La Passion selon Strindberg
Un drame expressionniste
Une autre scène
Délaissant Légendes (Inferno III), Strindberg commence à écrire Le Chemin de Damas I au mois de janvier 1898. En moins de sept semaines, il achève la mise en forme dramatique de ce qu’il n’avait pas jusque-là entièrement réussi à décrire, sa lutte avec Dieu et son acceptation finale de l’existence de Dieu.
Le contraste est frappant. Au lieu d’essayer d’analyser, comme il le fait dans Inferno et Légendes, il dramatise : ce qui constituait sa faiblesse est devenu sa force. La « crise d’Inferno » le fait accoucher d’une forme épique et métaphysique, une pièce baroque, farcesque et terrifiante, au bord du burlesque. L’inspiration lui fait atteindre la démesure, il façonne une œuvre indiscernable, hors norme, une « Passion selon Strindberg ».
L’auteur décrit la pièce comme une « fiction ayant en arrière-plan une terrible demi-réalité ». Un écrivain célèbre dans une « ville étrange » éprouve la sensation d’être réprouvé et persécuté. Il rencontre une femme mal mariée et l’enlève à son mari, mais il n’a pas assez d’argent pour la faire vivre et subit l’humiliation d’avoir à chercher de l’aide auprès de ses relations. Il a un accident et se réveille dans un monastère qui est aussi un asile d’aliénés.
Son sentiment de culpabilité se matérialise sous la forme d’êtres vivants, ceux qu’il a pu blesser dans le passé. Sa belle-mère, pieuse catholique, explique que ses tourments font partie d’un processus qui doit amener son salut. Comme Saül sur le chemin de Damas, il doit être humilié s’il veut rencontrer la lumière. Peu à peu, il en vient à reconnaître que son destin est le jouet docile d’une puissance sévère mais bienveillante.
D’après Michael Meyer, August Strindberg,
Éditions
Gallimard, coll. « NRF Biographies », Paris, 1993
Un jour (de l’année 1897) que Strindberg se promène à paris, au Jardin du Luxembourg, voici ce qui se produit :
« Devant moi, quelqu’un piétine dont les allures me rappellent une connaissance. Je hâte le pas, je cours, mais l’Inconnu augmente sa vitesse en fonction de la mienne… vêtu d’un manteau à pèlerine, semblable au mien, mais d’un blanc opale, élancé et plus grand que moi, il avance quand j’avance, il s’arrête quand je m’arrête. Je fais signe que je veux parler, interroger, m’éclairer ; mon guide me répond par une simple inclinaison de la tête qui m’enjoint de parler… et j’entame mon interrogatoire :
- C’est vous qui me persécutez depuis deux ans ; que désirez-vous de
moi ?
Sans ouvrir la bouche, l’Inconnu me répond par une espèce de sourire plein
de bonté surhumaine, d’indulgence et d’urbanité :
- Pourquoi m’interroges-tu, puisque tu connais toi-même la réponse ?
Et j’écoute une voix intérieure qui résonne :
- Je désire t’élever à une vie supérieure en te tirant de la fange…
Durant ce plaidoyer incohérent, l’Inconnu me regardait avec le même sourire indulgent, sans trahir aucune impatience, mais quand je fus au bout de mon rouleau, il s’est éclipsé (1). »
L’année suivante, l’écrivain suédois tire toutes les conséquences de l’expérience qu’il vient de vivre en mettant au point une nouvelle forme de théâtre : le drame expressionniste. Il s’agit de la célèbre pièce intitulée Le Chemin de Damas. Nous y retrouvons dès la première réplique ce personnage énigmatique qui était apparu à l’auteur, quelques mois plus tôt en plein quartier latin. Et, dans la distribution, il reprend exactement le même nom, celui de l’Inconnu.
Guy Vogelweith
Extrait de « Strindberg et Freud », revue Obliques, n°1
, Paris, 1er
trimestre 1972
1. August Strindberg, extrait de Légendes (Inferno III), 1898, Mercure de France, Paris, 1962.
Avec Le Chemin de Damas de Strindberg, Robert Cantarella nous propose une autre manière, superbe, de concevoir le théâtre.
