« Renverse, ravage, brûle, enfin épouse ! » Marivaux
Faut-il épouser Dorante ? Avant de le connaître, Silvia en aura le coeur net : elle se déguisera, et laissera sa servante Lisette jouer son rôle, afin d’observer à sa guise. Mais Silvia ne sait pas tout… Ce Marivaux, l’un des sommets de la haute comédie, est l’un des plus décapants, des plus étonnants, des plus justes aussi et des plus attentifs au texte, que l’on ait vus depuis longtemps. Il s’inscrit au centre d’un « triptyque imaginaire », entre Juste la fin du monde, de Lagarce (Molière du meilleur spectacle public en 2008), et La Danse de mort, de Strindberg.
Le directeur du Théâtre du Point du Jour, basé à Lyon, s’est pourtant forgé sa réputation en montant essentiellement du répertoire d’aujourd’hui. Marivaux, notre contemporain ? Sans doute, et la raison peut en paraître surprenante. Car Raskine a choisi, non seulement de ne pas tenir compte des âges des rôles, mais même de prendre franchement leur vraisemblance à rebrousse-poil – et avec elle, toute une tradition récente d’interprétation qui tendrait au contraire à rajeunir les interprètes. Face aux lectures néoromantiques d’un Marivaux tendrement ironique, poète des « premières fois », observateur des émois à l’état naissant chez de jeunes sujets qu’Éros n’avait encore jamais troublés, c’est une tout autre vision qui nous est proposée ici.
Raskine, en faisant appel à trois duos de comédiens aguerris formant son « gang » habituel (l’expression est de lui), propose une comédie cruelle de la maturité qui ferait plutôt songer à « l’histoire d’un dernier amour ». Autour de Christian Drillaud (dont le tendre Dorante est sincèrement ravagé par son coup de foudre pour une soubrette) et de Marief Guittier (qui interprète une mémorable Silvia parfois au bord de la crise de nerfs !), Christine Brotons et Stéphane Bernard s’en donnent à coeur joie dans leurs désopilants emplois de domestiques, tandis que Guy Naigeon et Raskine lui-même, père et frère de Silvia, s’amusent à tirer les ficelles pour se divertir à ses dépens.
Marivaux se montre ici pareil à un Choderlos de Laclos qui aurait anticipé Quartett, jouant à être à lui-même, et au sein même de son oeuvre, son propre Heiner Müller… Selon Raskine, ce Jeu est avant tout « une pièce sur l’expérience », qui invite en conséquence à l’expérimentation – voire à la manipulation. Prenant donc le « jeu » au sérieux, le metteur en scène a réussi son pari : dans ce quadrille pour quinquagénaires (re)jouant le tout pour le tout en virtuoses du verbe et du sentiment, une certaine élégance crépusculaire donne un relief inattendu à l’incomparable vivacité du chef-d’œuvre de Marivaux.
8, boulevard Berthier 75017 Paris
Entrée du public : angle de la rue André Suarès et du Bd Berthier.