Un opéra loufoque et époustouflant
Le théâtre de Christoph Marthaler
“Et par-dessus les nuages et les étoiles, coulait le ruisseau allègre”
Lit, piano, pas de petit déjeuner
Ce pourrait être une jolie fable mélancolique, l’histoire attendrissante et un peu mièvre d’un jeune meunier épris d’une ingrate mais jolie meunière qui le laisserait se morfondre, malade d’amour, sous les ailes de son moulin…
Mais Christoph Marthaler n’hésite pas à bousculer notre conception édulcorée du romantisme Schubertien. De ce cycle de vingt lieder accompagnés de poèmes de Wilhelm Müller, il tire un opéra loufoque et époustouflant. Réveillant la folie de l’esprit romantique, il dé-folklorise Schubert, et multiplie le nombre de meuniers et de meunières, qui tous chantent, jouent, souffrent, se cherchent, trébuchent et espèrent au bord du torrent, à l’ombre du moulin. À travers cette prolifération des doubles et des reflets se joue en effet l’essentiel. Chacun comprend alors que notre meunier n’est en réalité amoureux que de lui-même…
À mille lieues d’une version classique, Christoph Marthaler compose à partir de cette série de lieder un véritable drame romantique qu’il mène tambour battant, dans la plus grande drôlerie.
Quelle est cette chose qui nous mesure sans règle, qui nous tue sans qu’elle existe. Fernando Pessoa
Il y a un rapport entre le temps et le pouvoir. Dès que l’on fait partie de la réalité, on participe à ses rythmes et, si l’on en est exclu, on perd tout pouvoir sur l’organisation du temps. Un chômeur vit lentement, il reste cependant soumis à un rythme, celui qui bat la mesure en dehors de son corps.
Pour ce que Paul Virilio désignait « L’inertie polaire », Alexander Kluge, dix ans auparavant avait créé la formule de « L’offensive du présent sur le reste du temps ». Pour lui, la disparition de la mémoire et de la vision, signifie la disparition de l’histoire. Virilio pensait à la dissolution du temps en tant qu’enchaînement et durée. La vitesse est accélérée d’une telle façon que l’on n’ait plus besoin de se déplacer. Ceux qui participent à la médiatisation du monde peuvent se rendre partout et tout de suite. C’est en cela que le temps ne passe pas plus vite mais se réduit à une pulsation de « temps-zéro ».
Il n’y aurait donc plus d’expérience, plus d’histoire, seulement un « maintenant » toujours renouvelé, le pouvoir absolu du présent. Les biographies ne pourraient donc plus se raconter sous forme de développement cohérent, car elles ne seraient qu’une succession d’états d’âme. James Graham Ballard a écrit une nouvelle racontant l’histoire d’un homme vivant sa biographie à l’envers. Grâce à cette inversion, sa vie semble plus fragmentée. Les sentiments n’évoluent pas, mais s’imposent comme si le hasard les dictait. Et pourtant, cette implacable et douloureuse sensation de se faire mesurer, perdure.
Le théâtre s’oppose à cet harcèlement du temps pour plusieurs raisons. Il se produit à un endroit précis et pendant une durée déterminée. Le théâtre est un endroit qui ne vit que s’il impose une certaine organisation du temps et celle-ci diffère de la vie habituelle. Le théâtre ne produirait pas de nouvelles expériences si, comme toute fiction, il n’affirmait pas une autre organisation du temps, différente de nos habitudes de voir et d’entendre. Le théâtre est un lieu de luxe en ce sens qu’il a le droit de prendre son temps. Il peut arrêter la vie, et l’observer avec précision.
Plus que n’importe quel autre metteur en scène, Christoph Marthaler introduit de façon sous-jacente dans ses mises en scène le temps, la mémoire, l’histoire ainsi que des moments vides et des moments voués aux souvenirs. Aucun metteur en scène n’avait, jusqu’à maintenant, travaillé le rythme de manière aussi précise. Christoph Marthaler aborde la mise en scène en tant que compositeur. La forme de ses spectacles prend chaque fois une composition différente.
