Le mot de l'auteur
Retrouver une base imaginative commune
Le récit d'une épopée contemporaine
Le mauvais conte que nous vivons
La reconstitution historique, performance en cinq parties distinctes, présentée au rythme d'une partie par soirée, est un travail ambitieux pour lequel l'auteur évoque deux sources d'inspiration plutôt monumentales, La Tétralogie de Wagner pour la forme, et Bertolt Brecht pour la critique sociale. Son propos est de raconter l'histoire de la société française contemporaine à partir du 11 septembre 2001.
Lors d'un séjour à San Francisco à l'automne 2005, j'ai découvert que le terme de performance recouvrait un champ très large.
En effet, alors que je déambulais dans le quartier chaud de la ville sur le Market jusqu'à Colombus, j'ai lu sur les enseignes des théâtres érotiques le terme de performance qui était toujours accompagné de formules racoleuses du type "Wet and wild" ou "Put a little lady in your life".
Alors que j'en étais resté à Austin et Derrida, pour qui la performance désigne des pratiques d'écriture, les "speech acts", qui interpellent le lecteur plutôt qu'elles ne communiquent ou ne l'informent, une évidence s'imposait : la performance dans la culture populaire californienne désignait un show qui allait de la représentation la plus triviale (strip-tease) à la plus sophistiquée ("Art performance", comme me l'a dit le poète Guy Bennett).
Dans La reconstitution historique, j'ai voulu dire cette tension de la performance dans toute sa complexité.
Ainsi, les corps mis en scène à cette occasion, s'ils ne rentrent jamais dans le cadre du théâtre joué par des comédiens, ne refoulent pas pour autant le corps de l'acteur confronté autant à une économie financière (le performer gagne sa vie avec son art) qu'à une économie libidinale (gagner sa vie n'est possible qu'à exhiber, tel un strip-tease, des zones érotiques), les deux économies se rencontrant ici pour qu'une action fasse oeuvre.
Pour ces raisons, j'ai voulu qu'on soit trois (trois hommes) sur le plateau de la performance pour raconter l'histoire d'une femme qui s'appelle Louise Moore. La femme étant ici le plus court chemin pour atteindre le cours même de la performance dans ses effets imaginaires (la performance, aussi live soit-elle, demeure une invention dont le terme d'"Art performance" souligne la parenté avec l'art).
Bien entendu, tout ce qui arrive à Louise Moore est politique, au sens où elle est la lointaine cousine de la Justine de Sade ou de quelque figure balzacienne. Elle n'est femme qu'en tant qu'elle est traversée, telle une héroïne, par des aventures.
Alors, voilà, l'histoire commence par la visite de Louise Moore au Camp X Roy sur l'île de Guantanamo pour faire un reportage et l'histoire finit quand Louise Moore est décapitée par des terroristes qui l'ont enlevée. Entre les deux, elle rencontre son ami Bill à New York.
Dans cette performance, j'ai voulu interroger autant le statut de la littérature qui raconte des histoires en cinq épisodes que le statut de la parole qui supporte cette littérature sous la forme d'une question à trois entrées : qu'est-ce qui s'écoute, par quels moyens, comment c'est possible ? Ceci, quand le livre - qui est définitivement hors de ses gonds - existe enfin comme objet culturel, qu'à la condition d'être dépossédé du rôle unique qui lui était assigné quand il donnait un cadre à la temporalité d'une histoire, de même qu'il contribuait à sa seule diffusion,
Christophe Fiat
Christophe Fiat est écrivain et fait des performances. Il mène depuis six ans ces deux activités avec un équilibre déconcertant : dix livres et autant de performances. De Lady Diana Spencer à l'écroulement des Twin Towers, il étudie la société, ses icônes, ses produits culturels, ses fantasmes, ses chocs...
Et cela par des détours érudits et captivants du côté de la société américaine et en particulier son cinéma : "Parce que je crois qu'aujourd'hui c'est un des seuls arts qui n'a pas peur de continuer à prendre en charge un certain imaginaire. Dans le cinéma, il y a un imaginaire collectif. C'est ce que je recherche de plus en plus en littérature et dans les performances : retrouver une base imaginative commune".
Documentée, savante et banale en même temps, fictionnelle, politique et poétique, la langue utilisée est menée à train d'enfer sous les effets persistants de la boucle, la répétition, la ritournelle... Une belle façon accrocheuse de créer la tension de l'écoute, le désir de mots.