Dans le Second Manifeste du surréalisme, André Breton écrit ceci : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. » À ce compte-là, l’Inconnu, nom générique qui désigne le personnage principal du Chemin de Damas, du grand dramaturge suédois August Strindberg est un surréaliste avant la lettre.
Poète de renom, plus étranger aux choses du monde que réellement inconnu, il traverse les trois pièces de la trilogie qui constitue Le Chemin de Damas (Strindberg comptait même poursuivre le cycle), de station en station, avec toujours le même « espoir de détermination » dont parle Breton, refusant d’être dupe de la fausse réalité de la vie, cherchant une « réconciliation avec le monde », se cognant à la « porte de la chambre interdite » dans un combat de tous les instants contre l’« Invisible », toujours à la recherche de « la solution de l’énigme ».
(...) C’est du théâtre d’apprentissage, comme on parle de roman d’apprentissage. Et si le spectateur peut être, au début, dérouté, sans doute faut-il prendre ce terme au pied de la lettre. Les routes que prend l’Inconnu sont toutes sinueuses et font des détours. On ne sera d’ailleurs pas plus étonné que cela d’apprendre qu’à l’époque de la composition de son œuvre (en 1898) Strindberg, alors à Paris, est très versé dans la chimie, l’alchimie, influencé, comme bien d’autres écrivains à commencer par Balzac, par les théories d’Emanuel Swedenborg.
On peut considérer Le Chemin de Damas comme une tentative de combinaisons, de compositions physiques et chimiques pour tenter de trouver la formule adéquate qui permettrait d’atteindre le point suprême dont parle Breton. L’extraordinaire c’est que pour y parvenir Strindberg utilise les propres éléments de sa vie dans laquelle il est englué et dont il souffre. L’extraordinaire, c’est sa capacité à mettre à distance et à gérer avec une parfaite maîtrise ces éléments-là (amours contrariées, folie narrée un peu plus tôt dans bi, etc.). L’extraordinaire c’est le travail de l’écrivain, un travail qui s’apparente à celui de notre inconscient lors de la constitution de nos rêves justement. Il laisse dans le même temps un matériau qu’il appartiendra à un autre de se saisir pour tenter de poursuivre la recherche et de répondre à la question de savoir si la vie vaut vraiment la peine d’être vécue. Il aura auparavant traversé les cercles de l’enfer accompagné de la Dame, mais l’œuvre, elle, reste toujours ouverte.
Ce matériau (admirablement traduit par Terje Sinding), c’est le metteur en scène Robert Cantarella qui s’en empare et qui, à son tour, de manière tout aussi prodigieuse, tente de nouvelles combinaisons. Lui aussi, chercheur impénitent, ayant donc laissé sur le bord du chemin nombre de personnes un peu trop prosaïques au cours de ses précédents travaux, semble dans son domaine (mais pas seulement et je me plais à signaler la sortie de son livre Le Chalet, chez Lignes et Manifestes) être en quête de la « pierre philosophale ». (...)
Ce que Cantarella propose scéniquement est passionnant (à ce titre, la première scène entre l’Inconnu et la Dame est simplement remarquable de justesse dans sa tension qui refuse le spectaculaire). Sa recherche des formes aidée par la scénographie inventive de Laurent P. Berger toujours juste et forte. Cantarella est à ce point fidèle au texte de Strindberg qu’il s’autorise à le restituer, mais en s’en servant comme d’une sorte de tremplin pour aller plus avant encore, et ailleurs. Dans ce cheminement, il convient de citer toute la distribution de Jacek Maka, l’Inconnu, sorte de brute rimbaldienne fragile, et de Florence Giorgetti, la Dame, prodigieuse de grâce et d’intelligence à Émilien Tessier, en passant par Jean-Claude Bolle-Reddat, Johanna Korthals-Alters, Philippe Journo et Wolfgang Menardi. Tous acceptant les nouvelles règles du jeu de rêve qui les situe bien loin des interprétations réalistes convenues, dans une sorte d’écart dans lequel vient s’immiscer l’imaginaire. Ce spectacle possède cette chose si rare au théâtre qui s’appelle un style.
Jean-Pierre Han
Les Lettres françaises, 26 octobre 2004
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Guy n°20010