Peu importe qu’il réalise une pièce ou un collage de textes ou de musiques, il soumet ses matériaux - la parole, le geste, l’action, la musique et l’enchaînement - à un thème musical bien précis. Il transforme les matériaux, pour arriver à une partition rythmique et acoustique, une espèce de sous-texte qui accompagne le spectacle entier. Plus que le texte lui-même cette partition a pour thème le désir ardent constamment trompé de ses personnages. A l’opéra, la partition musicale fixe par avance ses rythmes. Malgré cela, même dans ses mises en scène d’opéras, Marthaler a réussi à chorégraphier le rythme de telle façon qu’il communique quelque chose allant au-delà de l’expression de la musique. Dans sa mise en scène de Fidelio, à Francfort, les procédés névrotiques à la fois banals et cruels d’une administration typiquement allemande font sentir au pathétique de la musique dans une autre perspective. La forme est ce qui ne se dit pas, une manifestation du temps en train de mesurer le moment historique. On a toujours parlé de « salle d’attente » pour identifier les décors qu’Anna Viebrock a réalisé pour Christoph Marthaler. Ce metteur en scène indique, avec ce que nous appelons son style, notre mentalité d’aujourd’hui, il guette notre incertitude au milieu de changements effrénés, il fixe cette incertitude pour l’étudier calmement, l’intensité de son regard fait arrêter le moment historique.
Mais en quoi réside-t-elle donc, cette spécificité de la structure du temps qui détermine le rythme de ses mises en scène ?
C’est le temps des démunis. Quelque part, un pouvoir fait entendre son implacable tic-tac, qui harcèle la vie de l’homme et le transforme en sections répétitives. Les mises en scène de Mathaler se veulent un théâtre des impuissants, peu importe le contenu ou le sujet. Par ses rythmes, il raconte un état d’âme collectif prenant la forme d’un cauchemar névrotique.
Même les hommes politiques dans son spectacle Stunde Null oder Die Kunst des Servierens ne sont pas de puissants cadres, ils obéissent, eux aussi à des signaux anonymes. La collectivité réunie dans Murx den Europäer ! Murx ihn ! Murx ihn ! Murx ihn ab ! son spectacle le plus connu, est obligée de se rendre aux lavabos à l’appel de signaux sonores pour ensuite retourner vers ses tables individuelles. Sur le mur, on trouve une horloge indiquant que le temps s’est arrêté. Aucun changement qualitatif ne se produit dans la vie de ces humains emprisonnés dans des salles démesurées.
Ce n’est que dans des moments de rêve ou de souvenir qu’ils parviennent à sortir de cet ordre. A la fin de cette mise en scène, qu’on a d’ailleurs appelé un requiem sur la RDA, se produit un moment durant lequel l’ordre d’attente et de répétition est suspendu. Deux acteurs commencent à jouer de la musique yiddish, d’abord très doucement et puis de plus en plus fort. Le prétendu arrêt du temps, marqué par la musique, est un moment de mémoire. Il existe donc une fêlure dans le cours du temps, permettant le souvenir.
Walter Benjamin a fait la différence entre le temps « vide » et le temps « plein ». Le temps vide correspond à la série actuelle, à un temps a-historique. Le temps plein correspond à un temps chargé de passé et d’avenir. Dans le théâtre de Marthaler, c’est la musique qui remplit le temps. Elle établit un inconscient comparable au rêve et au sommeil.
Dans le théâtre de Christoph Marthaler, les humains en train de dormir sont plus qu’un maniérisme dramaturgique. Le sommeil nie le moment, il le libère de toute signification. En dormant et en rêvant, les personnages manifestent une autre possibilité d’être, exclue dans leurs existences quotidiennes. Dans le théâtre de Marthaler, dormir, rêver et la rêverie sont des activités qui deviennent des états d’âmes emblématiques. Le sommeil écarte la parole intentionnelle, il n’a pas de but et il élargit le temps.