Cependant, bien qu'ayant largement utilisé ce motif, auquel il a même consacré un ouvrage, Ritournelle, une antithéorie, Christophe Fiat est plus soucieux à présent de la construction du récit et délaisse désormais une forme stylistique qui pourrait l'en éloigner.
Christophe Fiat évoque son parcours avec une précision et une concision étonnantes, s'aidant d'un très léger bégaiement pour trouver le mot juste. C'est toujours par un mot qu'il ouvre ses performances, après vient le son, plus que de la musique, un son comme une marge d'indécision qui aide l'écoute des mots.
Il "bégaie" avec sa guitare : une Aria pro 2 de 1970, "une imitation fender stratocaster, avec un authentique son de casserole", dont il a enlevé cinq des six cordes. Le ton, lui aussi monocorde, tend à accentuer l'attention non pas vers ce drôle de rockeur mais vers l'écoute du texte.
"Le but de mes performances, c'est quand même qu'il ne reste de tout ça que la mémoire d'un texte".
Le projet de La reconstitution historique semble reprendre de manière exponentielle les travaux précédents : il s'agit ici de construire, à plusieurs et sur une longue durée, le récit d'une épopée contemporaine.
Sur scène, Christophe Fiat a "invité" Rémy Héritier, danseur, et Jean-Baptiste Bruant, musicien, La reconstitution historique s'étale dans le temps, il faut du temps pour reconstituer. Cinq soirées se suivent ainsi : Prologue, Tentative de récupérartion du site de Ground Zéro à des fins politiques, French Touch, 28 jours d'horreur et L'Intégrale du tout, reprise dans une forme condensée. Comme des figurines de plomb qui prennent leur place dans la bataille ?
"Le danseur c'est quelqu'un qui a une présence que je n'ai pas", explique Christophe Fiat, "Ce qui me fascine, c'est qu'à un moment il puisse chuter, c'est ça la différence entre un performeur et un danseur, moi à aucun moment, j'ai un risque de chute. Il faut penser à ça tout le temps. J'ai un corps d'écrivain qui joue au musicien mais qui veut foire oublier qu'il est musicien pour qu'au bout du compte le spectateur ne retienne qu'un texte, Tandis que lui est habité, je suis campé. J'aime bien l'idée de camp, parce que la littérature ça enferme, c'est paranoïaque et pas la danse."
"Quant à la musique, complète Christophe Fiat, elle aussi peut avoir des résonances politiques, ll me semlble qu'elle est plus malléable et plus métaphysique que la littérature. Plus malléable en ce sens que l'on peut faire plein de choses en écoutant de la musique... mais je ne sais pas comment on va rentrer dans le vif du sujet, en tout cas elle ne sera pas une illustration du texte, ni un accompagnement du danseur, peut-être de l'ambiant musique dans le sens de Brian Eno."
Mettre en place un imaginaire."Depuis le 11 septemlbre 2001, explique Christophe Fiat, ce qui m'intéresse c'est le discours qu'il y a en France autour des États-Unis. Je souhaite parler de la France en passant par la vision qu'on a des Américains. Ainsi, par exemple, l'image d'un Michael Moore en France. Qu'est-ce qui fait que ces dernières années, le seul héros américain qui fait l'unanimité de la classe intellectuelle française, ce soit un obèse, de surcroît populiste."
Une interrogation sur l'identité française qui reprend également à des fins politiques la transatlantique mythique d'Alexis de Tocqueville. D'une prison, l'autre, d'un enfermement à l'autre, rappelons que le penseur était parti enquêter sur les prisons américaines au XIXe siècle pour en tirer des enseignements pour la France,
Christophe Fiat s'appuie également sur deux films de John Carpenter, Escape from New York et Escape from Los Angeles pour évoquer "le fait qu'aujourd'hui les peuples, français ou américains, sont pris en otages dans la nation mais aussi dans la religion."
Des otages qui semblent apeurés par le terrorisme d'un côté et par le tout sécuritaire de l'autre. Comment comprendre cette peur ?
Sur quels événements se fonde-t-elle, sur quelles images, répétées en boucle, se fige-t-elle, sur quelles absences d'image se fantasme-t-elle, à travers quel héros se réfugie-t-elle ?
Ni vraiment philosophe, ni même moraliste, Christophe Fiat entend surtout créer, on le perçoit bien avec les mentions faites aux personnages héroïques et aux destins marquants, une performance d'éveil, qui compte avec une bonne dose d'humour, loin du cynisme et de l'idiotie, nous plonger dans ce mauvais conte que nous vivons...
Aude Lavigne
76, rue de la Roquette 75011 Paris