Le socle des vertiges

Montigny-le-Bretonneux (78)
le 6 avril 2012
2 heures

Le socle des vertiges

Dieudionné Niangouna et sa compagnie Les bruits de la rue racontent le Congo des années rouges, héritage de la colonisation, puis l’arrivée de la démocratie et son tumulte. Une fable racontée par deux frères, qui parle d'amour, de violence et de trahison, de filation. Une histoire des hommes.
  • Un conte vécu, pas seulement écrit

Depuis bientôt dix ans, l’auteur, comédien, metteur en scène congolais Dieudionné Niangouna travaille à l’écriture d’un roman qui a pris autant de temps pour trouver aujourd’hui sa chute.

Le Congo des années rouges, héritage de la colonisation, puis l’arrivée de la démocratie avec tout son tumulte, la sagacité, la maxime congolaise qui atteint son apogée, les trivialités d’une société moderne en prise aux tendances sectaires et régionalistes, la montée des séparatistes et le tribalisme qui trouvent par là une aubaine de donner dans une violence suffisamment exploitée par des bandes politiques utilisant une formule aussi vieille que le monde « diviser pour mieux régner », la création des milices privées, la division de la ville, les guerres civiles, les réconciliations superficielles, les années blanches universitaires, le gouvernement d’union national, l’inflation des tendances contemporaines, le retour aux questions : « Qu’est ce qui s’est passé ? Comment va t-on s’en sortir ? ». Et pour apostropher Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal, « Qui et quels nous sommes ? Admirable question ! À force de regarder les arbres je suis devenu un arbre et mes longs pieds d’arbre ont creusé dans le sol de larges sacs à venin de hautes villes d’ossements, à force de penser au Congo je suis devenu un Congo bruissant de forêt et de fleuves où le fouet claque comme un grand étendard, l’étendard du prophète où l’eau fait Likouala-Likouala… ».

Mais comment se raconte tout cela sur la feuille lisible du lecteur ? Il y a une fable, bien entendu. Et c’est cette fable qui retrace ce qui est évoqué ci-dessus à travers des personnages en situation conflictuelle dans leur rapport au temps, aux attentes, aux influences, à l’autre finalement. La question philosophique et politique est comprise dans cette éventualité.

Le Socle des vertiges est une fiction, une histoire racontée par deux frères dont un légitime et un renégat (Fido et Roger) qui convoquent leur amour et leur fratrie. Leur espérance est éprouvée par un cri qui assiste à la déchirure du tissu familial, le leur.

Emprisonnés dans les quartiers les plus ignorés de Brazzaville (Crâneurs et Mouléké), où même l’arrivée de la civilisation a su marquer son doute ; et la modernité pour un cauchemar. Le Socle des vertiges pose le problème du territoire et de l’appartenance à une société où l’identité est affaire de culture actuelle. Nos deux protagonistes partent de la mort de leur père (Joachim), pour remonter l’amour de Diane, qu’ils se sont choisi d’aimer, en passant par la mafia du secteur, l’enclavement de la zone, jusqu’à faire entendre le silence de leur mère Jane qui révèlera bien tardivement le secret de leur naissance. Fido et Roger arrivent à secouer la charpente de leur condition humaine, en faisant parler tout un monde, personnages comme mouvement, pour libérer le noeud d’une haine longtemps étouffée, d’une incompréhension à laquelle l’histoire les a coincés. Une incapacité d’avancer autrement que par ce cercle des vertiges qui les habite et les fait tourner en rond. Sans répit se prononce à chaque mouvement, un cyclone en spirale qui s’ébranle de violence en violence et finit par faire disparaître sans laisser le temps de se poser la moindre question. Nos deux protagonistes se donnent le défit d’arrêter, de saisir en pleine voltige, le socle qui fait tourner la manivelle de l’éternel recommencement.

Ceci est une narration, comme dans une fable, mais sans rose ni beau jour, avec beaucoup de bière et de rumba éjectées des bars pour enflammer la cité, seul témoignage de notre brave manière de fêter la vie. Ceci est une histoire avec beaucoup de violence, d’humour noir, de hargne et de colère, un langage châtié, charcuté, ordurier et rien de la bonne morale n’est mise sur la palette. Ceci est une histoire avec une fenêtre ouverte par laquelle plein de choses peuvent rentrer, politique, famille, religion, amour, filiation, trahison, amitié, et ne jamais sortir car c’est bien plus un attrape-nigaud qu’autre chose. Bref, c’est une histoire comme une histoire des hommes, tous pigments compris. Une humanité et non une sorte d’humanité, un conduit qui sans cesse invente la tension dramatique pour tenir le dénouement au collet.

« Car notre quête n’est plus de cuivres ni d’or vierge, n’est plus de houilles ni de naphtes, mais comme aux bouges de la vie le germe même sous sa crosse, et comme aux antres du voyant le timbre même sous l’éclair, nous cherchons, dans l’amande et l’ovule et le noyau d’espèces nouvelles, au foyer de la force l’étincelle même de son cri !... » Saint-John Perse - Vents

Par la Compagnie Les Bruits de la Rue.

