Le diable en partage

du 27 au 28 avril 2004
1H50

Le diable en partage

J’ai écrit Le diable en partage pour dire : il faut veiller et dépasser les chiffres, dépasser les représentations, dépasser le théâtre lui-même pour aller sur les territoires de l’intime interroger ses responsabilités d’homme. Fabrice Melquiot

Présentation
L'inattendu et Le diable en partage

Par la grande délicatesse dans l’écriture des personnages féminins, la vivacité des dialogues entre les jeunes gens - ping-pong verbal ou drague insolente - on a toujours le sentiment d’être en présence d’une langue très personnelle, riche d’univers différents, de rythmes spécifiques : souvent fort d’images poétiques inattendues, le travail sur la langue, son élaboration, peut basculer en un clin d’œil dans un autre registre, plus trivial sans être quotidien, avant de s’élever à nouveau.

Les textes de Fabrice Melquiot, souvent nés de voyages, sont porteurs d’une grande sensibilité quant aux pays traversés, aux êtres rencontrés. Le diable en partage, écrit à la suite d’un séjour en ex-Yougoslavie au lendemain de la guerre, porte cette qualité en puissance : la grande violence d’un monde au bord des ruines, les haines fratricides qui rongent les familles se heurtent toujours à l’humanité profonde des personnages sans jamais l’emporter complètement.

Emmanuel Demarcy-Mota

Le diable en partage ne laisse-t-il pas entendre, sans que ce soit aucunement rassurant, que les temps ont changé ? Lorko trahit la cause serbe, parce qu’on lui demande de consentir à des horreurs contre les croates. En outre, mais ce point est essentiel, il a épousé une musulmane. Pour nous (mais qui est-ce nous qui en juge ainsi ?), il a bien fait de ne pas adhérer à l’idéologie nationaliste expansionniste. Reste qu’il se considère tout de même comme un traître. Alors que pour nous, ce sont des salauds, en tout cas des criminels.

François Regnault

J’ai écrit Le diable en partage pour dire : il faut veiller et dépasser les chiffres, dépasser les représentations, dépasser le théâtre lui-même pour aller sur les territoires de l’intime interroger ses responsabilités d’homme.

Le territoire de l’intime, entre son ange et son diable, sur un fil qui permet d’embrasser le monde pour ce qu’il est, provisoirement.

J’écris à Lorko et Elma presque chaque jour, séparément désormais. Un jour, alors qu’on mangeait du lard dans sa cuisine, Lorko m’a dit : “ce pays, c’est le Triangle des Bermudes, et c’est mon avenir qui a disparu.” 

Fabrice Melquiot

Je suis parti pour la Bosnie. La guerre était finie depuis cinq ans, mais Sarajevo, Mostar et les campagnes autour de la Neretva portaient encore les séquelles de ce qui fut, et les portent pour longtemps. à Sarajevo, j’ai rencontré Lorko et Elma, qui sont devenus ces anges dans les cheveux du diable. Ils existent. Il est croate, elle est musulmane. On a passé des jours ensemble et des nuits à se lancer des boules de neiges en riant et parfois Lorko me disait : “ça me rappelle la guerre, les boules de neige qu’on se lance.” On a parlé de leur histoire, ils m’ont permis d’en prendre des bribes pour écrire la mienne. Aujourd’hui, ils ne s’aiment plus parce qu’il est croate et qu’elle est musulmane. Ce qui traîne dans l’air bosniaque, les rancoeurs, les haines, les remords, ce que l’histoire charrie a été plus fort que l’amour qu’ils défendaient.

Fabrice Melquiot

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Ecrire, c'est sans doute aspirer à tout ce qui manque, une manière de combler les brèches en soi. Et parfois, c'est l'inverse : un débordement tel qu'on n'a pas d'autre choix que de célébrer la vie, par l'écrit. Entre les deux on marche sur un fil. Entre le vertige de ce qui, ne suffisant pas, touche à l'insupportable et le déluge de cette beauté flagrante de la vie qui touche à un autre insupportable. De toute façon, on n'est pas ici pour être heureux, sinon on se donnerait plus de mal ! 

Donc, sur le fil on écrit et on a le vertige, à défaut d'être heureux. J'ai commencé à écrire pour faire le malin auprès des filles, c'est pas complètement passé mais je fais gaffe. J'écris et c'est un déluge, une incontinence. 

La présence de l'écriture, sa pensée au jour le jour, j'imagine que c'est un peu comme l'image d'un jeu de cartes ou d'une roulette pour un fondu de casino. J'ai toujours envie. Envie de théâtre précisément, parce que c'est là que j'ai passé les dix ou quinze dernières années de ma vie, sur des plateaux, à traverser des auteurs et des œuvres. 

Envie de théâtre parce que j'écris avec mon corps, presque plus qu'avec ma tête, j'essaie de faire penser l'outil physique, l'outil sensoriel, plus que la caboche, que je pousse à l'action, à convertir tout le sensoriel, toute l'intuition, en action. Mais j'ai vraiment la sensation que les mots, c'est le corps qui les dicte, qu'écrire est un acte physique, comme le travail de l'acteur. Comme l'athlète, presque. 

Sauf que le stade est vide. Sauf qu'on est seul. Avec l'invisible. Et c'est à ça qu'il faut faire confiance. A l'invisible. Autant dire qu'il faut être un brin inconscient. J'écris à partir de mon corps et les mots je les dirige vers un autre corps. En misant gros sur les fiançailles. 

J'écris sur les gens, j'aime les histoires, les fables et les personnages qui sont plus que des personnages. J'aime les figures. La figure du fantôme. La figure de l'amoureux. La figure de l'idiot. Et tout à la fois, parfois !

