Introduction à Ligne de fuite
Rêves éveillés et puzzles verticaux
Carnet de bord
Un ensemble de lignes de perspectives se rejoignent au centre de la scène en un point. Un point en fuite. Un point qui grandit à l’horizon. Un point qui s’interroge ?
Un point qui pourrait être vous, moi. Vous à l’extrémité de cette ligne et moi à l’autre bout. C’est ce que nous dit ce personnage, nous l’appellerons le grand manipulateur, pathétique, dérisoire, pitoyable. Il nous entraîne le long de ces abîmes au fond de nous-mêmes, à la recherche d’une victime, vous ou moi et d’un meurtrier, pourquoi pas vous ou peut-être moi.
Lui et six autres cosmonautes de l’intérieur voyagent d’une énigme à l’autre, à la recherche d’une réponse dans une course éternelle jalonnée de vertiges, de culs de sacs, de retours impossibles, d’un infiniment petit à un infiniment grand, de vos rêves à leurs cauchemars. Ils passent d’un naufrage à une résurrection, traversant l’océan des souvenirs, croisant un maître nageur le matin et philosophe le soir, un ogre qui s’auto dévore, un chien humain à temps partiel et informaticien pendant les week-ends, une danseuse en perte de mémoire.
Des profondeurs de l’âme, de la vôtre ou peut-être de la leur se fait jour une réponse à ces énigmes, l’identité de la victime et celle du meurtrier, se font jour là où nous l’attendions le moins.
Constructeur de paysages mentaux, féeries surréalistes, Philippe Genty entraîne ses danseurs, acteurs et marionnettistes dans un puzzle vertical peuplé de bestioles imaginaires. Un scaphandrier, en état d'apesanteur, ondule au-dessus de mers inattendues et d'abîmes sans fond. D'un appétit et d'un humour ravageurs, un ogre s'auto-dévore.
Les aventuriers de Ligne de fuite s'étendent sur l'horizon, s'y reposent. Ils croisent dans leur odyssée une danseuse capricieuse, un maître manipulateur dérisoire et pathétique, un cleptomane contrôleur du temps à mi-temps, et d'autres explorateurs à taille variable selon l'instant et l'environnement.
Parcours initiatique, Ligne de fuite invite à la recherche de soi, réconciliant les âmes et leur subconscient. Sous la danse céleste des étoiles, des monstres se forment dans des tissus vivants. Là, les voyageurs disposent de trois minutes, "c'est-à-dire l'éternité", pour remonter leur ligne de fuite, et se trouver peut-être. Chacune de leurs émotions, au fil de leur quête, crée un paysage nouveau.
Depuis près de trente ans, Philippe Genty et sa complice Mary Underwood fabriquent des hallucinations où s'entrechoquent la musique, la danse, les exploits d'un cirque lunaire et les constructions oniriques.
Créé en Australie en 1996, les Passagers clandestins traversaient des oasis lointaines. Ils organisaient dans
Voyageur immobile un parachutage d'anges. Dans Dédale, une constellation d'étoiles se déversait dans la Cour d'Honneur du Festival d'Avignon. Dans
Zigmund follies, une multitude de Lilliputiens poussaient les comédiens du bout des doigts. Univers grandioses ou constructions miniatures, les spectacles fricotent avec les démons de l'inconscient, touchent au sublime comme à la folie. Dans un merveilleux fouillis d'images et d'inventions, le créateur plonge à nouveau ses protagonistes dans les oubliettes d'une mémoire ensevelie. Alchimiste, magicien, biographe d'elfes, Philippe Genty métamorphose les théâtres en rêves éveillés et mondes parallèles.
Pierre Notte
Dans notre approche du théâtre, la scène est un espace qui ne ressemble à aucun autre. Ce n'est pas le lieu de la vie mais un autre espace. Un espace que l'on ne peut pas habiter en essayant de reproduire la vie, en essayant d'être naturaliste. C'est un espace entre parenthèse. Ça n'est pas l'espace du rêve mais un espace qui comme le rêve est d'une autre nature que la réalité.
La scène est là pour nous faire basculer dans ses abîmes.