  • Extraits

Mouléké, petite bourgade derrière la chaumière de la boulangerie Bouétambongo où s’arrête l’arrondissement quatre de Brazza la verte, les loubards qui y sortent viennent jouer les petites frappes dans le dernier chaudron de la ville nord appelé le quartier des Crâneurs. Arrivent les années quatre-vingt-dix, et la tendance des armes à feu prend le dessus sur tout avec l'approche des guerres civiles, alors qu'on est encore une réserve à protéger, une espèce à part. Nous avons un secteur qui fait des belles entrées côté grabuge. Les rues vivent en ébullition, de l'ambiance à tous les carrefours. Du cinéma gratuit comme on disait, des matinées sans billet, avec cent millions de hourras dans la poussière et la hargne du soleil qui réveillent nos remugles de chairs sauvages en incitant les bagarreurs à un nirvana de violence certaine. Ce cinoche porte ouverte n'est autre qu’un combat phénoménal qui garantit la vie dans nos rues comme jamais exister n'a su s'expliquer. Faut pas compter sur la police pour tout remettre sur les rails.

C'est la faute à l'ennui si aujourd'hui nous sommes tombés par terre, elle était la base de notre rage en quête d'identité. On naissait dans des taudis sans eau ni électricité, pas de soins et moins d'école pour pas d'instruction, en face on avait la télé, la Redoute, les cartes postales de France, et les fils à papa. En fin de compte on a voulu se fabriquer après une brève irruption dans un vidéo club le temps de quelques westerns de plus, ou au bar " vis à vis " en matant les putes qui se faisaient rosser par leurs maquerelles. On allait pister chez Tantine Jacquie les zinzins du centre ville en mal de chaleur sur quelques chairs sauvages du quartier. Après un match de foot à la télé, l'oeil blême à convoiter le pied de Roger Milla, on se disait « viendra un jour où on se farcira la gueule du monde ». Maradona dans le coup, faut croire, avait une importance capitale puisqu'il nous mettait l'eau à la bouche. On se fabriquait chacun cherchant sa route, chacun prenant son pied.

Qui n'a pas raconté qu'au départ on était moins que des sandales, des marches pieds, des essuis merde ? On nous écrasait avec une dose de crachat qui ponctuait l'action, et comme nous avons un forfait de " merci " nous y allons en bon nègre jusqu'à ce que s'amenuise le jour pour pleurer dans nos tanières. Ultime alternative : demander couverture à un vieux taulard. Seulement le règlement du secteur stipule avec exagération qu'on pouvait être bleu dans les Crâneurs dix, quinze ans, le temps n'a aucune importance chez nous, en attendant que les seigneurs de la brousse, autrement appelés les zinzins du centre ville, examinent ton affaire. C'était des grands du quartier, chefs de bloc, propriétaires et chefs de tribunaux traditionnel, seigneurs de la parole et de la raison, confectionneurs de l'action propagandiste du gouvernement sens-unique, vicaires honorifiques de l'Etat. C’est à ces antiquités qu’il faut s’adresser si tu veux passer grosse pompe, Anti-merde, gérant d’une contrebande, mac pour dix putes, organisateur de combats truqués, coach d’une équipe de foot, gageur, bretteur de sous, colosse à moitié taré, falbalas en retrait, petit espion de mes deux, balance pendant la guerre des gangs, parce que ces vielles canailles alimentaient la ville par le biais des gros bras qu’ils tuyautaient sur des combines pourriment juteuses. La foutaise en ordre.

Un mec qui se pointe dans nos bords et la mise est cautionnée. T’es le bienvenu en enfer, tu ne dégaines aucun chouya, on te somme de te farcir la première pétasse venue. Et le lendemain tu te retrouvais en train de tailler la pipe à un vieux bonnet sans savoir comment ni pourquoi. Et toutes tes billes passaient par là. Tu payais et ton droit de marcher sur la terre des seigneurs et celui de la boucler. À la fin quand ils auront fini de faire de toi un " As " assez lâche pour laisser aller les affaires courantes, ils te bombardent à un poste croquignole dans un bidon ghetto. Pour les directeurs d'écoles et autres farfelus de la fonction publique en costard à mille dollars c’était du jackpot clandestin. On ne leur demandait pas de fermer les yeux, l'Etat savait y faire, mais de se teindre à la couleur locale, et que tout se radine.

De mon temps les gosses arrachaient les diplômes comme des gorgées de bières et en attendant peut être un siècle pour finir le stage de diplômé sans emploi ils assuraient à la terreur. Et maintenant s'ils ne sont pas braconniers au ministère des eaux et forêts c'est qu'ils sont braqueurs de banques. Bref ! Pas besoin d’apporter du cirage noir sur le plus ténébreux de nos crépuscules. Mouléké et Crâneurs n’ont jamais cousu le coton ensemble. Y avait toujours un qui prenait la pute par la culotte. Deux secteurs jumeaux qui n'ont pas arrêté de se bouffer le cordon ombilical si tôt que l'ennui s'emmène.

