Pourquoi ce projet ?
Un roman fait pour la scène
Vous, moi et le continuum (de la pièce)
La question identitaire dans une société globalisée
Comment entrer dans la zone ?
Extrait
Ce projet est né de ma découverte du roman
de James Graham Ballard, La Foire aux atrocités, qui
m'est immédiatement apparu comme un matériau
fait pour la scène. J.G. Ballard, auteur britannique
contemporain, est principalement connu pour son
roman autobiographique L'Empire du soleil, adapté
au cinéma par Spielberg en 1987, et le sulfureux
Crash ! adapté par Cronenberg en 1996. La Foire aux
atrocités est son huitième roman, publié une première
fois en 1976 et, dans sa version définitive,
en 2003. Ouvrage hors norme, totalement novateur
tant par sa forme que par son propos, il réunit en
quinze chapitres et deux appendices divers textesécrits au cours des années 1960 et de nombreuses
notes ajoutées par l'auteur dans les années 1990.
Les chapitres sont des variations, au sens musical
du terme, sur une même trame narrative : Travis,
professeur et médecin psychiatre, devient un cas
d'école pour ses collègues. Obsédé par l’assassinat
de JFK, il développe une dangereuse psychose qui
le persuade de l'arrivée imminente de la Troisième
Guerre Mondiale. Fidèle à l’imaginaire de la science-fiction et au genre de l’anticipation (H.G. Wells,
Aldous Huxley), Ballard situe l’histoire dans une
société similaire à la nôtre et accentue la folie des
personnages afin de mettre à jour les travers et dangers
du présent. Le roman forme ainsi un véritable
essai poétique et ironique sur la société de communication
et de consommation, émergente lors des
années 1960 et, aujourd'hui, à son apogée.
Outre l'originale invention formelle et ludique, proche du travail de l'OULIPO et de celui de William Burroughs, Ballard développe une écriture tout à fait fascinante, fondée sur le détournement d’un vocabulaire scientifique et médical spécialisé et cherchant à produire des images mentales inédites.
Mais si ses autres romans ont été l'objet
d'adaptations cinématographiques, La Foire aux
atrocités est un texte labyrinthique qui appelle
plutôt la scène. En faisant de chaque chapitre une
exploration différente de la paranoïa de Travis,
Ballard ne cesse de brouiller le sens du récit. Il
amène irrésistiblement le spectateur à déconnecter
son intellect et à suspendre son souci de compréhension
pour laisser librecours aux sensations
et à la compacité des corps.
Seul un spectacle théâtral permet d’éprouver pleinement la forme déconstruite, la poésie onirique et la plasticité organique de La Foire aux atrocités.
La confrontation du matériau narratif au plateau
permet également d'instaurer une distanciation
avec la fable. Source de surprises et de découvertes
pour le spectateur, cette rencontre entre le
roman et la scène, permet de renouveler les possibilités
formelles du théâtre. Il ne s'agit pas de
restituer le roman « tel quel » mais de produire
une nouvelle langue scénique à la manière dont
Ballard réinvente le langage poétique. En adaptant
ce roman pour la scène, c’est-à-dire en
transfigurant son écriture à travers une perception
subjective, je cherche ainsi à rendre compte
de mon expérience très forte de lectrice et à faire
voyager les spectateurs dans l'univers fantasmatique
de La Foire aux atrocités.
« la science et la technologie prolifèrent autour de nous, au point de nous dicter notre langage. nous avons le choix : utiliser ce langage ou rester muets. » J.G Ballard, préface à l’édition française de Crash !
Pour adapter le roman à la scène, j'ai choisi de recentrer les multiples pistes que nous offre le roman de Ballard autour d'un fil directeur principal : l'enlisement de Travis dans sa psychose. Comme dans un polar, le spectacle se déroule à la façon d'une enquête sur le « cas Travis » et fait ainsi écho à celle menée sur la mort de Kennedy. Il s’agit de créer une alternance entre les projections mentales de Travis, les moments clés de l'histoire (comme l'entretien du Dr Nathan avec la femme de Travis, l'internement de ce dernier et l'accident de voiture de sa maîtresse) vécus par les différents personnages (à la manière d’Elephant de Gus Van Sant) et des scènes de « bilan ». Le but est d'atteindre le paroxysme du doute chez le spectateur par un enchaînement de scènes, dont chacune semble plus plausible que celle d'avant et, de fait, remet en question ce qui vient d’être montré.
Le récit devient à la fois un texte en discours direct et un texte didascalique : récit et paroles sont mêlés et un même comédien peut parler tour à tour en tant que personnage et en tant que narrateur, jouant également parfois ce qui est décrit. Cette voix narrative, complétant le jeu théâtral conventionnel, permet d'insérer un jeu de points de vue dans le texte.
Trois acteurs prennent `en charge les neuf personnages du roman. Une comédienne joue la totalité des rôles féminins (la femme de Travis, le Dr Austin, la maîtresse de Travis Karen Novotny, l'infirmière Nagamatzu et le fantasme de la femme brûlée), suggérant ainsi l'idée que toutes ces femmes ne sont peut-être que les projections mentales de Travis autour d'une féminité toujours hors de portée.
Les deux autres comédiens prennent chacun en charge les deux personnages principaux : Travis et le Dr Nathan, et endosseront également les costumes des personnages secondaires, afin d'accentuer le trouble des identités.