Le théâtre lui-même doit aussi se souvenir du théâtre. Les décors sont des souvenirs d’espaces. Les humains ne sont que rêvés et crées par le rêve. Ils n’ont pas automatiquement à leur disposition les phrases qu’ils prononcent. Il s’agit de morceaux linguistiques laissés sur le chemin après de graves accidents. Anna Viebrock habille ces humains de passés divers. On dirait qu’on les avait déjà vus dans la rue, mais pas forcément aujourd’hui. Rien ne demeure évident en rétrospective. Tous les travaux de Marthaler ont cette perspective. Rien n’est tout, était ou sera. Quelque chose touche à sa fin, le « devenir » ne peut pas être une nouvelle assertion, parce que l’on voit et l’on entend toujours des traces. Ce déraillement du temps est le point de départ du récit.
Le théâtre de Marthaler est un théâtre des victimes, jamais celui des bourreaux. Ses personnages s’esquivent. Ils ne voudraient même pas être sur la scène. Dès qu’on les entraîne dans une action quelconque, ils sont gênés et essaient de s’éclipser. La lenteur de ce théâtre est donc bien évidente et représente, en tant qu’esthétique, une provocation, surtout dans une époque qui valorise la vitesse comme une valeur sociale, où on peut regarder partout et tout de suite. On vénère les puissants, ceux qui ont vaincu le temps en tant que durée. C’est donc un théâtre qui nous dit à travers son rythme : je ne fais pas partie de tout cela. Cette lenteur est bien plus qu’un simple style ou un simple thème. Voilà un metteur en scène qui prend son temps, qui peut attendre ses comédiens et se mettre à regarder ce qu’ils font. La même liberté et intensité du regard se reproduit en représentation lors d’une durée prolongée destinée à permettre l’étude de la vie de la façon la plus précise et la plus concrète.
Christoph Marthaler a réussi à rendre sensible le temps comme objet de théâtre. La lenteur et la répétition créent un rythme permettant de témoigner des réalités sociales. La vie lente est longue. Les êtres humains attendent, la vie durant, quelque chose qui ne leur arrive jamais. Les personnages répètent toujours les mêmes actions, comme soumis à un accord névrotique commun. Parfois des troubles dramaturgiques se produisent suite à la chute d’un pot de fleurs ou d’un verre ; puis tout le monde retombe dans le même état d’âme dévoué. Pour ses Vexations, Eric Satie avait demandé que sa composition pour piano soit jouée quatre cent quatre-vingt fois de suite. Marthaler a choisi cette musique éternelle pour accompagner sa mise en scène de Faust à Hambourg car cette musique correspond à l’inlassable volonté des humains à devenir heureux.
Voilà le résumé de la vie de tous ceux qui n’y ont jamais participé. « Et la vie continue comme si on n’y avait jamais été… » dit Karoline dans Kasimir et Karo-line, de Ödön von Horvath. Le monde de l’image et le vécu propre cadrent de moins en moins. Les lumières optimistes et la joie que procure le divertissement se confondent à la vie, et chacun pense - faussement, - qu’il a fini une fois de plus par faire partie de la vie. La foire dans la pièce Kasimir et Karoline de Horvath signifie la fiction. Les zeppelins et montagnes russes sont des lieux de vitesse, à l’encontre de la lenteur de la parole de ceux qui manquent d’argent pour pouvoir acheter une entrée. La langue artificielle des personnages de Horvath est une langue de ceux qui n’ont pas l’éloquence. Ils répètent quelque chose qu’ils ont entendu quelque part et se taisent pour laisser le silence dire ce qui ne peut pas devenir parole. Horvath a exactement prescrit chaque silence et chaque début de musique. Une ballade implacable raconte le sort de ces personnages qui sont des exemples pour la vie de beaucoup d’autres. On peut dire que Marthaler met toujours en scène une pièce de Horvath, que ce soit Murx ! à Berlin, ou bien ses travaux en Suisse comme la soirée de Soldatenliederabend [Chants des soldats] : c’est la même ambiance, la même langue muette, ce côté ballade ainsi que ce temps passant lentement et inlassablement. Quelque chose de bizarre s’est produit lors de la mise en scène de Kasimir et Karoline : on a vu un spectacle tel que Horvath l’avait conçu et c’est ainsi qu’il devenait notre contemporain. En laissant de côté le naturalisme de la foire, Anna Viebrock et Christoph Marthaler ont su créer un espace pour le temps durant lequel notre époque et celle de Horvath cadrent, et cela à travers le voir sans éprouver, sans agir.
