Elsa Kedadouche
« Armel Veilhan incarne avec une élégance toute en nuances Le Naufragé de Thomas Bernhard et se joue en musicien de la litanie et des répétitions chères à l'écrivain autrichien. Un piano droit, une chaise, une corde, le décor minimal devient un partenaire à part entière de cette remémoration tragique. » L'Hebdo de Lausanne
« Et surtout un acteur, Armel Veilhan, pour faire entendre la musique de Thomas Bernhard, son écriture syncopée, avec des suspens, des accélérations, une rythmique essoufflée. (...) Joël Jouanneau prend le parti d'un Thomas Bernhard presque lumineux et tendre pour ce roman radicalement pessimiste. Une relecture osée et intéressante. » Sylviane Bernard-Gresh, Télérama TT
« Ce texte de Thomas Bernhard adapté par Joël Jouanneau est grandiose, féroce, drôle, déchirant et fascinant. Une très intelligente adaptation pour le philosophe-narrateur. Une direction d'acteur très audacieuse. Gonflée, même. » Armelle Héliot
Elsa Kedadouche : Pouvez-vous nous parler de votre rencontre très personnelle avec l’œuvre de Thomas Bernhard ?
Joël Jouanneau : Cela est resté assez précis dans ma tête. Nous sommes en 1981. Je suis de retour du Liban. J’ai commencé à prendre des notes sur ce qui sera deux ans plus tard ma première pièce : Nuit d’orage sur Gaza. « Deux yeux un trou des dents », ce sont les premiers mots d’un brouillon informe qui va se cacher au fond d’un tiroir. Peu après, je lis Gel, le premier roman de Bernhard. Ce que j’y lis me semble alors encore plus terrifiant que ce que j’ai retenu de mon voyage. Les propos de Lorenz Strauch, ce peintre reclus dans une auberge de Haute-Autriche, ça ne s’oublie pas. Ils peuvent se condenser en une phrase : « Nos maîtres d’école devraient faire classe dans des abattoirs. » Et c’est à l’intérieur d’un abattoir, en regardant fixement ce qui a été tranché à coups de hache, et en particulier les cordes vocales, que Strauch fait part au lecteur de sa découverte, on la trouve page 247 en bas de page : « Il reste le cri évidemment ! Si vous tendez l’oreille, vous percevez encore le cri. Vous entendez encore et toujours le cri, bien que celui qui l’a poussé soit mort depuis longtemps. » Là, j’ai repris mon brouillon et j’ai essayé de tendre l’oreille.
E. K. : Comment avez-vous choisi de mettre en scène Le Naufragé ?
J. J. : Vieux choix aussi. En 1988, j’avais longtemps hésité entre la pièce Minetti et ce roman. Nous avons finalement présenté Minetti à Bobigny dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. À l’époque, la réception de Bernhard n’allait pas de soi, ses répétitions irritaient, mais ce fut une étape de travail importante.
E. K. : Le narrateur du Naufragé, lui, oscille entre rage et rire. Quels rapports (complexes) entretiennent cette rage et ce rire ?
J. J. : Je crois qu’il n’y a pas d’oscillation. Le rire est au cœur de la rage, et l’inverse aussi. Avec le temps, c’est devenu indémêlable chez Bernhard. Lui-même arguait volontiers que s’il traversait une période sombre, il lui suffisait d’ouvrir au hasard une page de ses livres pour éclater de rire. Et cette expérience, chaque lecteur peut la faire. Rencontrer Strauch dans son auberge n’est pas sans conséquences, mais « entrer en Bernhardie » ne conduit pas au désespoir nihiliste et encore moins au cynisme. À l’usage, le souffle du propriétaire du domaine vous insuffle une belle énergie. Un vrai « oui », un « oui » coriace à la vie. Le cap difficile, c’est toujours chez lui la première page. Ensuite, on est happé, voire aliéné par une écriture arachnéenne qui multiplie certes les excès de rage, mais il s’agit bien d’excès. Et comme le souligne le peintre Strauch : « Au fond, je pourrais être de bonne humeur. »
E. K. : Comment avez-vous travaillé l'adaptation du texte ?
J. J. : Il ne devra pas y avoir un seul mot qui ne soit de l’auteur, c’est un impératif pour moi. Ce que je cherche, ce n’est pas faire du théâtre avec du roman, mais donner à entendre une langue. Il me faut donc lire, lire et relire. Et me demander : pourquoi ce texte ? Et après cette période d’incubation, cela peut aller relativement vite. Toute la difficulté avec Le Naufragé, était de conserver la construction musicale par reprises et répétitions, sans oublier le fil initial que j’avais choisi à l’intérieur de la narration.