Le questionnement des rapports entre individu et société constitue l’une des problématiques
les plus passionnantes de l’oeuvre de Ballard. La Foire aux atrocités décrit
la manière dont notre intimité se trouve bouleversée par l’environnement moderne
(architecture, évènements politiques et sociaux retransmis médiatiquement, affiches
publicitaires) et en particulier par les nouvelles technologies : aujourd'hui « les ordinateurs électroniques, les connexions sans fil sur haute fréquence, les fax et les stations
d'accueil vidéo constituent la matière dont nos rêves sont faits ».
La psychose de Travis (maladie mentale qui désintègre la personnalité en provoquant des troubles de la perception et du raisonnement) est une parabole de cette contagion du privé par l'espace public. Tout ce qui entoure Travis devient le prolongement de son être.
Si l’assassinat de Kennedy, le suicide de Marylin Monroe ou les publicités le touchent si profondément, c’est qu’il est convaincu de pouvoir agir à son tour sur ces représentations collectives. Dehors et dedans se confondent, réalité et imaginaire s'entremêlent, le corps devient lui-même un paysage, comme si « le système nerveux des personnages a[vait] été externalisé ». Ballard pousse même cette réflexion au lieu le plus intime qui soit : la sexualité. Travis se met ainsi à fantasmer sur des images de papier glacé dupliquées au centuple, de stars ou de politiques, sur la géométrie urbaine ou encore sur les accidents de voiture (vitesse et machine de tôle, deux innovations technologiques spécifiquement traitées dans Crash ! comme métaphores de la sexualité contemporaine).
« Comment dégageons-nous un quelconque sens de ce flux incessant de publicités et
de réclame, de nouvelles et de divertissement, où les campagnes présidentielles et
les voyages sur la lune sont présentés dans des termes qui ne les distinguent pas du
lancement d'une nouvelle barre chocolatée ou d'un nouveau déodorant » ? Ce que questionnait
Ballard dès 1969 résonne toujours aussi fortement aujourd'hui où internet
et ordinateurs ont intégré chaque foyer, se transportent dans la poche et rendent la
sphère publique toujours plus présente au sein de notre intimité. La publicité et le
show business continuent d'interférer avec le politique lorsqu'un président se marie
avec un ancien top model et qu'un culturiste se retrouve gouverneur de Californie.
La scénographie s’inspire des photographies de la sculpture consommable de Nicolas Floc’h, réalisée, en 2004, au W139 d’Amsterdam : 6015 canettes de bière de 50 cl avaient été disposées dans un grand hangar de manière symétrique lors de l’arrivée des spectateurs.
À leur départ (et après la consommation des cannettes), le hangar s’était transformé
en un lieu de chaos. Cette performance incarne pour moi l’évolution de Travis, qui,
par son obsession maniaque et clinique, notamment pour la géométrie des lieux, finit par
développer une volonté de désastre post nucléaire.
Le spectacle se déroule plutôt dans des salles modulables (hangars, salles d’exposition) où les spectateurs sont intégrés à l’espace scénique et soumis à une réelle expérience (quasi scientifique), telle que Ballard nous y invite avec son roman. Ceux-ci pénètrent tout d’abord dans un lieu organisé à la manière d’une exposition d’art contemporain, où sont disposés des morceaux de voitures cassées, des mannequins démembrés et d’où émergent diverses bandes sonores. Acteurs et spectateurs évoluent ensuite dans un espace en transformation permanente, de plus en plus confus, dévasté et cauchemardesque, à l’instar du cerveau dérangé de Travis où déchets visuels publicitaires, stars hollywoodiennes et politiciennes se mêlent aux images de guerres et d’actualité.
Pour matérialiser cet univers à la fois mental et fantasmatique, le travail d’éclairage
met l’accent sur des lumières froides et médicales. Le travail du son est fondamental,
comme contrepoint à la forte imagerie visuelle que développe le texte et comme
source d’un spectacle pluri-sensoriel et expérimental : les spectateurs assistent à
une sorte de concert théâtral.
L’univers sixties développé par Ballard est également entretenu au moyen de costumes mêlant stylisme de l’époque, imagerie cinématographique hollywoodienne et univers médical.
présentateur 1 — L'assassinat du Président Kennedy, survenu le 22
novembre 1963, a soulevé pas mal de questions auxquelles le Rapport
de la Commission Warren n'a que partiellement répondu. Il est probable
qu'une vue moins conventionnelle des évènements de cette sombre
journée pourrait apporter une explication beaucoup plus satisfaisante.
En particulier la Crucifixion considérée comme une course de bicyclette sur la
colline d'Alfred Jarry, constitue un intéressant précédent.
présentateur 2 — Oswald déclencha tout.
présentateur 3 — De sa fenêtre située au-dessus de la piste, il ouvrit
la course d'un coup de pistolet. On dit que tous les pilotes n'entendirent
pas distinctement le premier coup de feu. Dans la confusion qui s'ensuivit,
Oswald fit feu à deux reprises, mais la course était déjà engagée.
présentateur 2 — Kennedy était mal parti.
présentateur 3 — Il y avait un Gouverneur dans son véhicule et sa vitesse
ne dépassait pas environ quinze kilomètres à l'heure. Néanmoins, peu après,
lorsque le Gouverneur eut été mis hors d'état de nuire, l'auto accéléra rapidement
et conserva sa vitesse durant tout le reste de la course.
présentateur 1 — Dans le rapport, vite épaissi d'une multitude de déclarations
fielleuses et autres irrégularités d'usage, le syndicat rejeta toute la responsabilité
sur le starter, Oswald. Sans nul doute, son pistolet avait eu un raté. Mais
une question reste encore sans réponse : qui avait chargé le pistolet ?
77, rue de Charonne 75011 Paris