Ma mère descendait de ses animaux qui avaient traîné la civilisation dans la rue, vu que maintenant tout y était, les dieux, les êtres, les biens et les idées. La rue avait fini par tout gagner. Par respect on devait à ma mère, Jane, le courage de nous avoir mis dans un monde qui ne lui conférait aucune grâce. Elle tardait, faut croire, parce que moi à sa place j'aurais bu le bouillon. Mon père quant à lui était un homme qui venait de trop loin pour se brancher à la sociologie du secteur. Indissoluble aux tendances sectaires, il faisait partie de ces hommes qui trimbalent leur passé dans la poche de la chemise comme une vieille carte de baptême salie au verseau par la signature à répétition du denier de cultes. « Nous avons le devoir de ne pas disparaître, même lâches restons en vie. Nous venons de trop loin pour s'éteindre. Kongo dia Ntotéla c'est pas la porte d'à côté, c'était un empire cousu de têtes de vipères ». Mon père était un homme qui lisait beaucoup pour ne pas regarder la vie en face. Il s'était assis dans Mouléké, vers le marché de Dix Francs, il avait planté une maison en étage autour de son ombre pour clôturer ses problèmes et invita ma mère à gagner cette intimité. Mes cousins, Maza, Adave, Faustin et Big Gogo, rentraient dans notre vie comme un accident surprend une mort qui traîne et aujourd'hui s'ils n'ont eu de cesse à gérer notre existence c'est qu’ils ont été appelés pour confectionner la genèse avec ceux qui nous ont précédés.

Je passais le gros de mon temps dans les Crâneurs entourés de quelques futurs lascars : Landresse, Milandou, Franck, Nono, Saint Mpika Vert, Chérémy, Ndoula, Hugues. Les filles c'était de la fiction, nous les inventons pour jouir. Le sexe coûtait tellement cher qu'on se contentait de l'illusion. Des fois qu'on allait à la chasse aux culottes courtes, dès qu'on découvrait un arrivage de minettes stockées dans une zone approximative avec l'inscription " en solde " gravée sur leurs front, il nous fallait rapiner, vendre tout ce qui s'ennuyait à la maison. Les filles étaient mystiques, voilà ce qu'on appelait de la motivation, ça venait toujours d'ailleurs, ces êtres-là. Aucun parent n'était assez sot pour faire pousser une fille dans les parages.

  • Note d’intention de mise en scène

J’aborde une scène qui ressemble à une fabrique, où les gladiateurs ont crevé leurs javelots, et les sorcières ne cessent de battre de l’argile pour fabriquer des potions et des filtres en scaphandre humain, où les femmes habillent les hommes de bois. Un jeu sardonique qui commence au détour des spectateurs, virevolte à la première modulation d’intention qui fait naître la dramatisation, un rythme saccadé s’adonne et le tout se bat à la mesure de cette injonction. Arrive la vitesse de croisière, sauf qu’avant le dénouement de chaque scène un tableau parasite s’infiltre dans le précédent pour le voir caricaturer et sortir de sa nature de jeu. Le jeu se poursuit à cette ultime convention, drainée par la musique, enrobée par des ambiances sonores et endurcie par des matériaux qui s’érigent sur la scène, sculptures, tableaux, phrases. L’acteur trouve son répondant dans le virtuel, images filmées et projetées sujettes à trahir la pensée de l’acteur et non du personnage. Une manière de partager la distance que le jeu octroie au jeu, à la scène et à sa relation avec le public. Détacher la pensée de l’intention du jeu. L’acteur doit jouer son personnage et les spectateurs lire le cheminement de sa construction.

J’élabore une relation que j’intitule « entrée-sortie » dans le corps de l’autre entre les comédiens sur le plateau qui doivent non pas s’accaparer l’histoire de l’autre mais voler son interprétation pour le faire respirer, comme au relais, et donner au fur et à mesure sa touche particulière dans la convention pour à son tour être volé par un autre. Cinq comédiens, sinon quatre et un régisseur plateau se mettant en scène, tournent autour du texte. Il faudrait au préalable magnifier le texte comme une sculpture, un objet plastique, posé, à un endroit précis et visible du plateau et des spectateurs. Deux comédiens principaux interprètent respectivement les rôles Fido, Roger, pendant que les deux autres s’activent à les récréer en des choses à l’aide du régisseur plateau pour les voler ensuite en les interprétant. Le vol du personnage doit être progressif, d’abord le vol du comédien, il doit être gluant en partant de l’argile battue, de la sueur du comédien, et de sa pensée traduite par la vidéo. Le glissement doit être tangible, toujours circulaire, jusqu’à le faire accepter comme une évidence. Cette ritournelle gagne en intensité à chaque fois que la gamme du saxophone gagne une octave. Cette musique fait mettre le corps en rotation, fait naître une chorégraphie intuitive.

Je propose un jour qui dure le temps d’une série de saisons à repousser sans cesse la nuit. Un soleil sur le plateau, une chaleur chronique, une fièvre pêchue. Des couleurs vives, des fulgurances, beaucoup d’éclats. Comme si le plafond lui-même était une poêle sur le feu et la scénographie le foyer ardent et les personnages le coeur même de la fournaise.

Dieudonné Niangouna


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Spectacle terminé depuis le vendredi 6 avril 2012

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