On a qualifié Christoph Marthaler de metteur en scène de « l’entre-temps ». Marthaler a lui-même prononcé ce mot rassurant lors de la mise en scène de Faust, à Hambourg. Cet « entre-temps » signifie la fin de quelque chose, sans être suivi par du nouveau. Les êtres humains sont en mutation et leurs âmes ne se sont pas encore adaptées au nouvel ordre du temps. Est-ce que le terme de « l’entre-temps » veut dire que l’époque des géants de la mise en scène des années 70 soit terminée, et que le nouveau théâtre n’ait pas encore commencé. A ce moment-là, le théâtre de Marthaler serait un théâtre « minimum » avec lequel on pourrait s’arranger sans tomber dans le mensonge ; on attendrait alors le retour de caractères et de conflits du théâtre traditionnel, mais dans une nouvelle forme, dans de nouvelles esthétiques. Cet « entre-temps » serait donc une pause historique - sentie par tout le monde. Mais peut-être cette autre chose pressentie comme ça, à l’improviste, est-elle déjà ce nouveau théâtre - pourvu qu’il existe.
Stefanie Carp
dramaturge
Dans les Lieder de Schubert, le risque encouru par les hommes face aux phénomènes naturels et à leur puissance de séduction est un lieu commun étonnement fréquent. Dans l’un des premiers lieder, le Roi des Aulnes, où un enfant est emporté dans la mort par un lugubre phénomène naturel, on trouve l’allégorie de la nature, de l’érotisme et de la mort que Schubert, dans ce cas, thématise d’une manière très dramatique.
Le doux attrait, uniformément enivrant du “tilleul” dans Voyage d’hiver et le désir de mort qui s’y dissimule pourraient constituer une possibilité de comprendre beaucoup de lieder de la Belle Meunière, dans lesquels la simplicité supposée de la forme produit justement aussi le danger et l’abîme. Ici, le ruisseau est l’élément moteur des lieder, c’est lui qui exprime les étapes de la séduction, du dévouement et de la mort ; il constitue une métaphore directe de la dissolution, de la sexualité et de l'abolition des limites. Dès le deuxième lied, le ruisseau entoure le jeune meunier de ses flatteries (« Ton bruissement a enivré mes sens ») - il sent intuitivement qu’il est attiré dans un pays inconnu, qu’il va se laisser prendre à cet attrait et y succomber - « Je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ignore qui m’a donné le conseil, m’a dit qu’il fallait descendre moi aussi… ». Ce « il fallait descendre » donne déjà la direction de chute dans laquelle évolue le récit de la Belle Meunière. Le tempo des premiers lieder suggère encore une certaine progression, mais dans le sixième lied, on trouve un coup d’arrêt, une immobilité tout à fait décisive. Le jeune meunier demande au ruisseau : « Dis-moi, petit ruisseau, m’aime-t-elle [la belle meunière] ? » Pour la première fois, le ruisseau qui, jusqu’ici, coulait, ne bouge plus, il se transforme en une surface lisse et immobile. Le garçon répète sa question : « Petit ruisseau, m’aime-t-elle ? » Contrairement à ce qui se passe dans le texte original de Müller, Schubert pose cette question à deux reprises : « Comme tu es étonnant… Comme tu es muet aujourd’hui ! » Cette interpellation, qui apparaît presque comme un choral, dans une tonalité de si majeur à la douceur étonnante, reste sans réponse ; le ruisseau se tait sur cette question si importante pour le jeune garçon.
