de cause. L’œuvre d’Henri Alleg, 50 ans après, participe très fort de cette prise de conscience. En ce sens sa parole bien qu’inscrite dans un contexte très défini est universelle.
Laurent Gernigon
En 1957, en pleine guerre d’Algérie, Henri Alleg, directeur du journal Alger républicain, est arrêté à Alger où il sera torturé par des parachutistes français dans un lieu non-officiel ; le « centre de tri du sous-secteur de la Bouzaréah ». Henri Alleg survit aux séances de torture qui rythment le quotidien du lieu, puis il est transféré dans un camp de détention à Lodi, près de Médéa, d’où il parvient à déposer une plainte auprès du procureur, ce qui lui vaut d’être transféré à la prison d’Alger. C’est là qu’il écrit le récit des sévices endurés lors de son passage au « centre de tri ».
Pour ne pas se faire prendre, il utilise des bouts de papier, qu’il plie en tout petits morceaux et fait passer au fur et à mesure à son avocat. Celui-ci parvient à faire éditer son récit en France en 1958 aux Editions de Minuit, mais pas plus tard que trois mois après sa publication, le livre est interdit. Une telle censure ne s’était plus produite dans le pays depuis 1945, ce qui vaudra à La Question une renommée immédiate. Le texte circule alors sous le manteau. Henri Alleg, lui, est transféré à la prison de Rennes d’où il parvient à s’évader quelques mois plus tard. Il vivra ensuite en exil de longues années et ne prendra connaissance de son propre livre que longtemps après sa parution.
Aujourd’hui, Henri Alleg, 85 ans, vit en région parisienne. Il vient d’écrire Mémoire algérienne, où il relate sa vie depuis sa naissance à Londres, son arrivée à Alger en 1945, son engagement comme journaliste et militant communiste, jusqu’à son propre combat pour l’indépendance de l’Algérie et les difficultés qu’il y a connu dans les années 60. Il y réaffirme surtout avec force sa foi dans une société solidaire.
La Question commence par expliquer à ses lecteurs les raisons d’un tel récit : favoriser un cessez-le-feu et porter à la connaissance du public de métropole la réalité du conflit. Dans cette introduction, Henri Alleg ne fait pas mystère des difficultés de se replonger dans des souvenirs douloureux. Le récit démarre. L’arrestation est très précisément racontée, chaque parachutiste minutieusement décrit, ainsi que le lieu où il est emmené et les techniques d’intimidation utilisées. Puis surgissent la description des tortures infligées et l’attitude de ses bourreaux, provoquant l’impression d’un long tunnel d’où il semble qu’il ne sortira jamais.
Henri Alleg adopte le plus possible la posture de l’observateur, donnant à l’histoire la forme d’un « reportage intérieur ». Son sens du détail dans la description des faits mêlé à une extrême retenue sur ses propres émotions procurent au récit une puissance accrue. Il enchaîne ensuite sur une description générale du centre où il se trouve ; « l’usine à torture », ce lieu où les mécanismes qui en régissent le fonctionnement en font une machine à pervertir les jeunes soldats et à détruire les « disparus ».
Pourtant, de manière inattendue, c’est un message de paix qui clôt le compte-rendu témoignant de « ces journées et de ces nuits de supplices ». Et le témoignage d’Henri Alleg est précieux par la conjugaison de sa qualité d’écriture et de la rigueur intellectuelle dont il fait preuve de bout en bout.
« Dès le moment où le lieutenant entra dans la pièce, je sus ce qui m’attendait. Coupé par un immense béret, son petit visage bien rasé, triangulaire et anguleux, souriait, les lèvres pincées. « Excellente prise, dit-il en détachant les syllabes ; c’est Henri Alleg, l’ancien directeur d’Alger Républicain…(...)
Erulin continuait à me frapper, tandis que l’autre, assis sur une table, assistait au spectacle. Mes lunettes avaient depuis longtemps voltigé. Ma myopie renforçait encore l’impression d’irréel, de cauchemar que je ressentais et contre laquelle je m’efforçais de lutter, dans la crainte de voir se briser ma volonté… Il tenait son visage tout près du mien, il me touchait presque et hurlait : « Tu vas parler ! Tout le monde doit parler ici ! On a fait la guerre en Indochine, ça nous a servi pour vous connaître. Ici, c’est la Gestapo ! Tu connais la Gestapo ?… (...)
En effet mes mâchoires étaient soudées sur l’électrode par le courant, il m’était impossible de desserrer les dents quelque effort que je fasse. Mes yeux sous les paupières crispées, étaient traversés d’images de feu, de dessins géométriques lumineux, et je croyais les sentir s’arracher par saccades de leurs orbites comme poussés de l’intérieur. Le courant avait atteint sa limite et parallèlement ma souffrance aussi. Elle était comme étale, et je pensais qu’ils ne pourraient pas me faire plus mal. Mais j’entendis Erulin dire à celui qui actionnait la magnéto : « Par petits coups : tu ralentis puis tu repars… »
Nous avons décidé de jouer le texte dans son intégralité. Pour que les mots puissent prendre pleinement place dans l’imaginaire du spectateur et par souci d’éviter un réalisme obscène, il nous a semblé préférable de jouer dans un espace dénudé : une table roulante en bois et en métal, une paillasse, une caisse métallique remplie de bouteilles, de vieux journaux et de divers ustensiles.
La lumière occupe une place importante. De nombreuses sources lumineuses sont utilisées : de la petite loupiote à un éclairage d’ensemble avec des projecteurs puissants. Il s’agit en effet d’interroger le rapport à l’obscurité que suggère ce texte. La parole d’Henri Alleg tire tout un pan de notre Histoire des ténèbres. Son histoire se découvre, très progressivement, à mesure que la scène s’illumine.
L’utilisation de bouteilles usagées permet de donner vie à un petit théâtre d’objet, afin de créer une distance précieuse et stimulante dans l’esprit du spectateur. Nous évitons ainsi l’écueil d’un réalisme plat et insupportable par la description trop terrible et trop clinique des faits, pour inviter le spectateur à un voyage dans cette terra incognita : le combat contre la douleur. Les bouteilles permettront, plutôt que d’illustrer l’espace réel tel qu’Henri Alleg l’a connu, de suggérer des ambiances, des rapports à son espace intime.
Nous entrons enfin dans un monde de sensations d’où la raison s’est absentée. Toutes les possibilités du corps et de la voix sont exploitées. Il n’y a plus de personnages, mais il reste un gigantesque cauchemar hors du temps et de l’espace. Nous utilisons de la fumée et une musique adéquate pour troubler un peu plus les sens du spectateur. Puis progressivement le conteur revient vers le public. L’interprétation joue également de ces extrêmes, passant d’un « non-jeu », très proche du récitatif, à une pleine incarnation des personnages en les stylisant quasiment comme des masques. Entre les deux, l’acteur se mue en reporter, passeur d’une parole, sans autre objectif que le témoignage. Le spectateur se sent convié comme lors d’une veillée. Nous voulons éviter tout parti-pris plaintif, misérabiliste ou moralisateur, en faisant totalement confiance au récit sans le dénaturer ni le récupérer. Libre à tout un chacun de se faire sa propre opinion.
35, rue Léon 75018 Paris