Comme dans nos précédentes créations, j’utilise parfois la magie et l'illusion pour fissurer le rationnel et nous glisser dans l'univers du subconscient, laissant le spectateur prolonger les images qui lui sont proposées et le renvoyer à ses propres miroirs. La première image est essentielle. Le spectateur en entrant dans la salle découvre un plan vertical. Des lignes blanches sur fond noir comme une épure d’architecte, se rejoignent en un point au centre formant un tracé en perspective.
Au lointain, une petite chaise crée une impression de profondeur. De ce point au début du spectacle, va se matérialiser le personnage central. D’un plan en 2 dimensions, nous entrons dans le tridimensionnel, invitant le spectateur à basculer d’une réalité dans un rêve.
À partir de là Ligne de fuite ne se déroule pas dans une progression narrative logique, mais plutôt dans une suite d'images qui s'enchaînent par association à la manière d'un rêve. Il ne s'agit pas de se réfugier dans le rêve comme pour chercher à s'isoler de la réalité triviale et sordide. Le réel ne doit pas être un infra monde dont nous aurions le pouvoir de nous abstraire avec dédain. Ce monde intérieur fait partie de notre subjectivité quotidienne. Il ne s'agit donc pas d'un théâtre de l'irréel, mais il témoigne des conflits intérieurs de l'homme face à ses conflits avec l'extérieur. Il doit tenir compte de ses paysages intérieurs pour négocier avec ceux de l'extérieur, des paysages qui témoignent de nos vertiges intérieurs.
Nous sommes généralement condamnés à jouer au niveau du plateau. Avec Ligne de fuite, je désirais très fort investir la verticalité, ménager un espace du dessous où je me plais à penser qu’il s’agit du lieu du subconscient.
Une passerelle en forme de U ouvert vers le public, entoure la scène. Le long des passerelles cour et jardin, une batterie des découpes latérales produit une zone éclairée au-dessus et un vide au-dessous qui selon les nécessités de la mise en scène peut être totalement obscur. Ce dispositif me permet de créer une impression d’abîme tout au long du spectacle.
Cette impression est accentuée par le jeu des échelles. Le spectateur tout au long de ce voyage est confronté à des personnages s’échelonnant d’une taille 20cm jusqu’à un géant de 3 mètres de hauteur, en passant par des comédiens. La nappe de lumière horizontale au-dessus des passerelles, provenant de cour et de jardin, crée un climat onirique et surréaliste (rares sont les moments dans la vie où nous sommes éclairés par 2 sources latérales opposées).
Généralement, les personnages, les objets, surgissent du centre de la scène. J'ai une véritable phobie des entrées latérales. Peut-être parce que dans mes rêves, je ne vois jamais de personnages entrer par les côtés comme au cinéma ou même au théâtre en général. Il y a également pour moi une nécessité impérative d'unité de lieu et de
temps, tout se passe « Là » et dans le temps de la représentation et ce « Là » doit aspirer le spectateur dans sa spirale de gouffres et d’images sorties de nos subconscients.
À la fin de la première scène, le personnage qui s’est matérialisé dans ces lignes de fuite, bascule dans le vide emporté par celles-ci. Les comédiens assis dans la salle se précipitent sur scène, montent sur les passerelles comme pour sonder cet abîme qui a avalé le personnage, un moyen d’aspirer tout le public dans ces lignes de fuite.
Nous avions demandé Mary et moi à chacun des 6 comédiens de proposer au cours d’improvisations 2 personnages totalement opposés. Cette situation nous a permis de bousculer les tendances à se retrancher dans des schémas, et par le jeu des oppositions, faire se dégager des tics, des habitudes qu’il était intéressant soit d’ éliminer soit d’en retrouver la source et leur authenticité.
Très vite nous avons réalisé la complexité de la technique et la diversité des manipulations, les régisseurs plateau se sont retrouvés avec une grande jubilation à devoir s’investir dans la manipulation. Une situation qui a permis de souder comédiens et techniciens en une équipe homogène, motivée et particulièrement dynamique.
Un système de stores verticaux rythme le lointain, selon les scènes, d’une série d’ouvertures sur un ciel (cyclorama), en créant ainsi une invitation vers l’horizon. Les stores s’ouvrent complètement sur la dernière scène. Sur l’image finale, ils descendent des cintres refermant l’espace en une ligne de fuite horizontale.
Philippe Genty
1, Place du Trocadéro 75016 Paris