C’est seulement dans l’avant-dernier lied que s’instaure une sorte de conversation, mais à ce moment-là, il est déjà trop tard : en réalité, tout est déjà fini… Le ruisseau ne peut pas consoler le garçon, il ne peut que le prendre et le coucher dans sa “ petite chambre cristalline ” ; c’est une manière mortelle d’aller à la rencontre l’un de l’autre. Dans le dernier lied, la berceuse, le garçon appartient au ruisseau, rien de ce que signifient la vie et le monde n’approchera plus de lui, “lorsqu’un cor de chasse résonnera depuis la verte forêt”, il “sifflera et grondera” autour de lui, le garçon ne pourra plus voir la moindre “ petite fleur ”, même l’ombre de la jeune fille n’arrivera plus jusqu’à ses yeux. La tension particulière de la berceuse provient du fait que la mort volontaire du jeune garçon est associée à la sécurité, au dévouement à la nature, à une matrice coupée du monde.
Dans le dixième lied, Pluie de larmes, qui se situe exactement au milieu du cycle, le jeune garçon chante un vers qui nous en dit beaucoup sur sa perception du monde : « Et au-dessus des nuages et des étoiles coule allègrement le ruisseau ». Toutes les lois de la pesanteur et de l’espace semblent abolies, tout le réel n’est qu’illusion, aussi illusoire que la meunière. Ici, au plus tard, on se demande si cette jeune fille, la meunière, existe réellement, ou si elle n’est pas au contraire l’image nostalgique d’une représentation, conforme à ce que veut la société, de l’amour qu’un jeune garçon porte à une jeune fille. Dans ce lied, le garçon emplit le ruisseau entier de ses larmes, il y voit désormais reflétés le monde et la jeune fille désirée. Puis les larmes deviennent le ruisseau, et le ruisseau est au-dessus du monde...
La sensation d’être étranger au monde s’intensifie au fil de l’histoire pour devenir un état d’âme presque obsessionnel dans lequel tout ce qui est viril, dominant, conquérant, ici symbolisé par la couleur verte, devient insupportable au jeune homme - il veut ôter leur feuillage à tous les arbres, pleurer jusqu’à ce que toutes les herbes soient mortes et livides.
Dans un essai sur le phénomène du temps chez Schubert, Dieter Schnebel dit du premier mouvement de la Sonate pour piano en si bémol majeur (D. 960) qu’il s’agit du “ compte-rendu d’une vie qui dissocie et qui tâtonne plus qu’elle ne saisit. ” Schubert a créé un espace où l’on laisse le temps, une autre forme de mélo, une autre forme très subjective de la maîtrise des processus de composition, qui, en tant que forme temporelle spécifique, a fait éclater beaucoup de choses auxquelles on était habitué jusque là.
Schubert a exprimé avec le lied une subjectivité intensifiée jusqu’à l’intime, qui exprime un état d’âme, un sentiment individualisé. La grande possibilité d’identification des lieder dans l’isolement, le processus qui se déroule lorsqu’on chante et lorsqu’on écoute des lieder, l’appropriation de ce qu’a formulé un autre, cet élément différent et personnel définit l’identité du lied.
Dans le domaine de cette intimité, l’écoute est un processus collectif, presque social. Nous entendons ensemble un lied, et cependant chacun, pour soi, entend son lied à lui, sa vie a lui.
Markus Hinterhäuser, pianiste
(Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)
C’était jusqu’alors un travail manuel de la plus belle espèce : il le gravait de bon cœur dans toutes les écorces, il le creusait volontiers dans n’importe quel gravier, il aimait à le semer sur n’importe quelle plate-bande fraîche avec des graines de cresson que le vent emporte au loin, il l’écrivait sur n’importe quel morceau de papier blanc - et d’un autre côté, c’était l’une des plus belles promesses, des plus grandes, des plus heureuses, des plus folles : « Mon cœur est à toi pour toujours ! » Le tout pulsé à perdre haleine en battements de cœur fulgurants à trois temps, chacun se décomposant à son tour en systoles de triolets plus fulgurantes encore.
