La pièce
Travailler Ibsen dans son essence
Le photographe Hjalmar Ekdal vit avec sa femme Gina et leur fille Hedvig, quatorze ans, dans une soupente qui fait office d'appartement et d'atelier, attenante à un grenier où sont élevés des poules, des lapins et un canard sauvage auquel l'adolescente est très attachée. Le trio cohabite avec le vieux père qui, par le passé, a purgé une peine de prison pour un délit financier dont l'instigateur était le négociant Werle. Gina a autrefoisété gouvernante chez Werle.
Au début de la pièce, Gregers Werle, fils du négociant, revient dîner dans la maison familiale. Il y apprend que Gina Ekdal a été la maîtresse de son père avant d'épouser Hjalmar. Gregers estime de son devoir d'apprendre à Hjalmar ce qu'il sait, avec l'idée que le couple puisse bâtir sa vie commune sur cet idéal de vérité. " Si vous retirez le mensonge de la vie des personnes ordinaires, vous leur retirez en même temps le bonheur. ", répond le Docteur Relling…
Septembre 2008. (Je suis tour à tour Hedvig, Gregers, Hjalmar, Relling, Gina...)
Il est impératif que le spectateur soit au moins un peu tiraillé. Qu'il débatte avec lui-même. L'énigme ne sera pas résolue, certes. Mais il me semble intéressant qu'elle soit posée.
Si une personne prend la peine de se déplacer jusqu'au théâtre, endossant ainsi le rôle du spectateur, je me dois de lui faire entendre l'énigme. En l'occurrence, il s'agit de l'énigme de la pièce d'Ibsen, Le Canard sauvage. Gregers Werle revient, après quinze ans d'absence. La mission qu'il s'est fixée - sa " mission vitale " pourrait-on dire - est de mettre son ami d'enfance face à sa vérité. Il compte mettre à jour le secret familial. Jusqu'à cette arrivée, Hjalmar Ekdal a fondé son foyer et organisé son quotidien sur un certain nombre de mensonges et d'illusions. Il dit lui-même qu'il s'en porte très bien.
Par la rencontre de ces deux personnages, par la confrontation de leurs actions, et non pas de leurs opinions, Ibsen pose la question du bien agir. A quel endroit l'éthique trouve-t-elle sa limite dans sa rencontre avec la vie ? Gregers, qui est hors de la vie (il a passé quinze ans isolé dans la forêt, sans famille), va tenter de faire appliquer ses principes dans un foyer dans lequel il s'agit de vivre. La conviction de Gregers étant que la vérité est au fondement du bonheur, la question de la vérité se pose également, ici comme objet de l'éthique. Quelle est-elle ? Que faire avec elle ? Faut-il la cacher pour se protéger, ou tout simplement pour survivre ? Faut-il se construire avec elle ? Il faut choisir.La difficulté du choix est d'une actualité cuisante, à une époque où tous les discours sur le monde semblent essoufflés.
L'attitude de Hjalmar et Gregers, qui consiste, comme le dit Hofmannsthal, à " éprouver des humeurs et concevoir de l'humeur, (...) et à s'abandonner à l'introspection ", est également, je pense, celle de l'individu occidental contemporain, et notamment de l'artiste et du spectateur d'art. En cela, la pièce met en question le fait même de sa représentation et des postures qu'elle nous fait prendre soit en tant que passeur, soit en tant que receveur de l'oeuvre.
Le théâtre d'Ibsen se retourne toujours sur lui-même. Je veux dire par là qu'il met en place des pistes de compréhension face aux problématiques, pour ensuite les désamorcer. A suivre la pièce, le spectateur peut passer par une multitude d'opinions, sans finalement savoir laquelle adopter. Rien n'est définitif, si ce n'est le sort des personnages. L'objet est infini. Et face à l'objet infini, à la fois dialectique et sensible qu'est Le canard sauvage, les questions prennent une tournure énigmatique.
Il ne s'agit pas de mettre en opposition des arguments, il s'agit d'embrasser l'énigme à travers la pièce, par ce qui s'y passe, par ce que les acteurs en passeront. Il s'agit d'embrasser l'énigme, en étant affecté par l'issue tragique de la pièce, nourri par les symboles, et trompé par les symboles. Il s'agit concrètement de prendre la pièce comme objet d'étude, sans jamais la diminuer. Nous nous emparerons de ce dont elle est faite, afin d'en rendre l'essence. L'intrigue s'articule avec une grande précision. Les conversations, les actions, les motifs (la photographie, la lumière/l'aveuglement, le canard, …), sont autant d'éléments qui contribuent au paradoxe. Chacun d'entre eux doit être manipulé avec la conscience de sa participation au débat. La force dramaturgique doit rester intacte. C'est la forme de la représentation qui est à inventer.
La collaboration avec les différents créateurs du spectacle, acteurs, scénographe, costumière, éclairagiste, chacun travaillant les signes, engage la représentation dans une mise en regard de points de vue multiples. Par un travail d'improvisations autour des éléments de la pièce, les acteurs s'approcheront de l'essence de l'énigme. Ils devront en comprendre les enjeux. Ils devront sentir l'influence qu'ils auront sur le maintien ou la perte de l'équilibre des points de vue, en tant que porteurs de leurs rôles. Mais parfois, dans ces improvisations, ils oublieront l'énigme, à trop jouer sur le plateau, comme le vieil Ekdal oublie sa condition en se promenant dans son grenier. Et ces oublis feront jaillir des endroits de la pièce encore inexplorés. De ce travail de l'oeuvre, dans ses moindres recoins, comme on travaille une matière, naîtra la représentation théâtrale, vivante, car définitivement incertaine. Paradoxalement, la maîtrise de la proposition dans son ensemble, aidera à provoquer l'incertitude chez le spectateur, qui, comme moi, se verra être tour à tour chacun des personnages.
Adrien Béal
Bravo à toute la troupe pour cette sobriété qui met si bien le texte au premier plan et nous a permis de ressentir pleinement la douleur grandissante d'une Hedvig tout à fait remarquable!
Bravo à toute la troupe pour cette sobriété qui met si bien le texte au premier plan et nous a permis de ressentir pleinement la douleur grandissante d'une Hedvig tout à fait remarquable!
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