E. K. : Parlons de ce fil, quel était votre angle d’attaque ?
J. J. : La triangulation. Celle bien sûr de l’amitié, difficile et sulfureuse, des trois pianistes virtuoses : Glenn Gould, Wertheimer et le narrateur, ce dernier étant le seul rescapé. Celle aussi qui transparaît dans leurs échanges entre l’art, la “chose” philosophique et les sciences humaines, ces dernières ne pouvant, selon le narrateur, conduire qu’au suicide. Mais il en est une troisième, en coulisses, et d’où est exclu Gould. Une triangulation à peine perceptible, mais je tenais à la mettre en évidence : celle de Wertheimer, du narrateur et de l’aubergiste. Une femme au sérieux décolleté. Et entre les trois, il n’est pas question de piano, d’esthétisme ou de “chose” philosophique, mais bel et bien de saucisse au vinaigre, d’une chambre et d’un grossier édredon en plumes de poule...
E. K. : Quel est votre rapport à la musique et de quelle façon sera-t-elle présente sur scène ?
J. J. : J'écoute beaucoup de musique, de Bach aux White Stripes, à Sidsel Endresen. Si la langue est elle-même musicale, et cela vaut pour Bernhard comme pour Beckett ou Lagarce, j'en donne peu à entendre sur scène. Bernhard a étudié le violon et la musicologie. Dans un entretien filmé, tandis qu’il parle, sa chaussure marque la cadence, et il le fait même remarquer à celle qui l’interroge. Avec Le Naufragé, il était impensable de demander à Armel Veilhan d’interpréter l’une des variations Goldberg, son personnage ayant renoncé au piano du fait d'avoir rencontré Gould. Mais il me semblait toutefois indispensable qu’il se mette au piano. Armel m’a fait découvrir une œuvre du compositeur japonais Tōru Takemitsu qu'il interprète sur scène.
E. K. : Comment avez-vous travaillé la direction d'acteur avec Armel Veilhan ?
J. J. : J'ai rencontré Armel Veilhan par hasard, là où je vis, à Port-Louis. Au cours de notre première conversation, j’ai appris qu’il avait écrit un livre et donnait des cours de théâtre à Paris. Son histoire personnelle entrait incroyablement en résonance avec celle du Naufragé. Après des années de piano, il avait brusquement renoncé, lui aussi, ne trouvant plus de sens à jouer de cet instrument. À l’écoute de son histoire, j’étais très sensible au grain de sa voix, et il me semblait avoir l’âge et l’élégance lointaine du narrateur. Je lui ai demandé de lire le roman. Nous avons pris notre temps avant de nous décider. C’était, pour lui comme pour moi, un réel défi. Trois sessions d’une semaine dans un même trimestre, suivies de périodes de répétitions régulières durant six mois. Nous ne parlions que très peu du sens, mais beaucoup de musique, de rythmes, de toniques, de ponctuations, de respirations et de silences. Le verbe de Bernhard avait son travail à faire, on se devait de le laisser faire, puis on verrait après.
E. K. : Quelle définition donneriez-vous de la quête de l'absolu et de son inévitable échec, thèmes importants de la pièce ?
J. J. : Pour sourire, je dirais que le chant du coq est un échec si on le compare à celui de l’alouette. Et l’alouette, dans le roman, c’est bien sûr Gould. Ou plus précisément, Bernhard faisant dire à Gould : « L’idéal serait que je sois Steinway, je pourrais me passer de Glenn Gould, en étant Steinway, dit-il, je pourrais rendre Glenn Gould superflu. » N’oublions pas que c’est là pure fiction, et que Gould a fini par jouer sur un Yamaha. Reste la question de l’absolu artistique. C’est sans doute un leurre, mais on ne peut pas entreprendre un travail si on ne le poursuit pas. Il ne faut pas craindre de se brûler, ni d’avoir peur de l’échec si l'on veut s’approcher de l'absolu...
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