Jusqu’ici, dans Impatience, le septième lied du cycle de Franz Schubert la Belle Meunière, les grands chanteurs faisaient ainsi trembler d’angoisse l’amant malheureux, élevant son cœur au-delà de tous les obstacles du la majeur. On était toujours tenté de caresser la chevelure bouclée de ce Moi désespéré à l’exaltation lyrique et de lui dire : « Allons mon gars, ne prends pas ça au tragique ! » Et de lui rappeler la vieille règle des paysans et des meuniers de la Souabe : « Si une fille ne veut pas brûler, va donc voir celle d’à côté » (ou quelque chose de ce genre). Mais ça ne fonctionnait pas pour un jeune meunier qui, en vingt lieder, montre qu’il est moins entiché d’une jeune fille que de lui-même et de son grand malheur, et qui ne cesse de refléter son visage, ses fleurs, son cœur et son éros dans une petite rivière où l’amour finit par le plonger dans une mort glacée - « Bon repos, bon repos ! ».
Mais voilà qu’on trouve dans la Schiffbauerhalle du Théâtre de Zurich un type monstrueux sur un lit aux dimensions monstrueuses qu’il a auparavant mis dans le plus complet désordre, sous un monstrueux édredon. Le garçon meunier joué par Christoph Homberger a des cheveux roux flamboyants, un visage de bébé trop nourri mais encore affamé, il n’arrive pas à trouver ses cigarettes, il a du mal à nouer ses lacets et, dans les plus grises de toutes les heures grises du matin, se fait accoster sur le mode soprano par une meunière apparemment folle portant une improbable coiffure à banane, comme on en avait dans les années soixante, et une longue robe de soirée verte. Rosemary Hardy est assise à côté de lui sur le rebord du lit et chante « Mon cœur est à toi ! » avec une aussi grande pureté que si cette phrase était un poison lent, imperceptible mais à l’effet mortel garanti.
Sur ce, lui se met à aboyer à son tour les mots « Mon cœur est à toi ! » dans un timbre brutal de ténor, comme une menace. Comme si s’exprimait ici le boucher Oskar à la Horváth, dans Légendes de la Forêt Viennoise : fais bien attention, tu n’échapperas pas à mon amour ! La tonalité chantée de Impatience est habituellement d’un bleu rayonnant, brillant dans toutes les nuances de l’illusion. Dans cette scène, elle vire au noir charbon, et devient menaçante.
Christoph Marthaler, le patron du Théâtre de Zurich, metteur en scène et musicien diplômé (en hautbois) a arrêté et figé dans toutes ses mises en scène de théâtre et d’opéra, ses projets, ses soirées à thèmes et ses soirées de chansons, y compris ses thés dansants, les animaux sociaux qui, par dérision, se donnent encore le nom « d’êtres humains », ces animaux mis en mouvement par la technique, la politique ou même seulement le capitalisme. Il les a exilés dans ses dortoirs, ses gares désaffectées, ses espaces intérieurs sans issue, oubliés par l’histoire et par le progrès, il les a plongés dans un sommeil de Belle au bois dormant, leur a fait chanter d’admirables chants et chorals, se dresser dans un éternel recommencement puis retomber de nouveau.
Parfois, il les a aussi un peu torturés avec des idées stupides ; parfois, ils se sont effrités entre ses mains comme des cachets de somnifères dont la date de péremption était révolue depuis trop longtemps. Mais ils étaient toujours des ensorcelés. Singuliers. Pris dans leur chrysalide. Un étrange collectif d’ambiance dont le désaccord collectif arrachait les plus folles harmonies. Quand vous ouvrez votre gueule, chez Marthaler, vous avez immédiatement autour de vous une douzaine de gueules qui vous imitent. Chaque individu de Marthaler porte ainsi son blindage social en notes de musique. Car tous ces enfants égarés dans la forêt du temps et des époques ont un point commun : une peur qui leur serre le cœur et le cerveau, qui les fait chanter, siffler, faire de la gymnastique, dormir et rêver.
Marthaler multiplie par neuf le singulier meunier créé en 1823 par Franz Schubert et son librettiste Wilhelm Müller ; et il prend trois exemplaires de la meunière vainement convoitée. Tous les douze logent là où, l’an passé déjà, les séquestrés suisses logeaient pour la prise de fonction de Marthaler, nouveau directeur du théâtre : dans les décors de L’hôtel Angoisse. Le grand abandonné de Schubert passe une nuit d’amour collective sans amour dans un hôtel sans refuge. La prison d’une nostalgie sans partenaire. Le grand vide spirituel du meunier, son incapacité à dialoguer devient ici un événement relevant de l’atmosphère.