Au départ, il y a souvent un voyage. Jamais gratuit. Toujours orienté. Il y a toujours un projet derrière un voyage. Je suis parti en Bosnie avec l'idée du Diable, en Afrique avec l'idée de l'Inattendu, en Italie avec le bruit du Percolateur dans l'oreille. 

L'état d'écriture définit une attitude de vie, une disponibilité de chaque instant, légère, aventureuse, innocente, pour extraire de la vie-même ses champs poétiques. J'espère que chaque texte porte la couleur, la mémoire d'un voyage à chaque fois différent, et renouvelé. Même si les lieux traversés apparaissent dans les pièces comme des lieux de métamorphose, des lieux comme dans un miroir déformant, des non-lieux parfois, des entre-lieux, des cordes raides, des no man's land. 

Le lien, c'est la langue, forcément la langue. Et l'inconscient. Le lien c'est sa propre langue et tout ce qu'on ne sait pas de soi, qui transpire, qui dépasse, et qu'il ne faut surtout pas découvrir. Sinon ça fane. J'ai une culture accidentée, c'est à dire qu'elle s'est construite sur des accidents, des déviations, des coïncidences. J'aime autant Shakespeare, Brecht ou Koltès que le cinéma américain de Kazan, Scorsese, Lynch, de Palma ou Coppola ; j'aime Jean Renoir et Fritz Lang, Melville aussi. Et puis les romans d'Echenoz et Tabucchi, la poésie de Pessoa, Garcia Lorca, René Char, Michaux, Aragon, les surréalistes. 

J'aime autant questionner la musicalité ou le rythme d'une langue, qu'un procédé cinématographique, toujours du point de vue du théâtre parce que c'est le champ d'investigation que j'ai choisi, celui qui me semble le plus vaste. Et c'est une écriture, l'écriture du théâtre, qui me semble le mieux refléter le monde tel que je le perçois, une écriture trouée pour un monde troué. 

C'est une écriture où l'air passe, une écriture à la couche d'ozone esquintée. C'est aussi pour cela que je crois aux limites de la psychologie au théâtre, les ressources elles sont dans la langue, dans un rapport physique à la langue, et dans une conscience plus précise et plus profonde de la fonction de l'acteur, et de ses positions en jeu. 

Acteur oui, mais aussi narrateur, conteur, ermite, bateleur, et puis homme, juste homme prenant la parole devant des hommes. La dynamique des adresses, c'est une source de plaisir et de curiosité pour moi. La question : à qui je parle ? Au fond, c'est une somme de petites choses toutes simples. Et le rapport à ces petites choses toutes simples, il faut l'envisager le plus légèrement du monde. L'envisager dans la joie. Parce qu'après tout, on écrit pour provoquer des réunions. 

Une représentation théâtrale c'est une réunion, non ? J'ai envie de réunir des gens. Et autant que possible que la rencontre ait lieu dans la joie, la curiosité. Autant que possible faire qu'on rit un peu ensemble, qu'on rit surtout de ce qu'il y a de plus grave, parce que c'est à cet endroit que le rire est le meilleur en bouche. 

J'ai rencontré Emmanuel Demarcy-Mota il y a 7 ou 8 ans, lors d'une audition pour Léonce et Léna de Büchner. Il cherchait un Valerio, je cherchais du travail, j'avais vingt ans et des brouettes. On s'est bien plu, du coup on a travaillé ensemble pendant des années, on a fait des spectacles et dirigé des ateliers de pratique artistique. 

Se retrouver pour ces deux mises en scène, c'est se regarder avec un autre œil, s'écouter autrement, regarder le monde autrement aussi. Il y a une intimité, une confiance, une connaissance qui fait gagner du temps, et quand on en gagne trop, on prend soin de se ralentir mutuellement, pour ne rien manquer. La strate humaine dans ce job, elle compte peut-être encore plus. Ce n'est pas seulement un agrément. C'est un ingrédient. 

Emmanuel Demarcy-Mota a pris ces textes pour ce qu'ils sont : des propositions. Je ne crois pas qu'un metteur en scène puisse trahir un auteur. C'est un mot balèze : trahir. Non. Un texte de théâtre, on sait qu'un jour, il est hors de soi. On l'écrit pour ça, pour qu'il sorte de soi. On le dirige dès sa genèse vers d'autres que soi. On n'en est pas le propriétaire. Je prends souvent cet exemple : les locations de vacances. Un texte de théâtre, ce serait ça : un appartement, quelque part, dans lequel on passe une ou deux semaines, parfois plus. On y est bien. On y prend des habitudes qui, sur le coup, nous semblent absolument vitales. Et puis un jour, on quitte la place parce que les vacances sont finies et qu'il y a d'autres voyages à envisager. Et quelqu'un d'autre se pointe, qui prend sa place, et bouge un peu les meubles et pose ça et là ses effets personnels. Que peut-on dire ? On a rendu la clef. On est ailleurs. 

C'est la vie. C'est ça, les locations de vacances. C'est à tout le monde et à personne. J'attends évidemment beaucoup du nouveau locataire. Il a intérêt à bien se tenir ! J'écris 4 ou 5 pièces par an parce que j'ai le vertige. J'occupe des appartements de location parce que les clefs, c'est lourd dans les poches. 

J'écris du théâtre parce que je n'ai pas conscience de la difficulté du geste, dans un monde à la mode. Mais quand on a le vertige, le meilleur moyen c'est de marcher droit sur le fil, et même parfois d'y danser, comme en forêt les égarés sifflent pour se donner du courage. 

Fabrice Melquiot

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Spectacle terminé depuis le mercredi 28 avril 2004

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