Et le toit unique, la seule protection vient, outre du lit dans lequel ils se glissent à un moment tous les douze, de deux pianos Steinway que l’on peut déplacer comme s’il s'agissait de tortues, lorsqu’on se cache en-dessous et qu’on les fait rouler, le dos coincé contre le bas de la caisse, comme de petites rivières au ralenti. L’imagination de Marthaler touche ainsi au cœur de la sensibilité musicale de Schubert : le piano, véritable patrie de l’apatride. Un grand escalier terrassé menant à une perspective large et basse de cloisonnages en planches. Devant, un espace libre recouvert d’un paillasson vert. Des ramures de cerf sur les murs, un élan empaillé qui attend derrière une porte en verre. Devant, à droite, un coq de bruyère qui parade ; en haut à gauche, un aigle. Le tout : un réduit né des cauchemars d’Anna Viebrock, fait d’intériorité, de lamentation et de virilité protégées par la force.
Lorsque la meunière replète à robe courte jouée par Bettina Stucky chante en croassant « La promenade est le plaisir du meunier » et répète sans fin la première strophe comme si la promenade n’était pas un plaisir, mais une folle errance, tous les meuniers se cachent sous les deux Steinway. Les pianistes Markus Hinterhäuser et Christoph Keller refont des voix chantées à partir de l’accompagnement pour piano des lieder de Schubert. Parfois, les pianos apparaissent comme des personnages à part entière, par exemple lorsque « J’ai entendu un ruisseau bruisser » devient une scène démentielle, un duel « chanté » par Markus Hinterhäuser au piano de droite, et « écumé » à gauche par Christoph Keller, sous forme de figures d’accompagnement, avec une mesure de décalage. Mais il ne s’agit ici ni de parodie, ni de moquerie.
Non, ce qui émerge, c’est un chaos total, dans lequel les strates plus profondes, plus sombres, moins propres, plus pulsionnelles du lied s’ouvrent comme de la vase toxique. Ce n’est pas une soirée de lieder. C’est du théâtre de lieder. Comme si, à cet instant, c’était le Shakespeare fou et non l’inoffensif Wilhelm Müller qui avait servi de dramaturge et de librettiste à Schubert. Lorsque Ueli Jäggi et Stefan Kurt se fraient un chemin dans le cloisonnage, devant, sous la grande terrasse, et, dans « nous étions assis si tristes ensemble », chantent d’une voix belle et basse l’histoire de la jeune fille qui, « Vient une pluie, adieu, je rentre à la maison », échappe à ce bonhomme idiot et amoureux, deux bouffons shakespeariens semblent faire une blague lyrique au jeune meunier. […]
Hommes et femmes : déjà une société, sans doute, mais inconcevables ensemble. Les femmes avec leurs amours et leurs repas solitaires, les hommes avec la gymnastique, la danse, l’embrassade, le sommeil, le rangement de chaussures, éternellement soucieux d’eux-mêmes et de leurs fantasmes tourmentés. De temps en temps, incarnés par le pianiste timide, Keller, ils écrivent des épîtres amoureuses et autistes qu’ils jettent dans une boîte aux lettres morte, sur le mur ; ou bien ils sortent d’un cagibi latéral, marchant un pas de l’oie lamentable, tristes et nus, tandis que la soprano abandonnée entonne, dans un style hautement dramatique, « Que vient chercher le meunier ici, près du torrent du moulin ? ». Tous chantent en jouant et jouent en chantant, en rêvant, en mugissant, en écumant puis, à la fin, en s’étonnant dans la paix émouvante du torrent et de la mort : le spectacle chanté d’une grande tragédie romantique. Schubert n’a pas écrit sa musique : c’est la musique de Schubert. Et Marthaler est son metteur en scène. Jubilation et ovations au bord du torrent du moulin.
Gerhard Stadelmaier
Frankfurter Allgemeine Zeitung, 22 janvier 2002
(Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)
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